"Babel" et "Little miss sunshine", films de l'année des lecteurs In the mood for cinema
Vous avez élu Little miss sunshine de Jonathan Dayton et Babel de Alejandro González Iñárritu films de l’année 2006 ex aequo.
Ce choix me ravit puisque je vous avais vivement recommandé ces deux films : Little miss sunshine lorsqu’il avait été projeté en compétition officielle au dernier Festival du Cinéma Américain de Deauville où il avait reçu le Grand prix, après un accueil très chaleureux en salles aux Etats-Unis, fait rarissime pour un film indépendant.
Quant à Babel, je vous en avais longuement parlé lors de sa projection, également en compétition officielle au Festival de Cannes 2006 où il avait reçu le prix de la mise en scène. 7 fois nommé aux Golden Globes, il y a obtenu le prix du meilleur film. Les Golden Globes préfigurant souvent les résultats des Oscars, espérons qu’il y recevra le succès mérité!
Ci-dessous, vous trouverez mes critiques de ces deux films écrites lors des Festivals de Cannes et de Deauville.
Critique de Babel de Alejandro González Iñárritu
Avant-première à L’UGC Odéon
En plein désert marocain, des enfants jouent avec un fusil que leur père vient d’acheter. Un coup de feu retentit et blesse une touriste américaine dans un bus qui passait sur la route, en contrebas. Les destins de cette femme (Cate Blanchett) et de son mari (Brad Pitt) dont le couple battait de l’aile, les destins des deux enfants responsables du coup de feu, le destin de la nourrice mexicaine des enfants du couple d’Américains, le destin d’une jeune Japonaise, en l’occurrence la fille de l’homme qui a donné le fusil à un Marocain qui l’a revendu au père des deux enfants : ces destins vont tous avoir une influence les uns sur les autres, des destins socialement et géographiquement si éloignés, mais si proches dans l’isolement et dans la douleur.
Rares sont les films que je retourne voir, mais pour Babel vu au dernier festival de Cannes où il a obtenu le prix de la mise en scène et celui du jury œcuménique, c’était une vraie nécessité parce que Babel c’est plus qu’un film : une expérience. Ce film choral qui clôt le triptyque du cinéaste après Amours chiennes et 21 grammes fait partie de ces films après lesquels toute parole devient inutile et impossible, de ces films qui expriment tant dans un silence, dans un geste, qu’aucune parole ne pourrait mieux les résumer. De ces films qui vous hypnotisent et vous réveillent. De ces films qui vous aveuglent et vous éclairent. Donc le même choc, la même claque, le même bouleversement, quelques mois après, l’effervescence, la déraison et les excès cannois en moins. Malgré cela.
Si la construction n’avait été qu’un vain exercice de style, qu’un prétexte à une démonstration stylistique ostentatoire, l’exercice aurait été alors particulièrement agaçant mais son intérêt provient justement du fait que cette construction ciselée illustre le propos du cinéaste, qu’elle traduit les vies fragmentées, l’incommunicabilité universelle.
Le montage alterné ne cherche pas à surprendre mais à appuyer le propos, à refléter un monde chaotique, brusque et impatient, des vies désorientées, des destins morcelés. En résulte un film riche, puissant où le spectateur est tenu en haleine du début à la fin, retenant son souffle, un souffle coupé par le basculement probable, soudain, du sublime dans la violence. Du sublime d’une danse à la violence d’un coup de feu. Du sublime d’une main sur une autre, de la blancheur d’un visage à la violence d’une balle perdue et d’une blessure rouge sang. Du sublime du silence et du calme à la violence du basculement dans le bruit, dans la fureur, dans la déraison.
Un film qui nous emmène sur trois continents sans jamais que notre attention ne soit relâchée, qui nous confronte à l’égoïsme, à notre égoïsme, qui nous jette notre aveuglement et notre surdité en pleine figure, ces figures et ces visages qu’il scrute et sublime d’ailleurs, qui nous jette notre indolence en pleine figure, aussi. Un instantané troublant et désorientant de notre époque troublée et désorientée. La scène de la discothèque est ainsi une des plus significatives, qui participe de cette expérience. La jeuneJaponaise sourde et muette est aveuglée. Elle noie son désarroi dans ces lumières scintillantes, fascinantes et angoissantes. Des lumières aveuglantes: le paradoxe du monde, encore. Lumières qui nous englobent. Soudain aveuglés et sourds au monde qui nous entoure nous aussi.
Le point de départ du film est donc le retentissement d'un coup de feu au Maroc, coup de feu déclenchant une série d'évènements, qui ont des conséquences désastreuses ou salvatrices, selon les protagonistes impliqués. Peu à peu le puzzle se reconstitue brillamment, certaines vies se reconstruisent, d’autres sont détruites à jamais. Jamais il n’a été aussi matériellement facile de communiquer. Jamais la communication n’a été aussi compliquée, Jamais nous n’avons reçu autant d’informations et avons si mal su les décrypter. Jamais un film ne l’a aussi bien traduit. Chaque minute du film illustre cette incompréhension, parfois par un simple arrière plan, par une simple image qui se glisse dans une autre, par un regard qui répond à un autre, par une danse qui en rappelle une autre, du Japon au Mexique, l’une éloignant et l’autre rapprochant.
Virtuosité des raccords aussi : un silence de la Japonaise muette qui répond à un cri de douleur de l’américaine, un ballon de volley qui rappelle une balle de fusil. Un monde qui se fait écho, qui crie, qui vocifère sa peur et sa violence et sa fébrilité, qui appelle à l’aide et qui ne s’entend pas comme la Japonaise n’entend plus, comme nous n’entendons plus à force que notre écoute soit tellement sollicitée, comme nous ne voyons plus à force que tant d’images nous soit transmises, sur un mode analogue, alors qu’elles sont si différentes. Des douleurs, des sons, des solitudes qui se font écho, d’un continent à l’autre, d’une vie à l’autre. Et les cordes de cette guitare qui résonnent comme un cri de douleur et de solitude.
Véritable film gigogne, Babel nous montre un monde paranoïaque, paradoxalement plus ouvert sur l’extérieur fictivement si accessible et finalement plus égocentrique que jamais, monde paradoxalement mondialisé et individualiste. Le montage traduit magistralement cette angoisse, ces tremblements convulsifs d’un monde qui étouffe et balbutie, qui n’a jamais eu autant de moyens de s’exprimer et pour qui les mots deviennent vains. D’ailleurs chaque histoire s’achève par des gestes, des corps enlacés, touchés, touchés enfin. Touchés comme nous le sommes. Les mots n’ont plus aucun sens, les mots de ces langues différentes. Selon la Bible, Babel fut ainsi une célèbre tour construite par une humanité unie pour atteindre le paradis. Cette entreprise provoqua la colère de Dieu, qui pour les séparer, fit parler à chacun des hommes impliqués une langue différente, mettant ainsi fin au projet et répandant sur la Terre un peuple désorienté et incapable de communiquer.
C’est aussi un film de contrastes. Contrastes entre douleur et grâce, ou plutôt la grâce puis si subitement la douleur, puis la grâce à nouveau, parfois. Un coup de feu retentit et tout bascule. Le coup de feu du début ou celui en pleine liesse du mariage. Grâce si éphémère, si fragile, comme celle de l’innocence de ces enfants qu’ils soient japonais, américains, marocains, ou mexicains. Contrastes entre le rouge des vêtements de la femme mexicaine et les couleurs ocres du désert. Contrastes entres les lignes verticales de Tokyo et l’horizontalité du désert. Contrastes entre un jeu d’enfants et ses conséquences dramatiques. Contraste entre le corps dénudé et la ville habillée de lumière. Contraste entre le désert et la ville. Contrastes de la solitude dans le désert et de la foule de Tokyo. Contrastes de la foule et de la solitude dans la foule. Contrastes entre « toutes les télévisions [qui] en parlent » et ces cris qui s’évanouissent dans le désert. Contrastes d’un côté et de l’autre de la frontière. Contrastes d’un monde qui s’ouvre à la communication et se ferme à l’autre. Contrastes d’un monde surinformé mais incompréhensible, contrastes d’un monde qui voit sans regarder, qui interprète sans savoir ou comment, par le prisme du regard d’un monde apeuré, un jeu d’enfants devient l’acte terroriste de fondamentalistes ou comment ils estiment savoir de là-bas ce qu’ils ne comprennent pas ici.
Mais toutes ces dissociations et ces contrastes ne sont finalement là que pour mieux rapprocher. Contrastes de ces hommes qui parlent des langues différentes mais se comprennent d’un geste, d’une photo échangée (même si un billet méprisant, méprisable les séparera, à nouveau). Contrastes de ces êtres soudainement plongés dans la solitude qui leur permet finalement de se retrouver. Mais surtout, surtout, malgré les langues : la même violence, la même solitude, la même incommunicabilité, la même fébrilité, le même rouge et la même blancheur, la même magnificence et menace de la nuit au-dessus des villes, la même innocence meurtrie, le même sentiment d’oppression dans la foule et dans le désert.
Loin d’être une démonstration stylistique, malgré sa virtuosité scénaristique et de mise en scène Babel est donc un édifice magistral tout entier au service d’un propos qui parvient à nous transmettre l’émotion que ses personnages réapprennent. Notons que malgré la pluralité de lieux, de langues, d'acteurs (professionnels mais souvent aussi non professionnels), par le talent de son metteur en scène, Babel ne perd jamais sa cohérence qui surgit, flagrante, bouleversante, évidente, au dénouement.
La mise en scène est volontairement déstructurée pour refléter ce monde qu'il met en scène, un monde qui s'égare, et qui, au moindre geste , à la moindre seconde, au moindre soupçon, peut basculer dans la violence irraisonnée, un monde qui n'a jamais communiqué aussi vite et mal, un monde que l'on prend en pleine face, fascinés et horrifiés à la fois, un monde brillamment ausculté, décrit, par des cris et des silences aussi ; un monde qui nous aveugle, nous assourdit, un monde de différences si semblables, un monde d’après 11 septembre.
Babel est un film douloureux et clairvoyant, intense, empreint de la fébrilité du monde qu’il parcourt et dépeint de sa lumière blafarde puis rougeoyante puis nocturne. Un film magnifique et éprouvant dont la mise en scène vertigineuse nous emporte dans sa frénésie d’images, de sons, de violences, de jugements hâtifs, et nous laisse avec ses silences, dans le silence d’un monde si bruyant. Le silence après le bruit, malgré le bruit, le silence de l’harmonie retrouvée, l’harmonie éphémère car il suffirait qu’un coup de feu retentisse pour que tout bascule, à nouveau. La beauté et la douleur pareillement indicibles. Babel, tour de beauté et de douleur. Le silence avant les applaudissements, retentissants, mérités. Si le propre de l’Art c’est de refléter son époque et de l’éclairer, aussi sombre soit-elle, alors Babel est un chef d’œuvre. Une expérience dont on ne peut ressortir indemne ! Mais silencieux, forcément.
Cet article a été repris sur Agoravox et sur Yahoo Actualités.
Critique de Little miss sunshine de Jonathan Dayton
Enfin, Little miss sunshine de Jonathan Dayton et Valérie Faris, le grand prix de cette 32ème édition, le film qui a illuminé et ensoleillé le festival dont la projection deauvillaise fut même parsemée et ponctuée d’applaudissements effrénés. Toute la famille Hoover met le cap vers la Californie pour accompagner Olive, la benjamine de 7 ans, sélectionnée pour concourir à Little Miss Sunshine, un concours de beauté ubuesque et ridicule de fillettes permanentées, « collagènées » (ah, non, ça pas encore). Ils partent à bord de leur van brinquebalant et commencent un voyage tragi comique de 3 jours. La première qualité du film est que chaque personnage existe, enfin plus exactement tente d’exister. Il y a le frère suicidaire spécialiste de Proust, le fils, Dwayne qui a fait vœu de silence nietzschéen et qui a ainsi décidé de se taire jusqu’à ce qu’il entre à l’Air Force Academy, le père qui a écrit une méthode de réussite…qui ne se vend pas, le grand père cocaïnomane. On l’aura deviné en voyant la jeune Olive au physique ingrat mais non moins charmante, la fin du voyage n’est qu’un prétexte, belle parabole de l’existence et du thème du film, ode épicurien à l’opposé des principes du père qui déifie la réussite. Trois jours peuvent changer une existence, et malgré une mort et des rêves qui s’écroulent qui jalonnent leur parcours nous continuons à rire avec eux. Ces trois jours vont changer l’existence de cette famille et de ses truculents membres qui à réapprennent à vivre, vibrer, à parler, à être, à se regarder, à profiter de l’instant présent, et qui vont peu à peu laisser entrevoir leurs failles. Progressivement, l’humour, parfois délicieusement noir, laisse place à l’émotion qui s’empare du spectateur. Cette « carpe diem attitude » atteignant son paroxysme dans la jubilatoire scène du concours de miss qui a suscité les applaudissements spontanés des spectateurs deauvillais. Ce voyage initiatique d’une tendre causticité est aussi un road movie fantaisiste et poétique dans lequel l’émotion affleure constamment, vous envahit subrepticement jusqu’au bouquet final, un film dont je vous invite à prendre immédiatement la route. Une belle leçon de vie qui a insufflé un vent d’optimisme sur une sélection bien morose, des personnages attachants, un film qui surpassait de loin le reste de la sélection, une réussite d’autant plus louable lorsqu’on sait que le film a mis cinq ans à se monter, que tous les studios de Los Angeles et New York l’avaient auparavant refusé, lorsqu’on sait enfin sa réussite inattendue aux box-office américain !
Sandra.M
Commentaires
Ben non c'est "The fountain" !!! Bon il a eu combien de voix "The fountain" s'il te plaît ? Une !
Sinon oui, bon choix.
"Babel" : deux visions s'imposent, c'est un choc !
"Little Miss Sunshine" : une surprise de taille ! Tant de rires et d'émotion. Rien qu'en les voyant courir à côté du camion, je ris encore.
Oui, une voix pour "The Fountain", mais non des moindres hein...
Pour "The Fountain" aussi, je crois que deux visions s'imposent. (et je ne dis pas ça pour que tu ne me fasses pas courir après le camion là où tu sais, tu auras bien d'autres motifs de moquerie, pour cela: je te fais confiance:-))
Oui, je l'ai vu deux fois et à la fin, la fontaine : c'était moi.
Courir après le camion ??? C'est une expression patoisante locale ???
Sujet de moquerie ??? Ben qu'est-ce que j'y peux moi ! Franchement quand tu vas arriver avec ton bonnet bleu, tu veux qu'on pleurt !!!
Sinon, euh !
C'est ce soir ! C'est ce soir !!!
Damned, pincez-moi ! Je lis quoi sous la plume de notre Sandra ? "Babel fait partie de ces films après lesquels toute parole devient inutile et impossible". Et vous devinez ce qui suit ? Je vous le donne en mille : DOUZE pages de critique ! Mais que fait donc la police ? Enfin, comme je ne veux pas lui faire de peine à notre charmante Sandra, je ne lui dirai donc pas que Babel n'est à mon humble avis qu'un très brillant exercice de style, mais où la plupart des scènes sont hautement prévisibles (défaut majeur pour un film), où l'écriture ultra-réfléchie se devine jusqu'à la moindre virgule et où (last but not least) le beau BB joue comme un pied, enfoncé par le jeu naturel des seconds rôles. Je ne lui dirai pas que ce film m'a semblé lourd par rapport au beau et aérien 21 grammes. Ni que l'écriture de Babel m'a fait penser à "Magnus" ou "La chanson des mal aimants" de Sylvie Germain : style brillant, somptueux, écriture admirable, mais dont la lecture (à cause des ficelles visibles) m'a laissé de glace, évacuant toute émotion.
Quant à Little miss sunshine..., non, je ne lui dirai pas à Sandra. Je n'aime pas faire de tâches sur de si belles critiques.
Je reviens sur mon torchon à propos de Babel. Le lecteur averti l'aura compris : il s'agissait en fait de "beau BP" et non "beau BB" comme je l'ai écrit par erreur de jeunesse. Ma seule excuse était que j'étais à jeun et à la recherche de carburant pour me sustenter. J'ajoute enfin (rendons à Gonzalez ce qui est à Gonzalez) que je n'ai vraiment décollé dans ce film que dans la partie japonaise, où il apparait bien que l'on est fondamentalement seul dans la vie, et jamais aussi seul, aussi transparent, qu'au sein d'une foule indifférente.
@Matchaud: Avec un pseudo pareil j’ai l’impression que tu comptes relancer un certain débat (j’suis pas là moi, hein Pascale !?) Je pensais te laisser encore un peu disserter avec un peu de chance au troisième message tu me disais que tu avais adoré ce film, que dis-je ce chef d'oeuvre. Je suis particulièrement persévérante (et apparemment pas la seule) donc je ne désespère pas tout en remarquant en plus que tu trouves que ce film est un très brillant exercice de style, et que les seconds rôles ont un jeu naturel. De mauvaise foi moi ? Non, non ! C’est écrit bic multicolore sur blog. Je remarque que tu fais d'étranges lapsus. Que tu confonds une compagnie pétrolière avec un nourrisson. C’est plus grave que ce que j’avais imaginé. Visiblement le Douglas ne t’a pas laissé indemne. Allez, dis-le que tu regrettes de ne plus être un BB, ah pardon de ne pas être BP.
Quoi ? Tu n’as pas aimé « Little miss sunshine » non plus ? Bon allez, rattrape-toi en me disant tout le mal que tu penses de « La Môme » parce que, là, question prévisibilité c’est le dindon, pardon le pompon. Ne me dis pas que tu ne l’as pas vu, tu l’as vu même si tu n’es pas allé au cinéma. Quiconque a allumé la TV ces dernières semaines l’a quasiment vu en entier !
Allez, je laisse provisoirement ce débat, j’ai du Douglas sur la planche.
Te laisse pas faire par un Matheux, chaud ou froid !
Je trouve qu'il ne devrait donner son avis que lorsqu'il l'aura revu !
S'il n'a pas aimé "Little Miss Sunshine" non plus, c'est à désespérer des mathématiques moi je dis.
S'il aime "La Môme" par contre... c'est qu'il est définitivement perdu pour la science.