"Personne" de Gwenaëlle Aubry - sélection prix littéraire des lectrices de Elle 2010
Dans le cadre de ma participation au jury des lectrices de Elle 2010, le marathon des lectures se poursuit, même s'il me reste encore 4 livres à lire pour ce mois-ci, ma préférence pour la sélection de ce mois-ci allant toujours vers celui de David Foenkinos « La Délicatesse ».
« Personne » c'est ainsi que s'intitule le roman dont je vais vous parler aujourd'hui pour lequel Gwenaëlle Aubry vient de recevoir le prix Femina. « Personne » est le second roman de cette sélection du prix littéraire des lectrices de Elle 2010 à être celui d'un auteur consacré à son père disparu « L'Homme qui m'aimait tout bas » d'Eric Fottorino étant le premier. Là s'arrêtera la comparaison, les deux pères et les deux styles des deux auteurs pour les évoquer étant radicalement différents...même s'il s'agit dans les deux cas d'un hommage, d'un moyen de tenter d'exprimer la douleur indicible et suffocante, de s'en décharger, un peu en tout cas... C'est aussi le deuxième roman à évoquer la folie après «L'Intranquille » de Gérard Garouste co-écrit avec Judith Perrignon.
« Personne » est le cinquième roman de Gwenaëlle Aubry, un roman grave et poignant dans lequel elle donne une voix à son père mort récemment, François-Xavier Aubry, juriste, professeur à la Sorbonne, spécialiste de la décentralisation et atteint d'une psychose maniaco-dépressive à laquelle il a finalement succombé.
Pour dresser le portrait de cet homme dont le cerveau déconstruisait le réel, habité par une foule d'autres et de désordres, Gwenaëlle Aubry a choisi la logique et l'ordre des lettres. C'est en effet sous forme de roman abécédaire, d'Antonin Artaud à Zelig, qu'elle raconte son histoire, sa « personne-alité », ses brisures, ses gouffres. Pour cela elle a choisi deux voix : la sienne et celle de son père par le biais d'un manuscrit retrouvé après sa mort qui portait le titre de « Mouton noir mélancolique » dans lequel il racontait sa maladie.
Peu à peu le puzzle se reconstitue, les lettres s'assemblent pour que celui qui n'était plus personne à force d'endosser tant de personnalités devienne une personne. Entre exaltation et désespoir, lumière et déchéance, entre son milieu bourgeois conservateur et celui des marginaux, d'une certaine manière Gwenaëlle Aubry épouse cette folie, en tout cas cette double vie dans laquelle rien n'est stable, rien n'est logique, tout est incertain, insaisissable et douloureux. Elle nous parle de l'enfant qu'il était. De l'enfance qu'elle a perdue à ses côté.
Elle tente ainsi d'établir un portrait « en vingt-six angles et au centre absent », chaque lettre évoquant « une des figures dans lesquelles il se projetait ». Plus qu'un portrait, c'est un hommage, une enquête, un désir de comprendre cette âme chaotique, de reconstituer ces fragments éparpillés d'un être étrange et étranger. Au monde. Aux autres. Et surtout à lui-même.
Les longues phrases de Gwenaëlle Aubry, parfois sans ponctuation, à bout de souffle essaient de lui faire retrouver une respiration, un second souffle, de combler le vide en même temps qu'elles en expriment la douleur et le délire. Un témoignage et un hommage bouleversants mais surtout suffocants davantage qu'un roman même s'il en porte le titre et en comporte la richesse, la beauté grave et mélancolique et la complexité.
"Je reçois ce prix comme une double reconnaissance, à la fois de mon travail d'écrivain et du texte de mon père dont je suis partie", a-t-elle souligné après l'annonce du prix Femina : "Le mouvement d'écriture a été très libérateur et curieusement euphorisant. Je n'ai pas du tout écrit ce livre dans la douleur ou dans le deuil. Il y avait quelque chose de fondamentalement vivant à accompagner, à partir du manuscrit qui m'a été légué par mon père".
Commentaires
C’est l’histoire d’une fille qui comprend son père. Son moi faible, son moi fou, rend ce père plus transparent à sa fille que ne le serait un papa au moi fort. Moi faible, moi du fou dont le décryptage permet à l’auteure de rejoindre la recherche paternelle d’une coïncidence avec soi, nimbée de la sombre lucidité de l’intellectuel devant sa folie.
Ce père à travers ses enfants, rejoue sa propre histoire infantile, redevient l’enfant de cinq ans qu’il n’a jamais cessé d’être au plus profond de lui-même. Le texte premier, celui qu’il a rédigé et que sa fille commente, est explicite : « Eternel enfant de 5 ans, enfant de chez moi, héros à l’extérieur : dualité bien connue et parfois à l’origine de la psychose maniaco-dépressive » (page 47). C’est que ce père est habité par tant d’autres, SDF ou James Bond, dont il joue les rôles pour remplir son propre vide, son absence de personne.
Pourtant, ce qui est dit, ne se rapporte pas uniquement à la P.M.D. On est simplement dans l’histoire d’une fille qui accède à la vérité du père et l’aime pour ce qu’il est, comme savent le faire nombre de filles dont les pères ont des difficultés avec l’ordre social et la justice. L’auteure porte-parole de ces filles-là ? Elle écrit (page 58) : « Les règles et les lois, il en avait besoin pour leur obéir et les transgresser, pour être puni, rappelé à l’ordre, ou pour les appliquer, il y tenait sans savoir de quel côté il était, flic ou voyou, ça au moins ça ne bougeait pas, c’était son garde-fou. »
Pas besoin d’être psychiatrisé pour en être là. L’important, ici, c’est la compréhension de l’autre, de sa propre fille, ça facilite à l’intéressé l’acceptation de sa propre fragilité. Une fille qui sur sa fin le protège en l’installant dans le reliquaire rassurant et protecteur des objets aimés, rescapés des désastres de vie.. La démonstration de l’auteure, montre comment l’amour d’une fille aide l’homme au moi faible à faire un peu bloc avec lui-même.