Ouverture et 1er jour du Festival de Cannes 2012 : entre ombres et lumières, bruits et silences…
C’est avec une ignominieuse journée de retard que je reviens sur l’ouverture de ce 65ème Festival de Cannes, préférant ne pas me laisser happer par cette course vaine et vorace à l’information, au risque de formules expéditives, faciles et hasardeuses, pour plutôt retranscrire avec justesse mes impressions et émotions et me laisser en revanche happer par le lumineux gouffre des salles obscures. Préférant toujours le silence éloquent au bruit insignifiant, aussi. Cela tombe bien, c’est justement de bruit(s) et de silence(s) dont il fut question lors de cette ouverture et dans le film qui est mon premier coup de cœur (qui, de battre, s’en serait presque arrêté) mais n’allons pas trop vite…
Avant cela, il a fallu entreprendre un trajet Paris-Cannes de 9H aussi absurde qu’un film de Tati (le talent en moins) et aussi rocambolesque que le pire (ou le meilleur) des blockbusters dont je vous épargnerai néanmoins le récit, certainement plus ennuyeux que les films précités. Arrivée une heure à peine avant la montée des marches, je suis miraculeusement parvenue à temps pour la réjouissante ascension ; je pense que j’aurais fait un parfait personnage dans un film d’Hitchcock, vous savez dans ces histoires extraordinaires qui arrivent à des hommes ou des femmes ordinaires transcendés par l’excitation et/ou la peur du danger. Le danger en l’espèce était tout de même très relatif.
A peine avais-je donc eu le temps de réaliser que j’étais à Cannes, après m’être transformée en une festivalière avec une allure digne de monter les marches, après avoir récupéré badge et invitation, je me retrouvai donc sur les mythiques marches tout en constatant qu’elles n’étaient toujours pas au nombre de 39 (hitchcockienne jusqu’au bout) mais 24 parait-il. Mais sans doute est-ce la magie de Cannes, une fois sur le tapis rouge, plus rien d’autre n’existait que le bonheur d’être là (si ce ne sont les dizaines de regards qui me font toujours redouter le faux pas, et les gravir comme si je m’entraînais pour le marathon de New York, meilleure manière de faire un faux pas d’ailleurs, vous saurez ainsi de qui il s’agit la prochaine que vous y verrez passer une marathonienne en robe de soirée), sur le point d’entrer dans ce lieu qui est l’antre du 7ème art. A chaque fois, je repense à l’enfant que j’étais qui regardait cette cérémonie comme un cénacle inaccessible, les yeux brillants et rêveurs, bien loin de m’imaginer que quelques années plus tard, un concours (le prix de la jeunesse, qui existe toujours et permet à de jeunes cinéphiles de découvrir le festival) me permettrait d’y assister et d’y retourner, chaque année, quoiqu’il arrive, par la suite. « On » a donc bien fait plaisir à l’enfant que j’étais et à la cinéphile que je suis devenue en m’invitant et me permettant d’y assister, cette fois aux premières loges.
Après ce double marathon (depuis la gare puis sur le tapis rouge, donc), j’avais tellement redouté d’être en retard que je pensais l’être…et que je suis finalement entrée la première dans l’orchestre du Grand Théâtre Lumière. Avec la même émotion que les autres fois, comme une réminiscence de la première où je suis entrée dans cette salle (c’était en 2001, c’était pour « Marie-Jo et ses deux amours » de Guédiguian, cette année-là un certain Nanni Moretti avait obtenu la palme d’or pour « La chambre du fils ») songeant à tous les films qui y ont été présentés, à tous les cinéastes qui ont émergé aux yeux du monde, à toute l’émotion contenue ou déployée dans cette salle depuis tant d’années, à tant d’applaudissements qui si souvent m’ont donnée la chair de poule, la réalité rejoignant le cinéma, se confondant presque avec celui-ci lorsque la lumière se rallume et que l’écran laisse entrevoir les visages qui y figuraient quelque secondes plus tôt, dans une autre réalité.
Et puis, une nouvelle fois, il y a eu « le Carnaval des animaux » de Saint-Saëns qui clôt la/les marche(s) et qui me fait à chaque fois frissonner comme la bande-originale de mes souvenirs cannois. Puis, la lumière s’est éteinte. Et la petite fille, une nouvelle fois, s’est réveillée.
Ensuite ELLE est apparue, dans une robe rouge dont la flamboyance n’aurait pas déplu à Pedro Almodovar. Tentant de prendre un air exagérément assuré masquant mal son trac, si touchant pourtant. Peppy Miller. Bérénice Béjo. Un an après « The Artist », film que ne peut pas ne pas aimer tout amoureux du cinéma, mais surtout film sur l’orgueil doublé de solitude des artistes, sublimés mais aussi révélés dans leurs nobles fragilités. Elle était là grâce à Peppy Miller, un peu elle aussi, sans doute hier soir. Elle a d’ailleurs remercié le festival « où tout a commencé pour moi et pour le film l’année dernière ». J’ai même cru qu’elle avait vu mes yeux d’enfant éblouie lorsqu’elle a dit « Tais-toi, toi qui dis à ton enfant qu’il ne faut pas rêver, que ce n’est pas possible. » D’ailleurs, la référence aux « soupirs des personnages de Wong Kar Wai » n’étaient-elle pas une référence explicite à ce blog « in the mood » ? (Le Marathon est épuisant pour les neurones et la lucidité, je le crains). Je crois pouvoir dire avec un peu plus de certitude qu’elle a fait référence à ce qui existe, aussi, à Cannes : ceux qui ne sont JAMAIS contents pour bien marquer leur supposée supériorité sur la masse de cinéphiles enthousiastes (imaginez-vous, s’enthousiasmer pour un film, c’est forcément ne pas avoir d’esprit critique) quand elle a dit « Tais-toi, toi qui cherches la petite bête, toi qui râles ».
Et puis la musique a presque tout emporté dans mes souvenirs, du moins leur chronologie. Mais pas les frissons toujours bel et bien là. La musique de Saint-Saëns donc. La voix assurée de Beth Ditto rendant hommage à Marilyn (égérie de l’affiche 2012 , finalement ce festival est à l’image de Marilyn, un mélange de force et de fragilité, d’ombre et de lumière, de glamour masquant la mélancolie) en reprenant la chanson d’Elton John. La petite musique de la voix si émue de Bérénice Béjo. La Sérénade de Schubert qui n’a fait que renforcer mon envie ardente de voir « Amour » de Michael Haneke. La musique de « Like someone in love » qui n’a fait que renforcer mon envie, tout aussi ardente, de découvrir le film de Kiarostami. Et puis tous ces extraits de films à donner le tournis, plus que la plus échevelée des valses. Tant d’instants rares de cinéma contenus déjà dans ces quelques bribes de films, formidable mise en bouche (parfois en abyme comme chez Resnais), réponse cinglante et incontestable à ceux qui reprochent tout et n’importe quoi à la sélection (les râleurs précités par Bérénice Béjo doivent bien les connaître). Entretemps le jury est monté sur scène : Emmanuelle Devos, Raoul Peck, Hiam Abbas, Ewan McGregor, Alexander Payne, Andrea Arnold, Jean-Paul Gautier (vêtu d’une de ses remarquables créations) et Diane Kruger. Un astucieux montage de films de Nanni Moretti a été présenté. En deux phrases, ce dernier nous a rappelé son humour décalé mais aussi qu’il est un cinéaste engagé « Je veux remercier dès maintenant mes merveilles jurés, merci à votre talent, à votre compétence, à votre bonne humeur. Merci au Festival de Cannes et à ce pays qui a contrairement à d’autres réserver toujours un rôle important au cinéma dans la société ».
Et puis, jusqu’au bout suspendue au souffle coupé de Bérénice Béjo, je l’ai entendu dire dans un souffle (si redouté qu’on aurait dit le dernier, redouté par elle en tout cas, un peu aussi soulagée sans doute) : « Et maintenant je vais suivre mon conseil et me taire à mon tour pour laisser parler le cinéma car c’est toujours lui qui a le dernier mot ». (précisons que son discours a été écrit par Kyan Khojandi et Bruno "Navo" Muschio, les auteurs de la mini-série Bref diffusée sur Canal +).
Oui, le cinéma qui, de toutes façons, sortira vainqueur, quel que soit le lauréat de la palme d’or. Quels que soient le tumulte ou le silence qu’elle suscitera, qu’elle nous éclaire sur le monde ou nous en révèle les ombres (ou qu’elle nous éclaire en nous en révélant les ombres). Et peut-être une petite fille aux yeux éblouis qui aura acquis la certitude qu’il ne faut jamais faire taire ses rêves en sortira-t-elle, elle aussi, victorieuse…
Plutôt que de vous parler du film de Wes Anderson, le film d’ouverture, conte mélancolique et tendrement déjanté sur lequel je reviendrai ultérieurement, puisque le bruit et le silence étaient à l’honneur lors de cette ouverture, je ne pouvais pas ne pas vous parler d’abord du film de Jacques Audiard (brièvement, j’y reviendrai également dans une critique digne de ce nom après le festival) qui nous raconte justement l’histoire d’un homme qui va acquérir les mots…
Cet homme, c’est Ali (Matthias Schoenaerts) qui se retrouve avec Sam, 5 ans son fils qu’il connaît à peine. Sans domicile, sans argent et sans amis, Ali trouve refuge chez sa sœur (Corine Masiero) à Antibes. Elle les héberge dans le garage de son pavillon, elle s’occupe du petit. A la suite d’une bagarre dans une boîte de nuit, son destin croise celui de Stéphanie (Marion Cotillard). Il la ramène chez elle et lui laisse son téléphone. Stéphanie est dresseuse d’orques au Marineland. Il faudra que le spectacle tourne au drame, que Stéphanie perde ses jambes, pour qu’un coup de téléphone dans la nuit les réunisse à nouveau. Lors de la conférence de presse Jacques Audiard a ainsi évoqué des « destins simples magnifiés par les accidents », « une histoire d’amour des années de crise », « deux personnages qui tentent de s’extraire de leurs conditions. »
Jacques Audiard revient ainsi sur la Croisette et en compétition officielle avec « De rouille et d'os », adapté d’une nouvelle de Craig Davidson après avoir remporté le prix du Meilleur Scénario pour « Un héros très discret » lors de l'édition 1996 du festival, et le Grand Prix du Jury pour « Un prophète », il y a 3 ans. Cette fois, il revient avec une histoire d’amour entre deux êtres blessés (mais les personnages d’Audiard le sont finalement toujours), et comme toujours chez Audiard, pas forcément immédiatement aimables mais emportant progressivement notre adhésion. Son cinéma est à l’image de ce film et de ces deux personnages : un mélange habile et poignant de rudesse et de délicatesse. C’est un film de sensations, de chair, de corps, de sang. Le corps meurtri de Stéphanie face à celui presque animal d’Ali. Le corps brutalisé et filmé avec délicatesse, caressé presque par la caméra de Jacques Audiard (comme par le regard de Stéphanie). La dureté sublimée par une douce lumière et une chaleureuse atmosphère qui atténuent la violence (sociale) ravageuse du film. « J’ai horreur de la violence. Curieux de dire que j’ai horreur de la violence et d’y revenir tout le temps » a ainsi déclaré Jacques Audiard, ce midi, en conférence de presse.
Bien qu’ils soient très différents dans leurs manières de filmer, ce film d’Audiard en particulier m’a fait penser au cinéma des Dardenne qui, eux aussi, mettent en scène des êtres cabossés par la vie et la société (avec certes beaucoup plus de réalisme, évidemment), dont les enfants sont souvent les involontaires victimes, et ils ont bien sûr en commun une remarquable direction d’acteurs, et une force de la mise en scène, aussi différentes soient-elles.
C’est un film de contrastes et d’évolutions. De l’arrogance, ou du moins du contrôle à l’abandon. De l’impossibilité de s’exprimer à la possibilité de dire les plus beaux mots qui soient. Et surtout de la solitude à la réconciliation avec leurs proches (sœur, enfant) et avec eux-mêmes.
Un film âpre et plein d’espoir. De rouille et d’os. De chair et de sang. De rudesse et de délicatesse. De douceur et de violence. De troublants paradoxes pour un troublant film. Des contrastes à l’image de ceux de l’esthétique du film. Le (magnifique montage) met en exergue et oppose les sons, les silences, les corps, le contrôle, l’abandon. Ajoutez à cela une bande originale réussie, de la musique de Desplat à « Firework » de Katy Perry. Deux acteurs extraordinaires et extraordinairement dirigés. Comme dans « Bullhead », c’est l’animalité de son personnage que fait ressortir ici Matthias Schoenaerts, mais ici, au contraire de son personnage dans le film qui l’a révélé, il va aller vers la parole, l’humanité. Son personnage concentre aussi les contrastes du film, de même que celui de Marion Cotillard. Tous deux sont bouleversants de justesse, de dureté et de douceur, d’humanité et d’animalité, et en tout cas de fragilité masquée.
Marion Cotillard était ainsi visiblement très heureuse d’être à Cannes. Lors de la conférence de presse, elle a ainsi déclaré : « C’est ma première fois dans un film en compétition officielle à Cannes. Je ne pensais pas que ça allait me rentre si joyeuse. C’est un festival mythique qui a vu tellement de grandes histoires, de grands acteurs, de grands artistes et je suis particulièrement heureuse d’y être avec le film de Jacques» tandis que Matthias Schoenaerts a déclaré à son propos « C’est une comédienne exceptionnelle. On va dans l’absolu ». Pour Jacques Audiard, « Marion est une actrice très virile et sensuelle en même temps. Elle a une autorité dans le jeu. Elle est capable de passer de l’autre côté du mur ». Signalons enfin la présence de Corinne Masiero (dans le rôle de la sœur d’Ali), révélée par le personnage de Louise Wimmer dans le film éponyme de Cyril Mennegin.
Prix d’interprétation masculine ou féminine, prix de la mise en scène, grand prix du jury… Le festival commence très fort avec ce film qui pourrait prétendre à tous les prix, ou presque. Un film coup de poing qui est aussi mon premier coup de cœur de cette édition 2012. Un film sensoriel magistralement monté, joué, pensé et mis en scène.
Vivement la suite de la compétition !