Critique de 3 COEURS de Benoît Jacquot à 20H45 sur Ciné + Emotion
Benoît Jacquot aime adapter des romans et mettre en scène des femmes comme protagonistes de ses films : Virginie Ledoyen dans « La Fille seule », Judith Godrèche dans » La Désenchantée » Isabelle Huppert dans « Villa Amalia », « L’École de la chair », « Les Ailes de la colombe », « Pas de scandale », Isabelle Adjani dans « Adolphe »…
Son film précédent, « Les Adieux à la reine », ne dérogeait pas à la règle puisqu’il s’agissait d’une adaptation du roman éponyme de Chantal Thomas qui, à travers le regard paradoxalement innocent et clairvoyant de la jeune Sidonie Laborde ( Léa Seydoux), jeune lectrice entièrement dévouée à la Reine (Diane Kruger) nous emmenait dans les coulisses de Versailles, en 1789, à l’aube de la révolution. Passionnant du début à la fin, férocement moderne, cruellement réaliste, magnifiquement mélancolique, « Les adieux à la reine » est avant tout la brillante métaphore de la fin d’un monde, et de l’éternelle valse pathétique des courtisans qui, pour satisfaire leur orgueil et un peu de lumière ( celle de la richesse mais surtout de la célébrité) sont prêts à tout, au mépris des autres et parfois de leur propre dignité. Un tableau d’une tragique élégance aussi fascinant que terriblement cruel et mélancolique, historique et contemporain, instructif et intemporel.
Cette fois, dans ce film qui se déroule à notre époque, le personnage principal est un homme entouré de deux femmes et il ne s’agit pas d’une adaptation mais d’un scénario original de Benoît Jacquot et Julien Boivent.
Dans une ville de province, une nuit, Marc (Benoît Poelvoorde) rencontre Sylvie (Charlotte Gaisnbourg) dans un bar, sinistre et propice aux rencontres impromptues, alors qu’il a raté le train pour rentrer à Paris. Ils errent dans les rues jusqu’au matin, complices. Avant de repartir, Marc donne à Sylvie un rendez-vous, à Paris, au jardin des Tuileries, quelques jours après comme d’autres en haut de l’Empire State Building une année plus tard. « Elle et lui » ne savent rien l’un de l’autre. Sylvie ira à ce rendez-vous, et Marc, à cause d’un « accident de cœur », le manquera. Il la cherchera. En vain. Sur sa route, il trouvera Sophie, ignorant qu’elle est la sœur de Sylvie et la personne la plus importante de sa vie…
D’emblée, règne une atmosphère mélancolique (la province, la nuit, les rues désespérément calmes et désertes), presque fantastique (la silhouette fantomatique de Sylvie, comme une apparition) et surtout la musique de Bruno Coulais aux notes inquiétantes, résonnant comme un avertissement. Ensuite, soit on accepte le postulat de départ et on se laisse embarquer, séduire même : Benoît Poelvoorde est un inspecteur des impôts et Charlotte Gainsbourg et lui tombent follement et irrationnellement (même n’est-ce pas indissociable ?) amoureux. Soit on reste sur le bord de la route.
Au début, un peu sceptique, et à l’image des acteurs filmés de loin puis en plans de plus en plus serrés, j’ai pris cette histoire un peu à la légère, avec distance, avant d’être peu à peu enfermée à mon tour, captivée par les élans des ces trois cœurs qui, derrière leur apparente retenue, battent la chamade, étouffent, suffoquent.
Il y a du Chabrol dans ce film, dans cette manière de dresser le portrait de la bourgeoisie de province, faussement morale, tranquille et sage. Il y a du Truffaut dans cet amour malheureux, étourdissant et irrépressible, qui est « une joie et une souffrance » sans oublier la voix off très truffaldienne qui renforce cette impression de détachement apparent. Et puis (référence que Benoît Jacquot revendiquera peut-être moins) dans ces « hasards et coïncidences » qui font parfois le sel et les drames de la vie et plus encore ceux du cinéma, il y a du Lelouch.
Cela commence comme une comédie romantique pour peu à peu se transformer en mélodrame (revendiqué, assumé, en recourant délibérément aux stéréotypes du film de ce genre) mené comme un thriller haletant. Palpitant. L’étau se resserre. Le souffle manque. Poelvoorde, emprisonné et écartelé, devient de plus en plus inquiétant, aux portes de la folie, se jetant à cœur et corps perdus dans ses amours et son travail. Comme un condamné. Condamné à aimer et en mourir. Malade d’amour. Malade du cœur dont les soubresauts le mèneront à sa perte. Sans doute certains trouveront-ils la métaphore trop appuyée ou simpliste mais elle apporte au film son rythme et sa tension, constante, croissante.
Chiara Mastroianni est bouleversante dans le rôle de la femme fragile, aimante, aveugle, aveuglée et Charlotte Gainsbourg sous l’emprise de la passion, trahissant la personne qu’elle aime le plus au monde, convaincante, à fleur de peau, avec toujours ce mélange irrésistible de force et de fragilité. Dans l’ombre, Catherine Deneuve incarne avec justesse la mère qui a tout compris mais ne dira rien. Pas de manichéisme, pas de bons et de méchants, simplement des personnages, victimes de leurs irréfragables élans du cœur et des coups torves du destin.
Quant à Benoit Poelvoorde, une fois de plus, à un personnage sur le papier banal il apporte sa fragilité, sa folie, sa singularité, son étrangeté, sa séduction nous rappelant qu’il n’excelle jamais autant que dans ces rôles d’hommes en apparence ordinaires à qui il arrive des histoires extraordinaires. Son plus beau rôle reste celui, trouble et troublant, d’ « Entre ses mains » d’Anne Fontaine dans lequel il parvient à rendre un tueur en série terriblement attirant. Alors oui, parfois, Benoît Jacquot use et abuse (à dessein) des clichés (le miroir pour exprimer la dualité, le conflit, les deux visages, les signes et coups du destin comme ces plans insistants sur l’heure) mais « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point »…et ne cherche parfois pas à connaître, et le mien s’est emballé pour ce film empreint de noirceur, de romantisme, de désenchantement, de tragédie et pour ces trois acteurs follement séduisants, et désespérément humains pris dans ce drame presque hitchcockien, inextricable et passionnant.