Critique - ILLUSIONS PERDUES de Xavier Giannoli (en salles le 20.10.2021)
En inconditionnelle de Balzac, j’attendais avec impatience de découvrir cette adaptation de l’un de ses chefs-d’œuvre, « Illusions perdues ». Avec Xavier Giannoli à la réalisation, accompagné de Jacques Fieschi au scénario, il y avait déjà fort à parier que ce serait une réussite, l’un et l’autre ayant à leur actif des peintures ciselées des dissonances du cœur et des tourments de l’âme. Jacques Fieschi est notamment le scénariste de Quelques jours avec moi, Un cœur en hiver, Nelly et Monsieur Arnaud, Place Vendôme, Mal de pierres, Un balcon sur la mer.
Une fois la surprise passée de ne pas retrouver le personnage de David Séchard (et pour cause puisque le film se concentre sur la deuxième partie du roman « Un grand homme de province à Paris »), une fois notre imaginaire de lectrice ou de lecteur ayant évincé l’image du Lucien de Rubempré qu’il s’était inévitablement forgée pour s’accoutumer au visage de Benjamin Voisin qui l’incarne alors on se retrouve embarqué dans cette adaptation brillante, à plus d’un titre, à commencer par la manière dont elle exalte la modernité flagrante de Balzac. « Tout s'excuse et se justifie à une époque où l'on a transformé la vertu en vice, comme on a érigé certains vices en vertus. » Telle est une des multiples citations du roman qui pourrait s’appliquer aussi bien à ce monde d’il y a deux siècles qu’à celui d’aujourd’hui et qui montre que, bien qu’ayant été publié entre 1837 et 1843, ce roman est avant tout un miroir fascinant (et souvent terrifiant) de notre époque.
Comme dans le roman de Balzac, Lucien Chardon est un jeune poète inconnu et naïf dans la France du XIXème siècle. Il quitte l’imprimerie familiale et Angoulême, sa province natale, pour tenter sa chance à Paris, aux côtés de de sa protectrice Louise de Bargeton (Cécile de France). Peu à peu, il va découvrir les rouages d’un monde dominé par les profits et les faux-semblants, une comédie humaine dans laquelle tout s’achète et tout se vend, même les âmes et les sentiments. Un monde d’ambitions voraces dans lequel le journalisme est le marchepied pour accéder à ce après quoi tous courent alors comme si résidait là le secret du bonheur, symbole suprême de la réussite : la richesse et les apparences. Venu à Paris avec le rêve de publier le recueil de poésie qu’il a dédié à Louise, Lucien finit ainsi par devenir journaliste. Dans ce Paris des années 1830, nombreux sont les jeunes provinciaux à choisir cette voie hasardeuse à leurs risques et périls car ce théâtre-là, celui de la vie parisienne, est aussi étincelant qu’impitoyable, éblouissant que destructeur.
Illusions perdues fait partie des « Études de mœurs » de La Comédie humaine et, plus précisément, des « Scènes de la vie de province ». Et c’est avant tout ce regard que portent les Parisiens sur Lucien qui est vu comme un provincial débarqué à Paris qui essaie de se faire un nom. Ce sera d’ailleurs la volonté de faire reconnaître ce même nom « de Rubempré » (en réalité celui de sa mère) pour faire oublier celui de Chardon qui le fera courir à sa perte en le conduisant à passer du camp des Libéraux à celui des Royalistes.
« Les belles âmes arrivent difficilement à croire au mal, à l'ingratitude, il leur faut de rudes leçons avant de reconnaître l'étendue de la corruption humaine. », « Là où l'ambition commence, les naïfs sentiments cessent. », « Il se méprisera lui-même, il se repentira mais la nécessité revenant, il recommencerait car la volonté lui manque, il est sans force contre les amorces de la volupté, contre la satisfaction de de ses moindres ambitions. » écrivit Balzac. Illusions perdues est d’abord cela, l’histoire d’un jeune homme avide d’ascension sociale, de revanche, de réussite, aveuglé par celles-ci. Le romantisme et la naïveté de Lucien Chardon céderont bientôt devant le cynisme et l’ambition de Lucien de Rubempré. « Je ne sais même plus si je trouve le livre bon ou mauvais » dira-t-il ainsi dans le film, tant son opinion est devenue une marchandise qui se vend au plus offrant.
La reconstitution historique de la vie trépidante et foisonnante de Paris sous la Restauration est minutieuse et limpide aussi (sans jamais être pédant, le film nous parle aussi brillamment de cette époque). Tout virevolte et fuse, les mots et les gestes et les avis, dans ce monde constamment en mouvement dont la caméra de Giannoli épouse avec brio le cadence effrénée telle celle d’Ophuls, une caméra observatrice de ce monde impatient dans lequel le cynisme est toujours aux aguets, au centre du spectacle de la vie dont, malgré les décors et les costumes majestueusement reconstitués, on oublie qu’il est celui du monde d’hier et non d’aujourd’hui tant la tyrannie de l’information et de la rumeur et leur versatilité sont actuelles. Dans son roman, Balzac décrit les débuts du libéralisme économique lorsque l’opinion devient une marchandise mais aussi la réputation, le corps, l’amour. Ainsi, les romanciers mettent en scène des polémiques pour mieux vendre leurs livres, les propriétaires de théâtre ou metteurs en scène paient des figurants pour applaudir un spectacle (ou les concurrents pour les faire huer), les publicitaires et les actionnaires décident de tout et même l’amour devient une marchandise qui permet d’arriver à ses fins. « Une fausse information et un démenti, c’est déjà deux évènements » entend-on ainsi. Un journal est une boutique (comme une chaine de télévision aujourd’hui) alors il faut créer l’évènement, le buzz dirait-on en 2021. L’opinion est devenue un commerce comme un autre. Un outil de l’arrivisme carnassier. Les moyens importent peu, il faut arriver à ses fins (briller, paraître, gagner de l’argent) et, comme chez Machiavel, elles les justifient.
La voix off n’est pas ici destinée à pallier d’éventuelles carences. Au contraire, elle donne un autre éclairage sur ce monde de faux-semblants et nous fait songer à celles utilisées par les plus grands cinéastes américains. Est-ce qu’il est possible dans ce monde fou de garder le goût de la beauté ? se demande Giannoli. Ce qui est pur semble pourrir de l’intérieur comme le cœur noble de Lucien sera perverti mais surtout comme Coralie et son corps malade dont les bas rouges sont une étincelle de vie, de sensualité, de poésie qui traverse le film et ce théâtre de la vie, vouées à la mort. On retrouve cette sensualité dans les mouvements de caméra qui nous emportent dans leur flamboyance et qui me rappellent ces plans étourdissants dans un autre film de Giannoli, « À l’origine », quand il filmait ces machines, véritables personnages d’acier, en les faisant tourner comme des danseurs dans un ballet, avec une force visuelle saisissante et captivante, image étrangement terrienne et aérienne, envoûtante.
Le casting est aussi pour beaucoup dans cette réussite. À commencer par Benjamin Voisin qui crevait déjà l'écran dans Eté 85 de François Ozon qui, au bout de quelques minutes, m’a fait oublier l’image de Lucien de Rubempré que je m’étais forgée. Le héros de Balzac aura désormais ses traits, sa naïveté, sa fougue, son cynisme, sa vitalité, sa complexité (c’est aussi une richesse de cette adaptation de ne pas en faire un personnage manichéen) auxquels il donne corps et âme avec une véracité déconcertante. Il EST Lucien qui évolue, grandit, se fourvoie puis chute, Lucien ébloui par ses ambitions et sa soif de revanche jusqu’à tout perdre, y compris ses illusions. Vincent Lacoste est tout aussi sidérant de justesse dans le rôle d’Etienne à la fois charmant et horripilant. Xavier Dolan aussi dans le rôle de Nathan, un personnage qui est une judicieuse idée parmi d’autres de cette adaptation. Jeanne Balibar est une Marquise d'Espard manipulatrice et perfide à souhait. Cécile de France est, comme toujours, parfaite. Gérard Depardieu en éditeur qui ne sait ni lire ni écrire mais très bien compter bouillonne et tonitrue avec ardeur, Louis-Do de Lencquesaing est irréprochable en patron de presse, Jean-François Stévenin aussi en cynique marchant de succès et d’échecs, sans oublier Salomé Dewaels, vibrante Coralie qui a l’intelligence du cœur qui se donne sans retenue, corps et âme, telle que je l’aurais imaginée. Il faudrait encore parler de la photographie de Christophe Beaucarne et de la musique, notamment de Schubert, qui achèvent de nous transporter dans ce monde d’hier qui ressemble à s’y méprendre à celui d’aujourd’hui.
Cette adaptation d’un classique de la littérature qu’est Illusions perdues est tout sauf académique. Cette satire de l’arrivisme, du théâtre des vanités que furent et sont encore Paris et le monde des médias, des « bons » mots, armes vengeresses qui blessent et tuent parfois, est d’une modernité époustouflante comme l’était l’œuvre de Balzac. Bien sûr, comme le roman, l’adaptation de Giannoli n’est pas seulement une peinture sociale mais aussi un film d’amour condamné sur l’autel d’une fallacieuse réussite.
« L'amour véritable offre de constantes similitudes avec l'enfance : il en a l'irréflexion, l'imprudence, la dissipation, le rire et les pleurs. » écrivit ainsi magnifiquement Balzac dans Illusions perdues.
Si, comme moi, vous aimez passionnément Balzac, son écriture, ses peintures de la société et des sentiments et leurs illusions (nobles, sacrifiés, sublimés, éperdus, terrassés), alors cette adaptation parfois intelligemment infidèle mais toujours fidèle à l’esprit de l’œuvre devrait vous séduire. Et si vous ne connaissez pas encore ce roman alors la modernité, la beauté, la clairvoyance et la flamboyance de cette adaptation devraient vous donner envie de le dévorer surtout que vous ne verrez pas passer ces 2H29 absolument captivantes qui s’achèvent sur cette citation de Balzac terrible et sublime : « Je pense à ceux qui doivent trouver quelque chose en eux après le désenchantement ».
J’en profite pour vous recommander la visite de la remarquable Maison Balzac à Paris, située rue Raynouard, dans le 16ème. C’est là que Balzac a corrigé l’ensemble de la Comédie humaine, de 1840 à 1847. Dans son bureau, on retrouve ainsi, non sans émotion, sa chaise et sa petite table de travail mais aussi des manuscrits, des bustes et des épreuves qui démontrent son perfectionnisme...
Commentaires
De quel ouvrage vient la citation qui clôt le film, sur le désenchantement?
Merci