Critique – LES FILLES D’OLFA de Kaouther Ben Hania (Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes 2023)
Je vous parle chaque année du Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes, décerné à un des films de la compétition officielle. L’an passé, le jury du Prix de la Citoyenneté avait couronné un film iranien, le magistral, suffocant et bouleversant Leila et ses frères de Saeed Roustaee. Ce prix met en avant des valeurs humanistes, universalistes et laïques. Il célèbre l'engagement d'un film, d'un réalisateur et d'un scénariste en faveur de ces valeurs. Je vous recommande ainsi les pages passionnantes du site officiel du Prix de la Citoyenneté qui les définissent. Les films suivants ont reçu le Prix de la Citoyenneté les années passées : Capharnaüm de Nadine Labaki (2018), Les Misérables de Ladj Ly (2019), Un héros de Asghar Farhadi (2021), Leila et ses frères de Saeed Roustaee (2022). Pour en savoir plus sur le Prix de la Citoyenneté, rendez-vous sur le site officiel du prix.
Pour sa cinquième édition, le Prix de la Citoyenneté a donc été attribué au film tunisien de Kaouther Ben Hania, Les filles d’Olfa. Le jury du Prix de la Citoyenneté 2023, présidé par Maria de Medeiros, a également décidé de décerner une mention spéciale au film Jeunesse de Wang Bing, mettant ainsi doublement le documentaire à l’honneur, genre souvent délaissé par le Festival de Cannes. Si certains doutaient que le genre du documentaire puisse témoigner d’un univers et du regard d’un cinéaste, et qu’il puisse être véritablement une œuvre filmique, alors le film de Kaouther Ben Hania devrait définitivement les convaincre du contraire.
Si le jury présidé par Ruben Östlund n’a attribué aucune récompense à ce cinquième long-métrage de la réalisatrice tunisienne, cette dernière reviendra néanmoins de Cannes avec 4 prix. En plus du Prix de la Citoyenneté, elle a ainsi reçu le Prix du Cinéma Positif, l’Œil d’or du meilleur documentaire et la mention du Prix François Chalais. La singularité, la force et l’audace de cette œuvre justifient amplement ces différentes récompenses. Bien que les sujets et les cadres de ces deux films soient bien différents, comme la palme d’or dévolue cette année à Justine Triet, le film de Kaouther Ben Hania explore les notions de mensonge et de vérité, et l’idée de réécriture de sa propre histoire, celle d’une écrivaine soupçonnée de meurtre dans le premier cas, celle d’une mère (Olfa) dont deux des quatre filles ont été, selon ses propres termes, « dévorées par le loup ».
Le dispositif original et hybride de la réalisatrice consiste à ce que la mère (Olfa) et ses deux filles (Eya et Tayssir), les benjamines, nous racontent l’histoire de la disparition des deux aînées (Rhama et Ghofrane). Trois comédiennes se joignent également à elles : Hend Sabri dans le rôle d’Olfa et deux actrices dans les rôles des aînées disparues, Nour Karoui et Ichraq Matar. La réalisatrice a eu l’idée de ce dispositif pour faire surgir une vérité, et pour que la mère ne surjoue pas ou ne réécrive pas trop la réalité. Olfa, bien consciente de cette possibilité de romancer sa réalité, se compare d’ailleurs à Rose dans Titanic. « Elle raconte son histoire et des acteurs vont jouer cette histoire. Donc je suis Rose. » résume-t-elle.
Plusieurs modes de narration se superposent ainsi : les souvenirs d’Olfa et ceux de ses deux filles cadettes encore présentes, face caméra, une reconstitution de leurs souvenirs qu’elles rejouent, les scènes reconstituées jouées par les comédiennes qui incarnent les sœurs ainées disparues, les scènes rejouées par Olfa elle-même, les scènes reconstituées jouées par la doublure d’Olfa. Tout cela aurait pu devenir extrêmement complexe et confus. Au contraire, en ressort une extrême limpidité qui contribue au surgissement d’une vérité.
L’histoire d’Olfa et de ses filles avait été fortement médiatisée en Tunisie, il y a quelques années. Cette mère célibataire de quatre filles, qui travaille comme femme de ménage, faisait alors le tour des émissions pour évoquer ses deux filles disparues qui ont fui en Libye rejoindre « le loup », en réalité radicalisées. C’est à ses contradictions, entre obscurité et lumière, violence, amour et espoir que s’est intéressée la réalisatrice. Cette dichotomie entre ombre et lumière est astucieusement illustrée par la réalisation, et surtout par la photographie (de Farouk Laaridh). Chaque plan mériterait que l’on s’y attarde, et notamment le recours aux couleurs : blanc, noir avec des touches de rouge qui apparaissent comme des étincelles d’espoir ou de gaieté.
L’utilisation du décor est aussi particulièrement judicieuse. La réalisatrice dit ainsi s’être inspirée du décor unique de Dogville de Lars von Trier et, comme dans Dogville, ce qui se dit et se « joue » devant nous est tellement captivant et brillamment mis en scène que l’environnement disparaît presque et importe finalement peu. C’est d’ailleurs cette confiance dans le spectateur et dans la force évocatrice et cathartique du cinéma qui constitue une des grandes richesses du film.
Pour montrer l’absence des hommes dans la vie des cinq femmes mais aussi peut-être pour les rendre insignifiants, uniformes, unis dans la même violence ou impuissance, un seul acteur (Majd Mastoura) joue tous les hommes de l’histoire. Le dispositif est d’une telle puissance et fait surgir des moments d’une telle intensité qu’il ne parviendra pas à rejouer une scène particulièrement éprouvante.
Le « personnage » d’Olfa est passionnant par son ambiguïté, sa complexité, ses zones d’ombre. Si le film interroge la notion de vérité, il nous interpelle aussi sur le cycle de la violence, celle-ci se reproduisant de générations en générations. La reconstitution de la nuit de noces d’Olfa est effroyable mais témoigne aussi de ce jeu troublant avec la vérité. Olfa met alors en scène les comédiens et la façon dont elle l’envisage témoigne autant de la violence qu’elle a subie que de celle qu’elle porte désormais en elle. De victime du patriarcat, elle est passée à celle qui le défend, dirigeant le corps et le destin de ses filles, considérant leurs corps comme « dangereux », devenant possessive et dirigiste, jusqu’à l’extrême, jusqu’à la violence.
Les reconstitutions sont d’autant plus troublantes que les deux cadettes ont atteint l’âge qu’avaient les aînées lors de leur départ. En les confrontant à celles qui les incarnent, c’est comme si un lien plus fort encore, gémellaire, les unissaient, mais aussi comme si elles se voyaient dans un miroir.
Les béances que le film explore ne sont pas seulement celles de la famille mais aussi celles de la Tunisie, qui apparaît comme une société encore très patriarcale. Sous Ben Ali, le voile étant interdit, les filles et notamment les deux ainées d’Olfa considèrent alors comme un acte de rébellion de l’arborer, et comme un signe paradoxal de leur liberté, de résistance à leur mère qui reproduit sur elles les violences qu’elle a elle-même subies (la reconstitution de la scène lors de laquelle elle frappe une de ses filles est effroyable).
Cette mise en abyme, cette théâtralisation du réel est aussi intéressante pour les questions avec lesquelles elle nous laisse et que cela fait émerger, les doutes sur la réécriture de la réalité également. Finalement, c’est aussi à une « anatomie d’une chute » que procède Kaouther Ben Hania, presque une enquête pour comprendre comment deux jeunes filles gaies et lumineuses ont pu ainsi se radicaliser, se tourner vers la noirceur, l’obscurantisme et la violence aveugle et inouïe. La musique d’Amine Bouhafa amplifie encore l’émotion. Par ce dispositif, la réalisatrice exalte aussi le rôle de la parole, là où elle n’était plus possible avec celles qui ne voulaient plus entendre que leur vérité, dogmatique. Le dernier regard face caméra nous hantera longtemps et renforce nos interrogations. Ce documentaire qui ne cède jamais au manichéisme, et qui brouille intelligemment la frontière entre réalité et fiction, pour mieux enfanter la vérité, est aussi original que fascinant, citoyen, instructif et poignant.