Un livre écrit (ou coécrit) par Gilles Jacob est déjà une bonne raison de l’acheter parce qu’en émane toujours sa passion contagieuse pour le cinéma, et pour ceux qui le font.
Dans le Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, Gilles Jacob, qui disait avoir fréquenté le Festival de Cannes « 52 fois 3 semaines, 5 ans » de sa vie (comme journaliste, comme directeur, comme président), évoquait aussi celui dont le titre du film a inspiré celui de ce nouvel ouvrage, Pialat :
« Pialat a une hantise : l'art doit capter la vie. À n'importe quel prix, fût-ce celui de mettre le film en danger. Pour lui, quelques minutes de vérité sauvent un film inégal, c'est à cela qu'il s'est toujours efforcé de parvenir. »
La vie passera comme un rêve. J’ai vécu dans mes rêves. Les titres des livres de Gilles Jacob sont souvent des promesses d'ailleurs et d’évasion. Six ans après le Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, avec ce titre emprunté au film de 1983 de Maurice Pialat, ce nouvel ouvrage nous invite cette fois à un autre voyage, à un voyage amoureux, à la rencontre des actrices et acteurs français. Ce livre est en effet une ode aux actrices et aux acteurs, « ode à trois voix évoquant en toute subjectivité des artistes choisis et estimés. Et leur existence, leur itinéraire couvrant l’histoire du cinéma français (et même francophone), de la naissance du film parlant à nos jours. »
Ces textes se savourent comme autant de petites nouvelles qui constituent ce livre de 710 pages, comme une invitation à voyager dans le cinéma français, à prendre immédiatement son billet pour les films évoqués avec passion par le biais de leurs acteurs. D’Isabelle Adjani à Roschdy Zem, les trois auteurs (ce livre a été coécrit par Gilles Jacob et les journalistes Marie Colmant et Gérard Lefort) nous proposent ainsi un « florilège des actrices et acteurs français », de la naissance du film parlant à nos jours.
En 2014, lorsque Gilles Jacob quitta la présidence du Festival de Cannes (tout en restant alors à la tête de la Cinéfondation qu'il avait créée, il est toujours président du prix Louis-Delluc), s'afficha sobrement derrière lui sur la scène du festival un discret Au revoir les enfants, une révérence tout en malice et pudeur. Mais aussi une référence à un moment crucial de son histoire, de l'Histoire. 70 ans après, comme un signe aux méandres du destin. Ce moment terrible où tout aurait pu basculer. Ce moment où, s'il n'était pas resté immobile et silencieux dans l'ombre, jamais il ne se serait retrouvé sous les projecteurs du Festival de Cannes, à mettre les autres en lumière...C’est cette histoire-là que Gilles Jacob racontait dans son précédent livre, le remarquable L’échelle des Jacob, « Une histoire française prise dans la tourmente du siècle et les tourments intimes » (mon livre préféré de l’auteur dont je vous parle à nouveau plus bas dans cet article).
Outre la passion du cinéma, un autre point commun à chacun des livres de Gilles Jacob, qu’il s’agisse de romans, d’autobiographies, d’échanges épistolaires, réels ou imaginaires, c’est cet amour des mots avec lesquels il jongle malicieusement. Comme dans son Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, si riche et foisonnant d’anecdotes, d’histoires, d’Histoire, de descriptions flamboyantes et amoureuses de films que chacun s’attardera certainement sur des passages différents selon sa sensibilité comme dans ce À nos amours.
En parcourant les pages de ce Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, Gilles Jacob nous rappelait que, comme il le disait dans un autre livre, si « Cannes n’est pas un paradis pour les âmes sensibles » c’est aussi et avant tout cela, le lieu des « beaux films », ceux qui vous transportent et vous élèvent l’âme, ceux qui sont une « fenêtre ouverte sur le monde ». Cannes, c’est cette bulle d’irréalité, ce lieu où une sorte de « fièvre » qui vous coupe de la réalité s’empare de vous, paradoxalement tout en projetant des films qui souvent sont un miroir grossissant de cette réalité. Et surtout, comme le rappelle si justement Gilles Jacob, « la passion collective réunificatrice est logée là. »
Dans ce Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, il m’avait donné envie de revoir (parmi d’autres films), Partie de campagne de Jean Renoir au sujet duquel il rappelait : « Quel grand cinéaste français peut se vanter de ne rien devoir à Jean Renoir ? Sûrement pas Pialat, ni Rivette, ni Truffaut, ni Tavernier, ni Dumont, ni Beauvois, ni Patricia Mazuy, pour n’en citer que quelques-uns ». Et justement, dans À nos amours, un bel hommage est rendu à ce film de Renoir tourné en 1936, sorti en 1945, et surtout à Sylvia Bataille, épouse de l’écrivain Georges Bataille puis du psychanalyste Jacques Lacan, qui interprète l’inoubliable Henriette, avec « son regard-caméra le plus triste du monde » : « N’eût-elle prononcé que cette unique phrase dans sa vie de comédienne qu’elle n’en aurait pas moins été assurée de la postérité. Cette petite phrase toute simple : « Moi, j’y pense tous les soirs. »
Que de vibrantes déclarations d’amour figuraient dans ce Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes. Aux films. Aux cinéastes. Mais aussi, déjà, forcément, aux acteurs et aux actrices dont Gilles Jacob brossait déjà les portraits comme il l’aurait fait pour des personnages de romans. D’ailleurs, souvent, ce sont des personnages de romans. Comme Adjani « Elle apparaît, elle disparaît. Elle se toque, elle s’aperçoit qu’elle est trahie, elle jette. Les déceptions laissent des bleus à l’âme et les regrets des cicatrices invisibles. Elle croit qu’on les voit, alors il lui arrive d’oublier sa main le long de sa joue, trouve des poses nonchalantes qui masquent à demi son visage de déesse pour toujours. »
Adjani est évidemment présente aussi dans À nos amours, même en tout premier : « Alors s’il fallait privilégier un film, ce serait L’Histoire d’Adèle H. (1975), summum de François Truffaut et sommet dans la carrière d’Adjani, plus que prégnante en fille malmenée de Victor Hugo que sa liberté indisposait. »
Dans le Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, nous trouvions déjà les sublimes portraits de Catherine Deneuve « sans conteste la plus grande actrice française de sa génération » venue 19 fois à Cannes et qui « aurait mérité mille fois le prix d'interprétation qui lui est toujours passé sous le nez », Huppert «...aujourd'hui, après le long règne de Jeanne Moreau et de Catherine Deneuve, elle est devenue la patronne. » Et bien sûr l’inoubliable Jeanne Moreau qu’il décrit en reprenant ainsi la célèbre formule de Truffaut : « Elle a toutes les qualités qu'on attend d'une femme, plus celles qu'on attend d'un homme, sans les inconvénients des deux.. » à laquelle Gilles Jacob ajoute « Car il est des comédiennes pour lesquelles, indépendamment de leur gloire, la classe et l'élégance morale sont un art de vivre. Jeanne Moreau était de celles-là. C'est pourquoi, à la Bresson, un seul mot pour conclure : Ô, Jeanne. » En une formule, poignante, tout est dit, avec pudeur…
Ces comédiennes sont également présentes dans À nos amours. De Jeanne Moreau et son « rire cajoleur, ruisselant comme une cascade un jour d’été » à Catherine Deneuve, notamment par le truchement des mots de François Truffaut : « On a l’impression qu’elle garde des pensées pour elle, et que sa vie intérieure est au moins aussi importante que sa vie extérieure. Avec Catherine, il y a une importante part de rêve et on a l’impression que tout n’est pas montré à l’écran. Il y a le personnage qu’elle incarne et les pensées qui ne sont pas exprimées. Oui, Catherine Deneuve est une actrice de rêverie, il n’y a pas d’autre mot. »
Les acteurs n’étaient pas oubliés non plus dans le Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes. Là aussi, Gilles Jacob avait le don de les percer à jour, de nous laisser deviner l’être parfois blessé et mélancolique derrière l’acteur joyeux et exubérant comme Rochefort, ainsi magnifiquement portraituré (absent de À nos amours) : « Jean était revenu à la case départ, à sa nostalgie existentielle et ce désespoir solaire qu’il cachait derrière des pulls de couleur et des absurdités délicieuses », « cette voix sans pareille dans l’éloquence tranquille et la verve narquoise », « Jean méritait l’admiration collective de ses contemporains ; c’était quelqu’un ».
On se souvient aussi du magnifique portrait de Piccoli, « Il aura tout joué avec la même sincérité, la même virtuosité, la même force intérieure capable d'exprimer la folie furieuse comme la tendresse la plus délicate. C'est aussi un homme de bien qui inspire les plus beaux mots de la langue française : allure, générosité, élégance, pudeur, tendresse, extravagance ».
Ici, dans À nos amours, nous pouvons lire à son sujet : « Quand vient le moment de trouver un adjectif qui siérait au jeu ou aux choix de carrière de Michel Piccoli, on opterait volontiers pour excentrique, qualificatif inventé Outre-Manche bien avant ses débuts au cinéma. Ou anticonformiste, épris de liberté, d’aventures, de rencontres. »
Tout amoureux du cinéma sera forcément comblé avec ce livre dans lequel chaque portrait donne envie de (re)voir des classiques ou des films oubliés. Mais aussi des filmographies entières. On y chemine studieusement dans l’ordre chronologique, ou avec avidité et gourmandise en passant d’un portrait à l’autre au gré de ses goûts cinématographiques et curiosités (que ce livre aiguise encore). Un livre de chevet à lire le soir comme une madeleine de Proust pour nous replonger dans nos souvenirs de cinéma. Et pour, nous aussi, vivre dans nos rêves.
Ainsi, quelques extraits de ces portraits pour vous donner envie de les découvrir :
- Vicky Krieps, à propos de son rôle dans Bergman island de Mia Mia Hansen-Løve « Vicky Krieps, plausible en charmante épouse et tout aussi convaincante en émancipée, est une magnifique figure de féminisme radieux, car jamais elle ne cesse de sourire. »
- Romy. « Elles sont rares les actrices dont le seul prénom suffit à l’évocation. » avec le récit de cette scène extraordinaire qualifiée d’« extrasolaire » dans Ludwig ou le Crépuscule des Dieux de Visconti. Je vous laisse la découvrir…
- Léa Drucker, à propos de son rôle dans L’Eté dernier de Catherine Breillat : « Léa Drucker est plus que parfaite dans ce jeu du mensonge raisonnable où la passion folle valse avec un pragmatisme cruel. D’une grande beauté, jusque dans l’ombre de ses noirceurs. »
- Michèle Morgan : « son visage pur, ses hautes pommettes, sa peau douce et claire de vedette assumée la différencient, mais surtout on sent chez elle un heurt entre détermination farouche et constante inquiétude. »
- Signoret comme Romy dont le prénom Simone suffit à nous faire comprendre qui il désigne : « très belle avec quelque chose en plus, peut-être la noblesse de son âme qu’on lit sur son visage ou la fente oblongue de ses beaux yeux verts toujours prêts à faire feu pour la défense des libertés. »
- Gabin dont on nous rappelle cette scène merveilleuse de la Marseillaise dans La Grande Illusion quand « Gabin entonne La Marseillaise. Emotion, émotion. » à son dernier « coup gagnant avec Mélodie en sous-sol ».
- Ventura avec sa « force vulnérable, où la blessure physique ou morale n’est jamais loin », rappelant son rôle inoubliable dans Garde à vue de Claude Miller : « où il joue l’inspecteur, sa manière de bouger, s’asseoir, compulser un dossier, lever les yeux sur Michel Serrault, le prévenu qu’li interroge permet de mesurer le chemin parcouru et de voir que l’amateur des débuts est devenu un immense comédien. Toute une gamme de sentiments – perplexité, agacement, irritation, perte de contrôle – est obtenue par un infime jeu de la physionomie, l’écarquillement d’une pupille ou la modulation de la voix. »
- Macaigne avec sa « façon, fantasque, lunaire, fragile, pour mieux tenir la tristesse à distance, de voiler son regard, comme s’il était éteint. »
Chaque portrait est surtout un exercice d’admiration, savoureux à lire. Quelques éléments biographiques seulement les traversent et à la fin des portraits, trois « films notables » sont recommandés. Les portraits ravivent nos souvenirs de cinéphiles. C’est absolument passionnant mais pas seulement : instructif aussi. Un magnifique hommage aux actrices et acteurs, à ce que les films et nos souvenirs de ceux-ci leur doivent, à leurs mille nuances de jeux, leurs fêlures, leur grâce. Ce livre indispensable nous rappelle à quel point on les aime ces actrices et acteurs, à quel point certains films n’auraient pas eu le même destin et n'auraient pas laissé la même empreinte avec un casting différent. Sautiller avec bonheur d’un nom à l’autre est particulièrement réjouissant…. Une ode aux actrices et acteurs certes mais plus largement une ode au cinéma. Ce livre m’a rappelé pourquoi je l’aime ainsi, passionnément. Un incontournable pour tout amoureux du cinéma, qu’il souhaite se replonger dans ses souvenirs de cinéphile ou accroître ses connaissances. Vous y apprendrez une multitude de choses, je vous le garantis...et je vous préviens aussi : au fil de votre lecture, une envie insatiable de films s'emparera de vous, suscitée par cet ouvrage gourmand et délicieux.
À nos amours. Un florilège des actrices et des acteurs français. Gilles Jacob, Marie Colmant, Gérard Lefort - 24/04/2024 -Calmann-Levy / Grasset - 25,90 €
De Gilles Jacob, je vous encourage aussi à lire :
- La vie passera comme un rêve (2009 – Robert Laffont), autobiographie entre rêve et réalité dans laquelle s’entremêlent les lumières de la Croisette et les ombres mélancoliques de l’enfance, une (dé)construction judicieuse un peu à la Mankiewicz ou à la Orson Welles, un ouvrage assaisonné d’humour et d’autodérision à la Woody Allen.
- Les pas perdus (2013 – Flammarion), savoureux et mélodieux tourbillon de (la) vie, de mots et de cinéma, « en-chanté » et enchanteur dont les pages exhalent et exaltent sa passion du cinéma mais aussi des mots, avec lesquels il jongle comme il y jongle avec les années, les souvenirs, les films. Avec une tendre ironie. Un voyage sinueux et mélodieux dans sa mémoire, une vie et des souvenirs composés de rêves et, sans doute, de cauchemars.
- Le Fantôme du Capitaine ( 2011 – Robert Laffont), une correspondance imaginaire, une soixantaine de lettres comme autant de nouvelles, une évasion pleine de fantaisie dans le cinéma et la cinéphilie, la littérature, et en filigrane une réflexion sur l'art, un hommage à l’écriture, au pouvoir salvateur et jouissif des mots qui vous permettent les rêveries les plus audacieuses, les bonheurs les plus indicibles, et un hommage au pouvoir de l’imaginaire, à la fois sublime et redoutable, ce pouvoir qui fait « passer la vie comme un rêve ».
- Le Festival n’aura pas lieu ( 2015 – Grasset). Un roman qui vous emmène notamment sur le tournage de Mogambo sur lequel Lucien Fabas est envoyé en reportage en 1952, au Kenya, où il côtoie John Ford, Clark Gable, Ava Gardner et Grace Kelly. Et quand Gilles Jacob y écrit à propos de son personnage Lucien Fabas, « Le bonheur de transmettre s’imposait à lui comme une évidence » on pense que ce personnage est loin de lui être étranger.
- J’ai vécu dans mes rêves (2015 – Grasset). Ping-pong jubilatoire entre deux rêveurs, passionnants passionnés de cinéma, Michel Piccoli et Gilles Jacob. Caustiques échanges épistolaires (je vous recommande tout particulièrement la lecture des morceaux choisis qui figurent à la fin du livre et qui vous donneront une idée de leurs joutes verbales) mais aussi confidences sous forme de correspondance. Au gré des évocations des autres, c’est finalement le portrait de Piccoli qui se dessine. Sa liberté. Sa franchise. Sa complexité. Sa peur de paraître prétentieux. Ses blessures. Et surtout son amour immodéré pour son métier, sa passion plutôt en opposition à ses parents, son « contre-modèle », dont il regrette tant qu’ils en fussent dénués.
- Un homme cruel (2016 - Grasset). Un voyage à travers une vie aussi romanesque que celles des personnages que Sessue Hayakawa (l’homme cruel) a incarnés. Une vie tumultueuse entre Tokyo, Los Angeles, Monaco et Paris. La vie multiple d’un homme qui de star mondiale et adulée en passant par « agent péril jaune » pour la résistance française termina sa vie comme frère Kintaro, avec les moines bouddhistes. En paix, enfin. L’histoire de Sessue Hayakawa est surtout l’histoire vraie d’une star tombée dans l’oubli. L’éternelle histoire de la versatilité du public et du succès, de la gloire éblouissante et de l’oubli assassin. C’est bien sûr cette dichotomie entre son être et l’image qui est passionnante mais aussi le portrait de l’être plus sensible, avec sa femme, Tsuru Aoki. Un homme cruel nous raconte aussi une passionnante histoire d’amour qui a surmonté le temps et la distance et le succès et les infidélités, et une autre, impossible, chacune révélant une autre facette du personnage. Gilles Jacob décrit magnifiquement les tourments de l'âme et du cœur, une autre histoire dans l'Histoire. C’est aussi un trépidant voyage dans l’Histoire du 20ème siècle qui nous fait croiser ses figures illustres : Claudel, Stroheim, et tant d’autres. Mais aussi les drames du 20ème siècle entre séisme meurtrier, racisme, guerre là aussi tristement intemporels.
Et enfin le livre dans lequel Gilles Jacob a décidé de faire une déclaration d’amour, non pas au cinéma (même si, bien évidemment il se glisse dans ces pages) mais à sa famille, aux siens. L’Echelle des Jacob (Grasset - 2020) : Vous y croiserez bien sûr aussi quelques figures du cinéma comme Claude Chabrol, son camarade du lycée, qui lui enseignait le roman noir américain et le jazz ou encore Truffaut qui commençait toutes ses phrases « par oui, oui » même pour dire non. Vous y lirez ses débuts de critique avec la revue Raccords qu’il créa en 1949, ces deux vies qu’il mena de front, celle de critique et celle à la tête l’entreprise de son père, rôle lui fut imposé et qu’il est passionnant de découvrir. Il fut ainsi en même temps et pendant des années directeur à la Toledo, là où il « apprit la nécessité de trancher » et critique. Mais ceux que vous n’oublierez pas en refermant ces pages, ce sont surtout Denise, André, Jean-Claude, François, Jeannette. Sa mère. Son père. Son frère. Son cousin. Son épouse. Ce que vous n’oublierez pas en refermant ces pages, c’est le portrait magnifique de sa mère, leur « lien indéfectible, plus fort que tout », malgré la gifle d’enfance, malgré le temps dévoreur. Celle qui « a été là ». Toujours. Envers et contre tout. Celle qui lisait les entretiens d'Hitchcock et Truffaut en cachette. Ce que vous n’oublierez pas c’est son regard, le sens de la formule. Son regard acéré, lucide, mais toujours dénué de cynisme et d’esprit de revanche. Même quand il évoque les courtisans, qu’il égratigne doucement, même si là non plus n’est pas le sujet : « Lorsqu’on est au pouvoir, tout le monde est votre ami, on s’en aperçoit d’autant plus lorsqu’on n’y est plus. » Ce que vous n’oublierez pas, c’est qu’il lui a toujours fallu se « battre pour obtenir des choses qui n’étaient pas évidentes ou qui paraissaient trop faciles à première vue. » Ce que vous n’oublierez pas, c’est l’enfance de celui qui fut « pendant trente-huit années l’otage et l’amant du Festival de Cannes » malgré sa « timidité maladive » et son « désordre légendaire » Ce que vous n’oublierez pas, c’est le portrait de son père, qui aurait pu être un personnage de cinéma, qu’il dépeint sans manichéisme, homme dur, malgré les souvenirs de rares éclats de tendresse de l’enfance, dont on se dit que malgré tout, il parvint à « l’aimer dans le souvenir ». Une histoire française. La sienne. Intime mais toujours pudique, écrite avec la délicatesse, l'attention aux autres et l'élégance morale qui caractérisent son auteur. Une histoire dont il a « gardé aussi l’envie de mordre la vie à pleines dents, la vie simple, l’amour de la famille, de ma femme, le rire d’un enfant, l’harmonie d’une sonate, la page d’un livre souvent lu, le partage d’un repas. L’envie, comme tout le monde, d’être heureux. » L’envie dont ce livre transpire. Malgré les drames. Malgré les obstacles. L’envie de « tenir bon et prendre la vie comme elle vient » parce qu’«il n’y a pas le choix », comme le dit cette citation qu’il emprunte à Philip Roth. Et puis comme ça, sans prévenir, au fur et à mesure que se tisse l'histoire et que se dévorent les pages, comme un flot impétueux et ravageur, ses mots et l’émotion vous emportent, vous submergent, vous laissent ko. Quand les liens se distendent avec André (et pour cause, vous verrez !) et que ressurgissent les souvenirs de l’enfant à qui il apprit à monter à bicyclette. Réminiscences foudroyantes de l’enfance. Malgré tout. Il le nomme aussi André mais aussi « mon père », « papa », « p’pa ». Valse des identités et sans doute des sentiments à l’égard de celui qui fit souffrir Denise mais qui fut aussi le « petit gars de Nancy », soldat, marchand de biens, de nouveau soldat, prisonnier de guerre, directeur de société. La complexité d’une histoire française. Comme une autre. Et si singulière. Quand il raconte cette nuit de 2014 au Carlton, l’année de sa dernière présidence, dans laquelle perce la nostalgie et que remontent aussi les souvenirs de « l’élégance viscontienne de l’hôtel Hermitage », lorsque le personnel leur fit une haie d’honneur à Jeannette et lui, cette « attention précieuse ». Et que son épouse, partageant son émotion, presse son bras. Toujours d'ailleurs, l'émotion, subrepticement, surgit, quand il parle de sa femme, Jeannette. Et cette phrase m'a bouleversée : « Quand nous ne serons plus là, je sais que je penserai toujours à elle ». Nous rappelant son récit à propos de ce film japonais vu à Chinatown mettant en scène ces amants inséparables dont on se demande presque s’il ne l’a pas inventé, comme une parabole de leur propre histoire. Quand il évoque sa mère, toujours aussi, et qui « Un matin de 1985 », « le 23 décembre », « ne se réveilla pas ». Quand il écrit cette phrase poignante à propos de son frère « J’ai pensé « C’est à toi maintenant de le protéger », et je n’ai pas su le faire. » Quand il n’arrête pas de penser que son père est mort seul. Toutes ces fois, l’émotion nous saisit, grandit, m’a saisie parce que si ce récit est personnel, il est aussi universel en nous renvoyant à nos disparus, que nous aurions toujours pu mieux protéger, aimer, comprendre, étreindre. Et aux regrets qui eux aussi nous étreignent. Jusqu’à la phrase finale que je vous laisse découvrir, à laquelle on ne peut que répondre que oui, sans le moindre doute, désormais, Jeannette, Denise, André, François, Jean-Claude, et même Auguste et Lambert, ses grands-pères, qu’il ne connut jamais, et même les rôles secondaires et pourtant tellement essentiels comme le barman Adolphe, le père Bruno, un Juste, ils feront partie de notre univers, seront intégrés à la mémoire de notre propre vie, à la farandole de personnages qui la peuple. Comme le sont toujours les personnages d’un livre qu’on n’oublie pas. Auquel des personnages marquants procurent vie, force, singularité, émotion. Un peu plus parce qu’ils furent réels. Et désormais immortels grâce à L’échelle des Jacob. Non, cher Gilles Jacob, vous ne serez plus seul à vous souvenir. Merci pour ce livre, cette « opération de séduction », victorieuse indéniablement. Merci pour eux. Merci à la boîte rouge en carton bouilli d’avoir réveillé les souvenirs enfouis. J’ai terminé cette lecture le cœur chaviré, et étrangement avec un peu de baume sur les blessures de l’âme ébréchée des fêlures incurables laissées par ses irremplaçables absents. Le cœur chaviré, enfin, en pensant aux larmes de nos pères qui charrient tant de mystères. Et en pensant qu’il n’est jamais trop tard pour tenter de les comprendre. (Critique complète à lire ici).