CONCERT - DELON, LE DERNIER SAMOURAÏ – Palais des Congrès – 8 novembre 2024
« Quand des hommes, même s'ils l'ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d'entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents. Au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. » Hier soir, le Palais des Congrès tenait lieu de cercle rouge à ceux qui souhaitaient rendre hommage au « dernier samouraï », le jour de son anniversaire, presque deux mois après sa mort survenue au cœur de l’été dernier, en « plein soleil ».
Manalese. Sartet. Gabin. Delon. Verneuil. Morricone. Cela a commencé comme cela. Par le « duel » final Manalese (Gabin) / Sartet (Delon) sur la musique entêtante de Morricone (pour laquelle ce dernier disait s’être inspiré du Prélude et Fugue 543 de Bach). Sartet meurt. Delon meurt souvent. Enfin non, cela a commencé un peu avant, avec la musique de Clapton à tue-tête dans le bus qui me menait vers le Palais des Congrès. J’ignore quelle était la probabilité que le chauffeur fasse résonner cette musique-là, à ce moment-là, une des musiques préférées de celui qui m’a fait aimer le cinéma grâce aux films avec Delon. Il paraît que « la chance, ça n’existe pas » (citation extraite de Borsalino), mais les signes du destin, et le hasard peut-être ?
80 musiciens. 20 films. 20 musiques. Un ciné-concert symphonique au profit de la recherche contre Alzheimer (que Delon soutenait). Un hommage à l’image de Delon : sobre, nostalgique, mélancolique, élégant, concentré sur l’essentiel : le cinéma. Des souvenirs de vie et de cinéma qui se confondent, le tourbillon étourdissant des extraits, des musiques, allant crescendo pour finalement nous emporter et faire chavirer d’émotions. Sarde. Morricone. Delerue. Rota. Demarsan. De Roubaix. Bolling. Legrand. Borniche. Ripley. Rocco. Tancrède. Costello. Sartet. Siffredi. Klein. Corey. Clément. Verneuil. Visconti. Losey. Cavalier. Melville. Deray. Giovanni. Granier-Deferre. Dans le désordre. La liste impressionnante des compositeurs de musiques de films dans lesquels Delon a tourné, à l’honneur hier soir (et que de chefs-d’œuvre parmi ces musiques, redécouvertes grâce à ce ciné-concert, comme celle de Rocco et ses frères, de Nino Rota, dont j’avais oublié à quel point elle était bouleversante). Les noms des personnages que Delon a rendus immortels et qui seuls suffisent à nous rappeler les films dans lesquels il les incarne. Les immenses metteurs en scène des films en question. Les extraits juxtaposés témoignaient du talent unique et du jeu protéiforme de Delon, mais qui en douterait encore ? Les variations de la voix. L’intensité et la polysémie du regard, l’émotion qui y affleure souvent. Et puis ces regards échangés, d’une puissance renversante. Entre Gabin et Delon à la fin de Mélodie en sous-sol (avec l’inoubliable musique de Michel Magne). Entre Signoret et Delon (La Veuve Couderc, musique de Philippe Sarde). Entre Gabin et Delon (Deux hommes dans la ville, musique de Philippe Sarde). Dans les deux derniers, la mort qui s’insinue dans les regards et les silences. Alors, le cœur qui s’emballe, parce que ce n’est plus tout à fait du cinéma. Oui, Delon meurt beaucoup. Et puis ces mots (écrits par Barbelivien) avec la voix de Delon qui envahit le Palais des Congrès, présent, vivant même soudain, sur la musique de Rêve d’amour de Liszt (quel autre incroyable signe du destin que comprendront ceux qui auront lu La Symphonie des rêves). Alors, oui Delon meurt beaucoup, est mort pour de bon mais hier soir son ombre illuminait le Palais des Congrès lors de ce moment où réalité et fiction valsaient comme Tancrède et Angelica dans Le Guépard.
J’ai repensé à cette scène du Guépard justement : Salina (Lancaster), face à sa solitude, devant un tableau de Greuze, La Mort du juste, faisant « la cour à la mort » comme le lui dira Tancrède (Delon). Angelica, Tancrède et Salina ensuite dans cette même pièce face à ce tableau morbide alors qu’à côté se fait entendre la musique joyeuse du bal. L’aristocratie vit ses derniers feux mais déjà la fête bat son plein. Devant les regards attristés et admiratifs de Tancrède et Angelica, Salina s’interroge sur sa propre mort. Les regards lourds de sens qui s’échangent entre eux trois, la sueur qui perle sur les trois visages, ce mouchoir qu’ils s’échangent pour s’éponger en font une scène d’une profonde cruauté et sensualité, entre deux regards et deux silences, devant ce tableau terriblement prémonitoire de la mort d’un monde et d’un homme, illuminé par deux bougies que Salina a lui-même allumées comme s’il admirait, appelait, attendait sa propre mort, devant ces deux êtres resplendissants de jeunesse, de gaieté, de vigueur. Là, Delon ne mourait pas, il incarnait la vie.
Cet hommage (posthume, vraiment là) m’a évidemment fait repenser à ce soir, poignant et inoubliable, du 19 mai 2019, lorsque Delon recevait sa palme d’or d’honneur, où il faisait ses adieux à la vie et à la scène, et évoquait « un hommage posthume de mon vivant ».
« Je ne joue pas. Je vis », disait-il aussi. Alors, hier soir, lors de cette soirée mémorable, il ne jouait pas, il vivait. Après cela, il a fallu retrouver la réalité, s’enfoncer dans le silence de la nuit percé par les galimatias des noctambules, la vie qui n’était plus un jeu. Quoique… J’aime à croire qu’elle peut l’être comme m’y incitaient les musiques de films sublimant davantage encore la beauté incendiaire Paris qui résonnaient dans ma tête, contribuant à ce que tout se mélange un peu : les morts, les vivants, Clapton, Liszt, Morricone, Delon, le hasard, les signes du destin, la vie, le cinéma, le passé, le présent, la nostalgie, la joie, la musique joyeuse du bal et, finalement, la vie qui l’emportait là aussi, la vie qui M’emportait. Pour terminer, et refermer le cercle rouge, une autre citation, extraite du Samouraï cette fois :
« Il n'y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï. Si ce n'est celle d'un tigre dans la jungle...Peut-être. »
(Quelques mots désordonnés encore portée par l'émotion d'hier et peu d'images ayant préféré profiter de l'instant et aussi parce qu'elles sont souvent plus imparfaites et traîtresses et moins puissantes que les souvenirs).
En complément : mon article "Delon, hommage et souvenirs" écrit le 18.08.2024.