Critique de « Canine » de Yorgos Lanthimos
Un film grec vous disais-je hier, l'argument était suffisant pour que je m'y précipite, tout ce qui concerne la Grèce de près ou de loin m'intéressant. Mon enthousiasme s'arrêtera là, « Canine » étant l'exact contraire de tout ce qu'évoque la Grèce pour moi... donc je vais tenter de mettre de côté mon attachement viscéral à ce pays pour vous parler de ce film.
Loin de l'atmosphère chaleureuse, lumineuse, ensorcelante que peut évoquer la Grèce pour moi c'est ici, en pleine campagne, derrière les hauts murs d'une maison où vivent un couple et leurs trois enfants (qui ont allègrement dépassé la vingtaine) qui ne les ont jamais quittés, que se joue l'intrigue. Ils ne connaissent rien du monde extérieur si ce n'est ce que leurs parents leur en laissent entendre. Ainsi les seules vidéos que les enfants regardent sont des vidéos familiales dont ils connaissent les dialogues par cœur comme les répliques d'une fiction. Seul le père sort de la maison pour aller travailler dans son entreprise et la seule personne de l'extérieur à venir dans la maison est Christina, agent de sécurité dans ladite entreprise qui vient assouvir les besoins sexuels du fils sur recommandation du père. Derrière ces murs, les parents recréent donc un monde où ils façonnent et manipulent leurs enfants. Un monde carcéral. Une prison d'autant plus cruelle qu'elle se trouve sous le soleil insolent de Grèce, dont quelques airs de musique écoutés dans la voiture par le père et Christina rappellent la beauté, la liberté, le bouillonnement de vie indissociable de ce pays.
Voilà typiquement le genre de film qui m'agace prodigieusement, agace plus que dérange tant le propos du film est surligné. Et l'hypocrisie qui consiste à crier au génie sous prétexte qu'un film dérangeant serait forcément un chef d'œuvre (le film en question a obtenu le prix Un Certain Regard et le prix de la jeunesse au dernier Festival de Cannes) m'agace encore davantage. Qu'est-ce qui me dit qu'il s'agit là d'hypocrisie me direz-vous... En effet, simple supputation, néanmoins appuyée sur les réactions de rejet à la projection presse hier...étrangement en contradiction avec les critiques lues dans la presse. Oui, voilà, un film dérangeant est forcément un chef d'œuvre. Et affirmer le contraire serait preuve d'incompréhension, d'ignorance, de principes moralisateurs, de contresens artistique. Pas forcément, et j'espère vous en convaincre.
Le propos donc. Une allégorie jusqu'au-boutiste de la manipulation mentale, œuvre d'une éducation rigide et évidemment plus largement des dictatures, des totalitarismes dont Yorgos Lanthimos démonte ou plutôt tente de démonter (et démontrer) le mécanisme. Conditionnée, la famille (ou donc le peuple) se laisse asservir ne connaissant d'autre réalité, ni la nuance entre bien et mal, moralité et immoralité. Un zombie devient une fleur jaune. Les chats deviennent des créatures maléfiques et meurtrières. Et on ne peut accéder à l'âge adulte que lorsqu'on a perdu une canine (d'où le titre...). L'univers devient absurde pour un regard extérieur et normal pour ceux qui y vivent. En insérant dans la banalité ces situations qui mettent néanmoins en scène des êtres opprimés, niés, il confronte les regards, et en renforce l'étrangeté en leur donnant un cadre a priori familier. L'idée était donc plutôt intéressante. De même que le cadrage, rectangulaire, rigide, parfois ne montrant pas les visages de ces êtres alors déshumanisés. Sans âme. Sans visage soudain.
De l'absurde de certaines situations résulte un humour très noir et les rires proviennent davantage du malaise devant une telle imagination dans la manipulation et la perversité, voire du dégoût que de la jubilation. Un film jubilatoire ai-je lui ça et là... !! Mais n'est-ce pas là aller totalement à l'encontre du message du réalisateur ? En nous montrant le totalitarisme à l'échelle familiale, il en démonte aussi les mécanismes pervers, absurdes, terrifiants, malsains.
Et c'est là qu'arrive la limite du film. Parce que Lanthimos n'est ni Ionesco (là aussi l'homme devient animal) ni Haneke et il croit visiblement que pour faire comprendre et donner de la force au propos, il faut tomber dans la surenchère. De nudité. De perversité. De transgression. D'asservissement. De bêtise. Ne jamais utiliser le hors champ. Montrer, tout montrer. De préférence en plan fixe et en gros plan pour accroître le malaise. Du coup le propos en perd de la force. Ce qui est excessif en devient insignifiant. Vulgaire. Vain. Et Yorgos Lanthimos semble lui-même se complaire dans ce que son film aurait pu brillamment dénoncer, et forcer ainsi le spectateur à en devenir complice.
Ce film me fait penser à ces gens, régulièrement invités sur des plateaux de télévision pour y déverser leur brillante logorrhée, qui maîtrisent parfaitement la rhétorique, que personne n'ose et ne sait contredire, non pas parce qu'ils édicteraient des vérités incontestables mais parce qu'ils savent tellement bien habiller la forme, que personne n'estime avoir le droit de remettre en cause le fond... vide bien souvent mais en apparence savamment habillée comme irréfutable. Des propos qui, finalement, endorment, au lien de réveiller la conscience. Comme une séance d'hypnose. Et on se demande alors si, finalement ici, les pantins ne sont pas davantage les spectateurs que les personnages (les enfants manipulés par leurs parents) à moins que le réalisateur ne soit un tel génie que ce soit là son but implicite : nous démontrer ainsi la fascination perverse pour ce régime... Sans quoi ce n'est (ou ne serait) qu'un beau gâchis. Une vulgaire illusion. Dommage : l'idée était belle...mais une idée aussi belle soit-elle ne peut tout justifier ou excuser. Surtout pas la démagogie.
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