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A VOIR A LA TELEVISION : CRITIQUES DE FILMS - Page 46

  • Critique de « Elle s’appelait Sarah » de Gilles Paquet-Brenner, à 20H45, sur France 2

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    Il aura fallu attendre 1995 pour entendre un Président de la République dire, enfin, "Oui, la folie criminelle de l'occupant a été, chacun le sait, secondée par des Français, secondée par l'Etat français...", reconnaissant ainsi officiellement la responsabilité de l’Etat Français dans l’horreur du Vel d’Hiv. Il aura fallu attendre 2010 pour que deux films y soient consacrés, soit soixante-huit temps après les faits : « La Rafle » en début d’année et  « Elle s’appelait Sarah », adapté du roman éponyme de Tatiana de Rosnay. Bien sûr, dans « Monsieur Klein » (voir critique), Joseph Losey avait déjà fait la démonstration implacable de l’absurdité effroyable de l’holocauste et en particulier du Vel d’Hiv mais le cinéma ne s’était jamais encore réellement emparé pleinement du sujet de la rafle. Une vraie nécessité à entendre certains propos que j’évoquais déjà, ici, au milieu d’une incompréhensible et affligeante indifférence générale.

    Les 16 et 17 juillet 1942, 13000 juifs furent raflés et emmenés au Vélodrome d’Hiver. C’est ce qui est arrivé à Sarah (Mélusine Mayance), alors âgée de 10 ans. C’est ce que découvre Julia Jarmond (Kristin Scott-Thomas ), une journaliste américaine installée en France depuis 20 ans qui enquête sur ce douloureux épisode mais peu à peu ce qui était « seulement » un sujet d’article va révéler un secret familial, la famille de Sarah ayant vécu dans la maison des beaux-parents de Julia (celle où Julia projette justement de vivre) jusqu’à ce jour funeste de juillet 1942. A soixante ans d’écart, leurs destins vont se mêler et la vie de Julia et de ses proches va en être bouleversée. En deux questions des collègues du journal où Julia travaille est traduite la nécessité de transmettre. Non seulement ils ignorent ce qu’est le Vel d’Hiv mais une fois le sachant trouvent impensable que cela ait pu être commis par des Français.

    Cela commence par le rire de Sarah, un rire cristallin. Des coups à la porte. Une intrusion brusque. La cavalcade de rires de Sarah brutalement interrompue. Le petit frère caché dans l’armoire. Tout est dit. La fin de l’innocence. La violence d’une réalité absurde. La vérité et l’enfance emprisonnées. La clé du secret. Gilles Paquet-Brenner a l’intelligence de ne jamais en rajouter, de ne pas forcer l’émotion qui submerge d’ailleurs rapidement le spectateur et à plusieurs reprises, et de recourir au hors-champ qui laisse place à l’imaginaire du spectateur, et à l’intraduisible horreur.

    Filmant du point de vue et souvent à la hauteur de Sarah, avec des plans courts et serrés renforçant le sentiment de suffocation, d’oppression, en quelques plans, sans le même souci de reconstitution réaliste que dans « La Rafle », il nous fait envisager l’horreur indicible à laquelle elle est confrontée, à chaque fois par une violence brusque qui rappelle l’interruption du rire cristallin du début : de cette femme qui se jette du Vélodrome à cette scène, cruelle et bouleversante, où les enfants sont violemment séparés des parents au camp de Beaune-La-Rolande .

    A l’histoire de Sarah se superpose donc celle de la journaliste américaine avec laquelle elle n’a a priori rien en commun et qui va bientôt devoir faire face à un poids terrible, celui du secret, de la culpabilité. Le poids de l’Histoire qui se mêle alors à la sienne, d’histoire. Lever le voile sur la première va alors être nécessaire pour continuer la sienne.

    A travers ceux que croisent Sarah ce sont tous les visages de cette guerre qui apparaissent méprisables ou admirables, parfois plus complexes : ceux qui ont collaboré, ceux qui se sont tus, ceux qui ont spolié les juifs, ceux qui ont aidé au péril de leur vie.

    L’intensité du jeu de Kristin Scott-Thomas, encore une fois remarquable (et si différente des rôles qu’elle incarnait dans « Il y a longtemps que je t’aime » ou « Partir » ou encore dans « Nowhere boy »), l’intelligence et la sobriété de la réalisation, l’incroyable Mélusine Mayance, bouleversante, qui interprète brillamment la fragilité obstinée de la petite Sarah, les rôles secondaires (Niels Arestrup et Michel Duchaussoy en tête), le scénario efficace et le montage ingénieux en font un film aussi nécessaire que poignant et qui nous rappelle que la mémoire est un devoir et que l’ignorance est aussi la cause des plus grands drames de nos histoires et de l’Histoire, quand ceux de la seconde n’entraînent pas fatalement ceux de la première et que la clé du secret ouvre souvent sur la vérité mais aussi la paix et la liberté.

    Pour en savoir plus, une nouvelle fois, je vous recommande donc de voir :

    « Monsieur Klein » de Joseph Losey,. Ainsi que « La liste de Schindler », l'incontournable chef d'œuvre de Spielberg. Evidemment « Le Dictateur » de Chaplin, « Le Chagrin et La Pitié » de Marcel Ophüls, « Au revoir les enfants » de Louis Malle, « Nuit et brouillard » d'Alain Resnais, La vie est belle de Roberto Benigni. « Le Pianiste » de Roman Polanski. Sur la Résistance : « L'armée des ombres » de Jean-Pierre Melville

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  • Critique - "Un balcon sur la mer" de Nicole Garcia, à 20H45 sur Ciné + Emotion

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    Quatre ans après « Selon Charlie » (alors injustement malmené par la critique, notamment lors de sa présentation en compétition du Festival de Cannes), Nicole Garcia revenait à la réalisation avec «Un balcon sur la mer » dans lequel Marc (Jean Dujardin, avant "The Artist"), marié à un professeur (Sandrine Kiberlain), et père d’une petite fille, est agent immobilier dans le Sud de la France. Il mène une vie paisible et confortable jusqu’au jour où, lors d’une visite immobilière, il rencontre une femme mystérieuse (Marie-Josée Croze) représentant un acquéreur. Il pense reconnaître en cette femme énigmatique au charme envoûtant Cathy, l’amour de ses 12 ans, alors qu’il vivait en Algérie, à la fin de la guerre d’indépendance. Après une nuit d’amour la jeune femme disparait et le doute s’empare de Marc sur la réelle identité de cette dernière. Va alors débuter pour lui une quête. Amoureuse et identitaire. En partant à se recherche, c’est avant tout son propre passé enfoui qu’il va (re)trouver.

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    Une nouvelle fois, Nicole Garcia se penche sur l’enfance, ce qu’il en reste, et sur les méandres de la mémoire et la complexité de l’identité. Tout en finesse. Avec une lenteur appréciable quand le cinéma vise de plus en plus l’efficacité, oubliant d’ailleurs qu’elle n’est pas forcément synonyme de fracas et de vitesse mais parfois de silences et de lenteur, oubliant que le message ou le sujet qu’il véhicule n’en a que plus de force en s’immisçant plutôt qu’en s’imposant bruyamment.

    Ce « balcon sur la mer » est à l’image de la lumière du sud dont il est baigné, d’abord éblouissante puis laissant entrevoir la mélancolie et la profondeur, plus ombrageuse, derrière cette luminosité éclatante, laissant entrevoir aussi ce qui était injustement resté dans l’ombre, d’une beauté a priori moins étincelante mais plus profonde et poignante.

    A l’image de la mémoire fragmentaire et sélective de Marc, le passé et la vérité apparaissent par petites touches, laissant sur le côté ce qui devient secondaire. Ainsi peut-on d’abord regretter le caractère elliptique du scénario, par exemple concernant la vie conjugale de Marc, mais cette ellipse se révèle avec le recul un judicieux élément dramatique puisque notre point de vue épouse alors celui de Marc. Sa femme est effacée comme son présent s’efface pour laisser place au passé qui ressurgit. Avec lui, on chemine vers ce balcon sur la mer, vers ce lieu de l’enfance perdue.

    Sans doute la présence de Jacques Fieschi, coscénariste (et notamment ancien scénariste de Claude Sautet) n’y est-elle pas étrangère, mais Nicole Garcia est une des rares à savoir raconter des « histoires simples » qui révèlent subtilement la complexité des « choses de la vie ». Des idées simples de mise en scène mais qui ont toutes une réelle signification comme ces souvenirs (re)vus à hauteur d’enfant, laissant les adultes et parfois la violence dans les limbes de la mémoire. Une manière délicate de dire l’indicible. De montrer simplement toute l’ambivalence humaine comme le personnage de Marie-Josée Croze qui multiplie ainsi les identités : celle qu’elle endosse en tant que prête-nom, celle qu’elle endosse pour Marc, jouant donc constamment un rôle dans la vie avant de le faire sur scène débarrassée de ses artifices. C’est paradoxalement en jouant qu’elle se trouvera elle-même. En cela, « Un balcon sur la mer » est aussi une véritable mise en abyme de l’imaginaire et donc du cinéma, un hommage à leur pouvoir salvateur.

    La plus grande réussite du film c’est néanmoins sans aucun doute les choix de Jean Dujardin et Marie-Josée Croze dans les rôles principaux. Le premier incarne Marc à la perfection, traduisant avec beaucoup de justesse et de nuances les doutes de cet homme qui retrouve son passé, son enfance et ainsi un ancrage dans le présent. Il rend son personnage touchant et bouleversant sans jamais forcer le trait et montre une nouvelle fois la large palette de son jeu. Face à lui, Marie-Josée Croze est plus mystérieuse et incandescente que jamais après le mésestimé « Je l’aimais » de Zabou Breitman. De leur couple se dégage beaucoup de charme, de mystère, mais aussi une forme d’innocence qui renvoie à l’enfance.

    En toile de fond, l’Algérie, sa violence et la nostalgie qu’elle suscite, et la ville d’Oran où a vécu Nicole Garcia enfant (et d’ailleurs également Jacques Fieschi). Une violente nostalgie qui est aussi celle de ces souvenirs d’enfance et de ces doux regrets qui ressurgissent brutalement et submergent, dans ce sens «Un balcon sur la mer » est un film à la fois très personnel et universel. Le balcon sur la mer : c’est cet endroit secret de nos mémoires qui donne sur les souvenirs d’enfance enfouis, dont la réminiscence est tantôt douloureusement heureuse ou joyeusement douloureuse mais jamais exempte d’émotion. Un balcon sur la mer dont je vous engage à aller respirer l’air iodé. Un subtil thriller sentimental au parfum doux, violent et enivrant des souvenirs d’enfance.

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  • Critique de "Babel" "Babel" d'Alejandro Gonzales Inarritu (prix de la mise en scène du Festival de Cannes 2006)

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    En attendant le programme du Festival de Cannes 2013 dont je vous rappelle que vous pourrez le suivre en intégralité sur mes sites http://inthemoodforfilmfestivals.com et http://inthemoodforcannes.com je vous propose un petit flash back sur le film de ce dernier qui avait reçu le prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2006: "Babel", un de mes plus grands chocs cinématographiques cannois et, pour moi, un chef d'oeuvre. Le film sera projeté ce soir à 20H45 sur Ciné+ Emotion. Voici la critique que j'avais alors publiée:

    En plein désert marocain, des enfants jouent avec un fusil que leur père vient d’acheter. Un coup de feu retentit et blesse une touriste américaine dans un bus qui passait sur la route, en contrebas. Les destins de cette femme (Cate Blanchett) et de son mari (Brad Pitt) dont le couple battait de l’aile, les destins des deux enfants responsables du coup de feu, le destin de la nourrice mexicaine des enfants du couple d’Américains, le destin d’une jeune Japonaise, en l’occurrence la fille de l’homme qui a donné le fusil à un Marocain qui l’a revendu au père des deux enfants : ces destins vont tous avoir une influence les uns sur les autres, des destins socialement et géographiquement si éloignés, mais si proches dans l’isolement et dans la douleur.

    Rares sont les films que je retourne voir, mais pour Babel vu au Festival de Cannes 2006 où il a obtenu le prix de la mise en scène et celui du jury œcuménique, c’était une vraie nécessité parce que Babel c’est plus qu’un film : une expérience. Ce film choral qui clôt le triptyque du cinéaste après Amours chiennes et 21 grammes fait partie de ces films après lesquels toute parole devient inutile et impossible, de ces films qui expriment tant dans un silence, dans un geste, qu’aucune parole ne pourrait mieux les résumer. De ces films qui vous hypnotisent et vous réveillent. De ces films qui vous aveuglent et vous éclairent. Donc le même choc, la même claque, le même bouleversement, quelques mois après, l’effervescence, la déraison et les excès cannois en moins. Malgré cela.

    Si la construction n’avait été qu’un vain exercice de style, qu’un prétexte à une démonstration stylistique ostentatoire, l’exercice aurait été alors particulièrement agaçant mais son intérêt provient justement du fait que cette construction ciselée illustre le propos du cinéaste, qu’elle traduit les vies fragmentées, l’incommunicabilité universelle.

    Le montage ne cherche pas à surprendre mais à appuyer le propos, à refléter un monde chaotique, brusque et impatient, des vies désorientées, des destins morcelés. En résulte un film riche, puissant où le spectateur est tenu en haleine du début à la fin, retenant son souffle, un souffle coupé par le basculement probable, soudain, du sublime dans la violence. Du sublime d’une danse à la violence d’un coup de feu. Du sublime d’une main sur une autre, de la blancheur d’un visage à la violence d’une balle perdue et d’une blessure rouge sang. Du sublime du silence et du calme à la violence du basculement dans le bruit, dans la fureur, dans la déraison.

    medium_P80601087315038.jpgUn film qui nous emmène sur trois continents sans jamais que notre attention ne soit relâchée, qui nous confronte à l’égoïsme, à notre égoïsme, qui nous jette notre aveuglement et notre surdité en pleine figure, ces figures et ces visages qu’il scrute et sublime d’ailleurs, qui nous jette notre indolence en pleine figure, aussi. Un instantané troublant et désorientant de notre époque troublée et désorientée. La scène de la discothèque est ainsi une des plus significatives, qui participe de cette expérience. La jeune Japonaise sourde et muette est aveuglée. Elle noie son désarroi dans ces lumières scintillantes, fascinantes et angoissantes. Des lumières aveuglantes: le paradoxe du monde, encore. Lumières qui nous englobent. Soudain aveuglés et sourds au monde qui nous entoure nous aussi.

    Le point de départ du film est donc le retentissement d'un coup de feu au Maroc, coup de feu déclenchant une série d'évènements qui ont des conséquences désastreuses ou salvatrices, selon les protagonistes impliqués. Peu à peu le puzzle se reconstitue brillamment, certaines vies se reconstruisent, d’autres sont détruites à jamais.

    Jamais il n’a été aussi matériellement facile de communiquer. Jamais la communication n’a été aussi compliquée, Jamais nous n’avons reçu autant d’informations et avons si mal su les décrypter. Jamais un film ne l’a aussi bien traduit. Chaque minute du film illustre cette incompréhension, parfois par un simple arrière plan, par une simple image qui se glisse dans une autre, par un regard qui répond à un autre, par une danse qui en rappelle une autre, du Japon au Mexique, l’une éloignant et l’autre rapprochant.

    Virtuosité des raccords aussi : un silence de la Japonaise muette qui répond à un cri de douleur de l’américaine, un ballon de volley qui rappelle une balle de fusil. Un monde qui se fait écho, qui crie, qui vocifère sa peur et sa violence et sa fébrilité, qui appelle à l’aide et qui ne s’entend pas comme la Japonaise n’entend plus, comme nous n’entendons plus à force que notre écoute soit tellement sollicitée, comme nous ne voyons plus à force que tant d’images nous soit transmises, sur un mode analogue, alors qu’elles sont si différentes. Des douleurs, des sons, des solitudes qui se font écho, d’un continent à l’autre, d’une vie à l’autre. Et les cordes de cette guitare qui résonnent comme un cri de douleur et de solitude.

    Véritable film gigogne, Babel nous montre un monde paranoïaque, paradoxalement plus ouvert sur l’extérieur fictivement si accessible et finalement plus égocentrique que jamais, monde paradoxalement mondialisé et individualiste. Le montage traduit magistralement cette angoisse, ces tremblements convulsifs d’un monde qui étouffe et balbutie, qui n’a jamais eu autant de moyens de s’exprimer et pour qui les mots deviennent vains. D’ailleurs chaque histoire s’achève par des gestes, des corps enlacés, touchés, touchés enfin. Touchés comme nous le sommes. Les mots n’ont plus aucun sens, les mots de ces langues différentes. Selon la Bible, Babel fut ainsi une célèbre tour construite par une humanité unie pour atteindre le paradis. Cette entreprise provoqua la colère de Dieu, qui pour les séparer, fit parler à chacun des hommes impliqués une langue différente, mettant ainsi fin au projet et répandant sur la Terre un peuple désorienté et incapable de communiquer.

    medium_P80601161052655.jpgC’est aussi un film de contrastes. Contrastes entre douleur et grâce, ou plutôt la grâce puis si subitement la douleur, puis la grâce à nouveau, parfois. Un coup de feu retentit et tout bascule. Le coup de feu du début ou celui en pleine liesse du mariage. Grâce si éphémère, si fragile, comme celle de l’innocence de ces enfants qu’ils soient japonais, américains, marocains, ou mexicains. Contrastes entre le rouge des vêtements de la femme mexicaine et les couleurs ocres du désert. Contrastes entres les lignes verticales de Tokyo et l’horizontalité du désert. Contrastes entre un jeu d’enfants et ses conséquences dramatiques. Contraste entre le corps dénudé et la ville habillée de lumière. Contraste entre le désert et la ville. Contrastes de la solitude dans le désert et de la foule de Tokyo. Contrastes de la foule et de la solitude dans la foule. Contrastes entre « toutes les télévisions [qui] en parlent » et ces cris qui s’évanouissent dans le désert. Contrastes d’un côté et de l’autre de la frontière. Contrastes d’un monde qui s’ouvre à la communication et se ferme à l’autre. Contrastes d’un monde surinformé mais incompréhensible, contrastes d’un monde qui voit sans regarder, qui interprète sans savoir ou comment, par le prisme du regard d’un monde apeuré, un jeu d’enfants devient l’acte terroriste de fondamentalistes ou comment ils estiment savoir de là-bas ce qu’ils ne comprennent pas ici.

    medium_P80601693016905.jpgMais toutes ces dissociations et ces contrastes ne sont finalement là que pour mieux rapprocher. Contrastes de ces hommes qui parlent des langues différentes mais se comprennent d’un geste, d’une photo échangée (même si un billet méprisant, méprisable les séparera, à nouveau). Contrastes de ces êtres soudainement plongés dans la solitude qui leur permet finalement de se retrouver. Mais surtout, surtout, malgré les langues : la même violence, la même solitude, la même incommunicabilité, la même fébrilité, le même rouge et la même blancheur, la même magnificence et menace de la nuit au-dessus des villes, la même innocence meurtrie, le même sentiment d’oppression dans la foule et dans le désert.

    Loin d’être une démonstration stylistique, malgré sa virtuosité scénaristique et de mise en scène Babel est donc un édifice magistral tout entier au service d’un propos qui parvient à nous transmettre l’émotion que ses personnages réapprennent. Notons que malgré la pluralité de lieux, de langues, d'acteurs (professionnels mais souvent aussi non professionnels), par le talent de son metteur en scène, Babel ne perd jamais sa cohérence qui surgit, flagrante, bouleversante, évidente, au dénouement.

    La mise en scène est volontairement déstructurée pour refléter ce monde qu'il met en scène, un monde qui s'égare, medium_P80601398560603.jpget qui, au moindre geste , à la moindre seconde, au moindre soupçon, peut basculer dans la violence irraisonnée, un monde qui n'a jamais communiqué aussi vite et mal, un monde que l'on prend en pleine face, fascinés et horrifiés à la fois, un monde brillamment ausculté, décrit, par des cris et des silences aussi ; un monde qui nous aveugle, nous assourdit, un monde de différences si semblables, un monde d’après 11 septembre.

    Babel est un film douloureux et clairvoyant, intense, empreint de la fébrilité du monde qu’il parcourt et dépeint de sa lumière blafarde puis rougeoyante puis nocturne. Un film magnifique et éprouvant dont la mise en scène vertigineuse nous emporte dans sa frénésie d’images, de sons, de violences, de jugements hâtifs, et nous laisse avec ses silences, dans le silence d’un monde si bruyant. Le silence après le bruit, malgré le bruit, le silence de l’harmonie retrouvée, l’harmonie éphémère car il suffirait qu’un coup de feu retentisse pour que tout bascule, à nouveau. La beauté et la douleur pareillement indicibles. Babel, tour de beauté et de douleur. Le silence avant les applaudissements, retentissants, mérités. Si le propre de l’Art c’est de refléter son époque et de l’éclairer, aussi sombre soit-elle, alors Babel est un chef d’œuvre. Une expérience dont on ne peut ressortir indemne ! Mais silencieux, forcément.

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  • Critique de "Potiche" de François Ozon, ce soir, à 20H45, sur France 2

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    Il semblerait que François Ozon ait adopté le rythme woodyallenien d’un film par an, signant ainsi avec « Potiche » son douzième long-métrage en douze ans, en passant par des films aussi divers et marquants que « Sitcom », « Swimming pool », « Sous le sable », « Huit femmes »… mais avec toujours la même exigence et toujours un casting de choix (en bas de cet article, en bonus, la critique de son dernier film "Dans la maison").

    Ainsi, dans « Potiche » c’est Catherine Deneuve (que François Ozon retrouve ici 8 ans après « Huit femmes ») qui incarne Suzanne Pujol, épouse soumise de Robert Pujol (Fabrice Luchini) que sa propre fille Joëlle (Judith Godrèche) qualifie avec une cruelle naïveté de «potiche ». Nous sommes en 1977, en province, et Robert Pujol est un patron d’une usine de parapluies irascible et autoritaire aussi bien avec ses ouvriers qu’avec sa femme et ses enfants. A la suite d’une grève et d’une séquestration par ses employés, Robert a un malaise qui l’oblige à faire une cure de repos et s’éloigner de l’usine. Pendant son absence, il faut bien que quelqu’un le remplace. Suzanne est la dernière à laquelle chacun pense pour remplir ce rôle et pourtant elle va s’acquitter de sa tâche avec beaucoup de brio, secondée par sa fille Joëlle et par son fils Laurent (Jérémie Rénier)…

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    Difficile d’imaginer une autre actrice que Catherine Deneuve dans ce rôle (autrefois tenu par une actrice qui ne lui ressemble guère, Jacqueline Maillan, dans la pièce de Barillet et Grédy dont le film est l’adaptation) tant elle y est successivement et parfois en même temps : lumineuse, maligne, snob, touchante, malicieuse, drôle, tendre, naïve, naïvement féroce …et tant ce film semble être une véritable déclaration d’amour à l’actrice. Qu’elle chante « Emmène-moi danser ce soir », qu’elle esquisse quelques pas de danse avec Depardieu ou qu’elle fasse son jogging avec bigoudis, jogging à trois bandes, en parlant aux animaux (et à une nature, prémonitoire, elle aussi moins naïve qu'il n'y paraît) et écrivant des poèmes naïfs ou qu’elle se transforme en leader politique, chacune de ses apparitions (c’est-à-dire une grosse majorité du film) est réellement réjouissante. Depuis que je l’avais vue, ici, lors d’une inoubliable rencontre à sciences-po ou lors de sa leçon de cinéma, tout aussi inoubliable, dans le cadre du Festival de Cannes 2005 (dont vous pouvez retrouver mon récit, ici), j’ai compris aussi à quel point elle était aussi dans la « vraie vie » touchante et humble en plus d’être talentueuse et à quel point sa popularité était méritée. Et puis, je n’oublierai jamais non plus son regard dans la dernière scène de cet autre film, d’une bouleversante intensité à l’image du film en question.

    Ici, lorsqu’elle se retrouve avec Babin-Depardieu, c’est toute la mythologie du cinéma que François Ozon, fervent cinéphile, semble convoquer, six ans après leur dernier film commun « Les temps qui changent » de Téchiné et trente ans après le couple inoubliable qu’ils formèrent dans « Le Dernier métro » de Truffaut. Emane de leur couple improbable (Depardieu interprète un député-maire communiste) une tendre nostalgie qui nous rappelle aussi celui, qui l’était tout autant, de « Drôle d’endroit pour une rencontre » de François Dupeyron. Et les parapluies multicolores ne sont évidemment pas sans nous rappeler ceux de Demy dont l’actrice est indissociable.

    Si le film est empreint d’une douce nostalgie, et ancré dans les années 1970 et une période d’émancipation féminine, Ozon s’amuse et nous amuse avec ses multiples références à l’actualité et les couleurs d’apparence acidulées se révèlent beaucoup plus acides, pour notre plus grand plaisir. D’un Maurice Babin dont l’ inénarrable inspiration capillaire vient de Bernard Thibault, à un Pujol aux citations sarkozystes en passant par une Suzanne qui s’émancipe et prend le pouvoir telle une Ségolène dans l’ombre de son compagnon qui finit par lui prendre la lumière sans oublier les grèves et les séquestrations de chefs d’entreprise, les années 70 ne deviennent qu’un prétexte pour croquer notre époque avec beaucoup d’ironie. Acide aussi parce qu’une fois de plus il n’épargne pas les faux-semblants bourgeois derrière le vaudeville d’apparence innocente.

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    Si Catherine Deneuve EST le film, il ne faudrait pas non plus oublier Fabrice Luchini en patron imbuvable, Judith Godrèche en fille réactionnaire aux allures de Farrah Fawcett, Jérémie Rénier en fils à la sexualité incertaine aux allures de Claude François et Karin Viard irrésistible en secrétaire s’émancipant peu à peu du joug de son patron. Les costumes, sont aussi des acteurs à part entière, et en disent parfois plus longs que des discours et montrent à quel point Ozon ne laisse rien au hasard.

    Un film à la fois drôle et tendre, nostalgique et caustique dont on ressort avec l’envie de chanter, comme Ferrat et Suzanne, « C’est beau la vie »…malgré un scénario parfois irrégulier et quelques ralentissements que nous fait vite oublier cette savoureuse distribution au premier rang de laquelle Catherine Deneuve plus pétillante, séduisante et audacieuse que jamais .

    Critique de "Dans la maison" de François Ozon

    Comme je le fais avec certains de ses ainés (Resnais, Téchiné…) du cinéma français, je m’efforce (très doux effort, d’ailleurs) de ne manquer aucun film de François Ozon, promesse toujours d’une promenade dans les méandres de son imagination fertile servie, toujours aussi, par une réalisation maligne, complice ou traitre, qui nous conduit dans les secrets, souvent enfouis ou inavoués, de l’intérieur…des âmes et/ou des habitations. Et justement, ce nouveau long-métrage librement adapté de la pièce espagnole de Juan Mayorga intitulée « Le Garçon du dernier rang » s’intitule « Dans la maison ».

    Cette maison, c’est celle dans laquelle s’immisce un garçon de 16 ans, Claude (Ernst Umhauer), celle d’un élève de sa classe, Rapha(ël). C’est ce qu’il commence à raconter à son professeur de français, Germain Germain (incarné par Fabrice Luchini) dans une rédaction, un devoir donné par ce dernier demandant à ses élèves (pardon : ses apprenants) de raconter leur week end. Plus doué que les autres dont les rédactions ne sont qu’une suite de banalités désespérantes, l’élève attire son attention par son intelligence malgré (à cause de ?) son mépris de « l’odeur de la femme de la classe moyenne". La rédaction se termine par « A suivre ». Et des suites, il y en aura beaucoup. Reprenant goût à l’enseignement, Germain le professeur aigri, écrivain raté, continue à donner des cours particuliers et à demander des rédactions à son brillant élève qui dénote parmi ses élèves à uniformes (et uniformisés) et qui continue ainsi à lui raconter et/ou inventer les suites de son aventure et de son intrusion dans la maison. Germain va alors devenir le complice, le manipulateur et la victime de cette brillante rédaction/manipulation à suivre encore et toujours…

    « Dans la maison » commence avec Germain, professeur sans histoire(s), dans le hall vide et austère du lycée, à l’image de son existence, un premier plan auquel le dernier très hitchcockien (je ne vous dirai évidemment pas en quoi il consiste), au contraire riche d’histoires, fait brillamment écho. Entre les deux, François Ozon, s’amuse avec les mots, rend hommage à leur prodigieux pouvoir, à leur troublante beauté, nous donne des pistes pour mieux nous en écarter, bref, nous manipule tout comme son élève manipule son professeur par un savant jeu de mise en abyme. Jeu de doubles, de miroirs et de reflets dans la réalisation comme dans les identités : Germain Germain, les deux jumelles (très courte mais irrésistible apparition de Yolande Moreau) et évidemment la plus maligne et féroce d’entre toutes, le spectateur et Germain pareillement manipulés, voyant leur curiosité aiguisée par un autre duo Claude/Ozon.

    Et c’est ce qu’est avant tout ce nouveau film de François Ozon : une brillante leçon de manipulation et (donc) surtout d’écriture et de scénario (de ce point de vue comme le prolongement de « Swimming pool » et, dans une moindre mesure, de « Sous le sable »). Tout comme Germain donne un cours d’écriture à Claude en lui parlant de personnages, d’objectifs et de conflits ou encore de ce en quoi consiste une bonne fin (« Quand le spectateur se dit Je ne m’attendais pas à ça et ça ne pouvait pas finir autrement »), Ozon nous en donne une à nous aussi, en ne suivant justement pas ce schéma habituel, pour mieux nous dérouter, manipuler, et maintenir ainsi constamment le suspense, la surprise, voire l’emprise. Nous sommes sa marionnette consentante, dans la même situation que Germain, avides de connaître ce que cache ce « A suivre », Claude étant d’ailleurs, plus qu’un brillant écrivain, surtout très habile pour encourager la fibre voyeuriste de son lecteur (enfin, de ses lecteurs, puisque Germain lit tous ses textes à son épouse). Ce n’est évidemment pas un hasard si Germain et cette dernière vont au cinéma pour voir « Match point » de Woody Allen, la plus brillante des leçons de scénario et manipulation qui soit (critique en bonus à la fin de cet article, avec celle de « Potiche » également de François Ozon).

    Et puis, surtout, Ozon s’amuse. Avec les mots, faussement dérisoires ou terriblement troublants et périlleux. Avec les noms propres (Germain Germain). Avec les codes de l’art : son absurdité, parfois (scènes irrésistibles dans la galerie de l’épouse de Germain interprétée par Kristin Scott Thomas) et sa beauté, souvent (« L’art nous éveille à la beauté des choses » ). Cela pourrait devenir un thriller mais Ozon se contente d’une inquiétante normalité qui, d’un instant à l’autre, semble pouvoir dériver vers le drame, toujours latent, retenant ainsi constamment notre attention. Riche de ses influences et références : de Pasolini (« Théorème ») à Hitchcock (« Fenêtre sur cour »), ce nouveau film de François Ozon se situe quelque part entre Chabrol et Polanski mais surtout témoigne de son style bien à lui prouvant, si besoin en était, la vitalité du cinéma français qui compte parmi les meilleurs films de cette année ( dans des genres différents : « J’enrage de son absence », « Une bouteille à la mer », « Vous n’avez encore rien vu », « Les Adieux à la reine », « Comme des frères »… ).

    Le jeu trouble des acteurs, les angles changeants de la caméra (souvent trompeurs et doubles, eux aussi) permettent de brouiller les repères et de mêler les genres cinématographiques, les perceptions, la fiction et la réalité, de s’amuser avec ce jeu dangereux et délectable qu’est l’écriture, avec les clichés aussi. Clichés d’une famille qui semble tout droit sortie d’une sitcom avec sa maison à la décoration proprette, le père incarné par un Denis Ménochet moustachu et réjouissant (qui se prénomme Rapha comme le fils, brouillant là aussi d’autres repères) obsédé par la Chine et le basket, le fils totalement insipide, et la mère (Emmanuelle Seigner, parfaite dans ce contre-emploi de femme au foyer) constamment plongée dans ses magazines de décoration, caricatures de la classe moyenne vue par l’esprit arrogant de Claude.

    Puis il y a Luchini, plus juste que jamais, cet amoureux des mots, sublimes et périlleux, auxquels Ozon rend si bien hommage, citant justement les auteurs que l’acteur aime tant : La Fontaine, Flaubert, Céline, ou encore Dostoïevski (à qui Woody Allen faisait d’ailleurs largement référence dans « Match point ») qui transpose « des êtres pathétiques, nuls, en personnages inoubliables ». Je vous reparlerai de Luchini et de l’amour des mots demain avec mon compte-rendu de la Master class de Jean-Laurent Cochet, le maître de l’acteur qui continue d’ailleurs de le citer régulièrement.

    Un film brillant et ludique, un labyrinthe (avec et sans minotaure) joyeusement immoral, drôle et cruel, une comédie grinçante et un jeu délicieusement pervers, qui ne pourra que plaire aux amoureux de la littérature et de l’écriture qui sortiront de la salle heureux de voir que, toujours, le cinéma et l’écriture illuminent (ou, certes, dramatisent) l’existence et, en tout cas, sortent vainqueur, et peut-être sortiront-ils aussi en ressassant cette phrase : « Même pieds nus la pluie n’irait pas danser ». A suivre…

     

     

  • Critique - "Les Adieux à la Reine" de Benoit Jacquoit à 20H55 sur Canal plus

    Ce soir, à 20H55, sur Canal plus, ne manquez pas un des meilleurs films de 2012, "Les Adieux à la Reine" de Benoit Jacquot.

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    Benoit Jacquot aime adapter des romans et mettre en scène des femmes comme protagonistes de ses films : Virginie Ledoyen dans « La Fille seule », Judith Godrèche dans » La Désenchantée » Isabelle Huppert dans « Villa Amalia », « L’École de la chair », « Les Ailes de la colombe », « Pas de scandale », Isabelle Adjani dans « Adolphe »…

     

    Son dernier film, « Les adieux à la reine », ne déroge pas à la règle puisqu’il s’agit d’une adaptation du roman éponyme de Chantal Thomas, et puisque c’est à travers le regard paradoxalement innocent et clairvoyant de la jeune Sidonie Laborde ( Léa Seydoux), jeune lectrice entièrement dévouée à la Reine (Diane Kruger) que nous voyons Versailles, en 1789, à l’aube de la révolution. L’insouciance et la désinvolture y règnent encore tandis que, à l’extérieur, la révolte gronde. Quand la nouvelle de la prise de la Bastille arrive jusqu’à la Cour, le château se vide. Nobles et serviteurs s’enfuient. Entièrement dévouée à la Reine par qui elle se croit protégée, Sidonie souhaite rester. Benoit Jacquot nous fait vivre à ses côtés ses trois derniers jours à Versailles, les 14,15, 16 juillet 1789 : la fin d’une époque.

     

    Comme souvent, Benoit Jacquot met en scène une réalité étouffante, la solitude de ses personnages et le désir de fuite mais quand cette réalité est celle de Versailles filmé avec une modernité et un réalisme étonnants, cela devient absolument passionnant.

     

    Dès les premiers plans, il capte ainsi notre intérêt et notre empathie en nous mettant à la place de Sidonie (souvent filmée de dos) qui, en trois jours, va grandir en découvrant toute la violence redoutable de Versailles, la lâcheté, la vanité, derrière les visages poudrées, derrière les masques qui tombent.

     

    Que vous aimiez ou pas les films historiques, celui-ci vous happera pour vous conduire dans les dédales mystérieux et inquiétants de Versailles pour ne plus vous lâcher jusqu’à la dernière seconde. D’abord parce que c’est un Versailles loin des clichés que nous fait ici découvrir Benoit Jacquot. Personnage à part entière, Versailles est filmé comme une prison dorée au vernis qui se craquèle, souvent moins clinquante que les fastes de la cour le laissent imaginer, et c’est à travers Versailles, lieu d’un huis-clos étouffant, que nous sont relatées ces trois journées historiques mais c’est aussi la brillante métaphore d’un monde qui se meurt, pourri de l’intérieur, tout comme cet étang apparemment impassible est gangréné par les rats, ou ces tenues dorées sous lesquelles sévissent les moustiques.

     

    A l’image de la monarchie et de la noblesse, Versailles se décompose et derrière l’étincelante galerie des glaces se cachent des couloirs étroits, sombres et humides filmés comme un gouffre obscur et menaçant, tout comme derrière les visages poudrés et les fastes de la cour se dévoile un monde en décomposition. La caméra frémissante de Benoît Jacquot épouse et métaphorise ces frémissements et est si précise qu’il nous donne l’impression de ressentir l’humidité glaçante des couloirs de Versailles où grouille toute cette vie souterraine et fourmillante d’une noblesse qui préfère rester tapie dans des appartements délabrés dans l’ombre du roi plutôt que de vivre à la lumière de ses châteaux, une noblesse qui se contente de cette vie obscure dans l’ombre du roi avec l’obsessionnel espoir de quérir un peu de sa lumière. Intemporelle valse des courtisans qui en plus de la fin d’un monde nous parle du nôtre grâce à la modernité de la mise en scène et du jeu des acteurs qui brouillent judicieusement les repères temporels…

     

    Ensuite, les relations troubles entre les trois femmes (la Reine, Sidonie et Madame de Polignac incarnée par Virginie Ledoyen) composées de domination, d’admiration, de manipulation, d’obsession sont absolument passionnantes car elles résument aussi toute la complexité de cet esprit de cour et des sentiments condamnés par l’intérêt et l’image, le souci des apparences là encore finalement très contemporain. Ces plans de courtisans qui courent pour apercevoir le Roi ou la Reine ou être aperçus d’eux rappellent une époque beaucoup moins lointaine avide d’images et qui s’aveugle dans l’admiration vaine et outrancière d’une autre royauté.

     

    Diane Kruger incarne cette reine frivole (qui pense à un nouveau motif pour ses vêtements quand le peuple meurt et gronde, quand son monde périclite) et capricieuse, prisonnière de Versailles comme de ses bracelets accrochés à ses poignets, qui passe d’un état à l’autre, tantôt horripilante, tantôt bouleversante, comme lorsqu’elle trône, terriblement seule et majestueuse, dans cette pièce soudain tristement luxueuse, illuminée par le feu d’une cheminée, déchirant des lettres, tandis que les vautours rôdent déjà. Symbole d’une époque et d’un monde qui chancèlent, image bouleversante de beauté, de mélancolie, de cruauté mêlées.

     

    Léa Seydoux, avec son visage diaphane, son regard déterminé, est absolument parfaite dans ce rôle de jeune lectrice qui, en trois jours, va vivre un parcours initiatique, passer de l’innocence à la conscience de la dure réalité, de quelqu’un à personne, et qui va fuir dans l’ombre d’une forêt, autant dire mourir puisqu’elle ne vivait que dans l’ombre lumineuse de la Reine et ces adieux à la Reine résonnent douloureusement comme des adieux à une époque, à un monde, à la vie.

     

    Une autre excellente idée est d’avoir concentré l’action sur trois jours, trois jours au cours desquels Versailles passe de la frivolité à la panique. La caméra frénétique de Benoit Jacquot renforce ce sentiment de tension palpable et crée un suspense captivant.

     

    Ajoutez à cela l’excellent scénario de Gilles Taurand, la musique de Bruno Coulais, la caméra vacillante de Benoit Jacquot à l’image de ce qu’elle enregistre, ce monde qui chancèle, et vous obtiendrez un des meilleurs films de cette année, passionnant du début à la fin, férocement moderne, cruellement réaliste, magnifiquement mélancolique, la brillante métaphore de la fin d’un monde, et de l’éternelle valse pathétique des courtisans qui, pour satisfaire leur orgueil et un peu de lumière ( celle de la richesse mais surtout de la célébrité) sont prêts à tout, au mépris des autres et parfois de leur propre dignité. Un tableau d’une tragique élégance aussi fascinant que terriblement cruel et mélancolique, historique et contemporain, instructif et intemporel.

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  • Critique – « La femme d’à côté » de François Truffaut (à 20H50, ce 18 mars 2013, sur Arte)

    Bernard Coudray (Gérard Depardieu) et Mathilde Bauchard (Fanny Ardant) se sont connus et aimés follement, passionnément, douloureusement, et séparés violemment, sept ans plus tôt. L’ironie tragique du destin va les remettre en présence lorsque le mari de Mathilde, Philippe Bauchard (Henri Garcin), qu’elle a récemment épousé, lui fait la surprise d’acheter une maison dans un hameau isolé, non loin de Grenoble, dans la maison voisine de celle qu’occupent Bernard, son épouse Arlette (Michèle Baumgartner), et leur jeune fils. (Une fenêtre sur cour que l’admirateur et grand connaisseur d’Hitchcock qu’était Truffaut n’a d’ailleurs certainement pas choisie innocemment.) Bernard et Mathilde taisent leur passé commun à leurs époux respectifs et vont bientôt renouer avec leur ancienne passion.

    A mon sens, personne d’autre que Truffaut n’a su aussi bien transcrire les ravages de la passion, sa cruauté sublime et sa beauté douloureuse, cette « joie » et cette « souffrance » entremêlées. Si : dans un autre domaine, Balzac peut-être, dont Truffaut s’est d’ailleurs inspiré, notamment pour « Baisers volés » -cf critique en bonus en bas de cet article- (« Le Lys dans la vallée ») ou « La Peau douce » (Pierre Lachenay y donne ainsi une conférence sur Balzac). L’amour chez Truffaut est en effet presque toujours destructeur et fatal.

    La femme d’à côté est cette étrange étrangère au prénom d’héroïne de Stendhal, magnifiquement incarnée par la classe, l’élégance, le mystère, la voix ensorcelante et inimitable de Fanny Ardant, ici impétueuse et fragile, incandescente, ardente Fanny.

    Truffaut dira ainsi : « J’ai volontairement gardé les conjoints à l’arrière-plan, choisissant d’avantager un personnage de confidente qui lance l’histoire et lui donne sa conclusion : « Ni avec toi, ni sans toi « . De quoi s’agit-il dans la « La Femme d’à côté » ? D’amour et, bien entendu, d’amour contrarié sans quoi il n’y aurait pas d’histoire. L’obstacle, ici, entre les deux amants, ce n’est pas le poids de la société, ce n’est pas la présence d’autrui, ce n’est pas non plus la disparité des deux tempéraments mais bien au contraire leurs ressemblances. Ils sont encore tous deux dans l’exaltation du « tout ou rien » qui les a déjà séparés huit ans plus tôt. Lorsque le hasard du voisinage les remet en présence, dans un premier temps Mathilde se montre raisonnable, tandis que Bernard ne parvient pas à l’être. Puis la situation, comme le cylindre de verre d’un sablier, se renverse et c’est le drame. »

    Le rapport entre les deux va en effet se renverser à deux reprises. Bernard va peu à peu se laisser emporter par la passion, à en perdre ses repères sociaux, professionnels et familiaux, à en perdre même la raison, toute notion de convenance sociale alors bien dérisoire. Le tourbillon vertigineux de la passion, leurs caractères exaltés, leurs sentiments dans lesquels amour et haine s’entremêlent, se confondent et s’entrechoquent vont rendre le dénouement fatal inévitable. Chaque geste, chaque regard, chaque parole qu’ils échangent sont ainsi empreints de douceur et de douleur, de joie et de souffrance, de sensualité et de violence.

    Truffaut y démontre une nouvelle fois une grande maîtrise scénaristique et de mise en scène. Après « Le Dernier Métro » , la fresque sur l’Occupation avec ses nombreux personnages, il a choisi ce film plus intimiste au centre duquel se situe un couple, sans pour autant négliger les personnages secondaires, au premier rang desquels Madame Jouve (Véronique Silver), la narratrice, sorte de double de Mathilde, dont le corps comme celui de Mathilde porte les stigmates d’une passion destructrice. Elle donne un ton apparemment neutre au récit, en retrait, narrant comme un fait divers cette histoire qui se déroule dans une ville comme il y en a tant, entre deux personnes aux existences en apparence banales, loin de la grandiloquence d’Adèle.H, mais qui n’ en a alors que plus d’impact, de même que ces plans séquences dans lesquels le tragique se révèle d’autant plus dans leur caractère apparemment anodin et aérien. A l’image des deux personnages, la sagesse de la mise en scène dissimule la folie fiévreuse de la passion, et ce qui aurait pu être un vaudeville se révèle une chronique sensible d’une passion fatale. D’ailleurs, ici les portes ne claquent pas: elles résonnent dans la nuit comme un appel à l’aide, à l’amour et à la mort.

    Deux personnages inoubliables, troublants et attachants, interprétés par deux acteurs magnifiques. Truffaut aurait songé à eux pour incarner cette histoire, en les voyant côte-à-côte lors du dîner après les César lors desquels « Le Dernier Métro » avait été largement récompensé.

    Il fallait un talent démesuré pour raconter avec autant de simplicité cette histoire d’amour fou, de passion dévastatrice, qui nous emporte dans sa fièvre, son vertige étourdissant et bouleversant, comme elle emporte toute notion d’ordre social et la raison de ses protagonistes. Un film qui a la simplicité bouleversante d’une chanson d’amour, de ces chansons qui « plus elles sont bêtes plus, elles disent la vérité ».

    Ce film sorti le 30 septembre 1981 est l’avant-dernier de Truffaut, juste avant « Vivement Dimanche » dans lequel Fanny Ardant aura également le rôle féminin principal.

    Un chef d’œuvre d’un maître du septième art : à voir et à revoir.

    Critique - « Baisers volés » de François Truffaut (1968)

    Réformé de son service militaire (dans une scène dont la drôlerie à elle seule mérite de voir ce film), Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) s’empresse d’aller revoir

    Christine Darbon (Claude Jade), dont il était amoureux. Comme tout ce qui lui arrive, presque par hasard, alors qu’il commence tout juste à chercher du travail, le père de Christine (Daniel Ceccaldi) lui trouve un emploi de veilleur de nuit dans un hôtel mais il se fait renvoyer pour n’avoir su empêcher un détective privé de faire un constat d’adultère…et même pour l’avoir aidé malgré lui ! Monsieur Blady (André Falcon), le détective privé, lui propose alors de travailler dans son agence.

    Un riche marchand de chaussures, Monsieur Tabard, (Michael Lonsdale, extraordinaire en misanthrope irascible !) demande à l’agence de faire une enquête afin de savoir pourquoi sa femme et ses employés le détestent. Antoine se voit confier cette délicate mission. Il s’éprend de Fabienne Tabard (Delphine Seyrig), l’épouse inaccessible (à la voix inimitable !) du marchand de chaussures qui accepte de se donner à lui à condition qu’il ne cherche jamais à la revoir. Antoine doit alors quitter l’agence et devient réparateur de postes de télévision. Par hasard, il percute le véhicule du père de Christine. Christine casse délibérément son téléviseur… Ils passeront enfin leur première nuit ensemble. Puis ils se marièrent et … :la suite dans « Domicile conjugal » et « L’amour en fuite ».

    « Baisers volés » est sans aucun doute de tous les films de Truffaut, celui qui allie le plus tendresse et drôlerie, légèreté et mélancolie, très différent donc du très sombre « La femme d’à côté ». « Baisers volés » est en effet le plus léger des films de Truffaut. Il le doit essentiellement au contexte qui, lui, ne l’était pas. En témoigne le générique qui se déroule sur l’image des portes de la Cinémathèque fermées par des grilles. Le 9 février 1968, Langlois avait en effet été limogé de la Cinémathèque (à laquelle le film est d’ailleurs dédié) dont il était alors fondateur et directeur alors que Truffaut souhaitait son maintien et comme il le disait lui-même il tourna alors le film en menant une « double vie de cinéaste et de militant », le tout trois mois avant mai 1968. (Langlois sera d’ailleurs réintégré, le 22 avril 1968). Le film est alors « devenu un jeu que l’on jouait quand on en avait le temps» d’après son réalisateur. De ces conditions particulières de tournage résulte cette impression d’insouciance, d’imprévisibilité, de légèreté, les séquences ayant été tournées comme autant de sketchs et surtout improvisées, ce qui explique aussi que le film soit aussi découpé. Il compterait ainsi environ 700 plans ! Le scénario signé François Truffaut, Claude de Givray, Bernard Revon n’en est pas moins le résultat d’une enquête minutieuse. Ces derniers menèrent diverses enquêtes, un peu comme des journalistes passant ainsi beaucoup de temps dans une agence de détectives privés.

     

    Neuf ans après « Les 400 coups », nous retrouvons avec plaisir Antoine Doinel, (il réapparaît entre temps dans le sketch de « L’amour à 20 ans », un peu à part) alors âgé de 24 ans, sa démarche dégingandée, son air d’éternel adolescent rêveur, lunaire, parfois même absent, d’autant plus attachant. Antoine a grandi, du moins physiquement, mais ses gestes et ses actions sont plus que jamais empreints de maladresse. Si Antoine est un personnage anachronique et romantique, le film l’est aussi. Ce film est aussi un récit initiatique qui le voit passer d’inadapté pour qui tout est incertain et provisoire qui vit au gré de ses désirs à un être socialisé.

    L’incertitude et l’instabilité concernent ainsi autant son travail que sa vie amoureuse : Antoine hésite entre la sage Christine et la sublime « apparition » Fabienne Tabard. Doinel n’est en effet pas un révolutionnaire mais un inadapté à la société dans laquelle il a dû mal à s’installer, ce qui le rend d’autant plus touchant et sympathique. Le « surjeu » de Jean-Pïerre Léaud s’accorde ( dans ce film plus que dans tout autre) parfaitement à Antoine qui se compose alors un personnage. Il faut le voir répéter un nombre incalculable de fois, devant son miroir, son nom, et celui de Fabienne Tabard et Christine Darbon. Sans doute une des scènes les plus célèbres et significatives du film, Doinel y scandant le refrain de sa vie, celui de son incertitude obsessionnelle, portant en elle les germes de la folie qui s’emparera de nombre des personnages de Truffaut dans ses autres films, scène qui nous fait passer du rire, à l’étonnement, de l’attendrissement à la perplexité à l’inquiétude peut-être même. Truffaut dira lui-même que la seule raison initiale de ce film était de tourner à nouveau avec Jean-Pierre Léaud alors qu’en général un film était pour lui la concordance d’un livre, une ambiance, un acteur.

    L’improvisation contribue pour beaucoup à la fraîcheur et au caractère burlesque du film : beaucoup de scènes sont ainsi muettes et nous comprenons souvent les dialogues par la gestuelle. Les dialogues sont donc eux aussi souvent improvisés (comme cette scène où Claude Jade cherche le métier d’Antoine) et les acteurs avouent eux-mêmes qu’ils jouaient quand ils avaient le temps !

    Si ce film est très drôle, il est aussi nostalgique. Il doit ainsi son titre au refrain de la chanson de Charles Trenet « Que reste-t-il de nos amours » (« Bonheur fané, cheveux au vent, Baisers volés, rêves mouvants) qui sert de générique. C’est une éducation sentimentale aussi comique que mélancolique.

    Malgré son caractère improvisé, « Baisers volés » n’en paraît pas moins maitrisé, notamment par la limpidité des mouvements de caméra comme dans la scène frénétique où Antoine s’enfuit de chez Fabienne Tabard après l’avoir appelée « Monsieur » (scène pour laquelle Truffaut dit avoir retenu les leçons d’Hitchcock, le plus difficile ne consistant pas à créer la tension mais la maintenir).

    De ce caractère improvisé émane un charme ensorcelant, à la fois suranné et intemporel, contribuant à un film inclassable mêlant admirablement les genres, ne cessant jamais de nous dérouter comme cette scène qui fait référence au « Lys dans la vallée » de Balzac. Lorsqu’il écrit à Fabienne, Antoine compare ainsi son histoire avec Fabienne Tabard à celle entre Mme de Mortsauf et Félix de Vendenesse, ce à quoi Fabienne répondra, dans une scène à la fois sublime, drôle, touchante que « Mme de Mortsauf aimait Félix de Vendenesse. C’est une histoire lamentable. Elle est morte de n’avoir pu partager cet amour avec lui. Je ne suis pas une apparition ».

    Le dénouement de « Baisers volés » est annonciateur de thèmes chers à Truffaut (que l’on retrouve notamment dans « La femme d’à côté » mais aussi « L’histoire d’Adèle H…) : la folie et la passion. Un homme énigmatique que l’on entrevoit au cours du film, et qui suit régulièrement Christine, lui fait une déclaration alors qu’elle est aux côtés d’Antoine, une déclaration à l’image de l’ensemble du film : drôle, touchante, surprenante, agrémentée d’une dose de suspense, voire d’absurde : « Je hais le provisoire. Tout le monde trahit tout le monde.[…]Moi, je suis définitif ». Truffaut disait lui-même « Avec les années qui passent, je crois que cette dernière scène de « Baisers volés », qui a été faite avec beaucoup d’innocence sans savoir moi-même ce qu’elle voulait dire, devient presque une clef pour toutes les histoires que je raconte. »

    Pour moi, impossible donc de choisir entre « La femme d’à côté » et « Baisers volés », deux chefs d’œuvre de Truffaut, très différents, mais portant chacun la marque inimitable et si reconnaissable du talent et des thèmes chers au cinéaste. Je crois néanmoins que je leur préfère encore le film dont je vous parlerai la fois prochaine dans le cadre de ce cycle consacré à Truffaut. A vous de deviner celui dont il s’agit…

    « Baisers volés a reçu : le Grand prix du cinéma français, le Prix Méliès, le Prix Louis-Delluc 1969, le Prix femina belge 1969, le Prix de l’Academy Motion Picture Arts and Sciences, le prix du British Film Institute, le prix de la Hollywood Foreign Association, et enfin il a été sélectionné pour représenter la France aux Oscars.

  • Critique – « Les femmes du 6ème étage » de Philippe Le Guay à 20H45 sur Ciné + premier

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    Présenté à la Berlinale 2011, « Les femmes du 6ème étage » est un film  dans lequel Philippe Le Guay filmait pour la troisième fois Fabrice Luchini qui lui-même joue ici pour la troisième avec Sandrine Kiberlain (qui, elle, en revanche n’avait jamais tourné avec Philippe Le Guay), mais tout cela n’est pas qu’affaire de chiffres ou si, juste un dernier : 60, les années pendant lesquelles se déroule l’intrigue.

    Jean-Louis Joubert (Fabrice Luchini), agent de change rigoureux (de père en fils) de 45 ans, mari de Suzanne Joubert (Sandrine Kiberlain) et père de famille de deux enfants renvoie la femme de ménage, à leur service depuis des années, et en emploie une nouvelle, Maria (Natalia Verbeke), une jeune espagnole. A cette occasion, Jean-Louis découvre une joyeuse cohorte de bonnes espagnoles vivant au sixième étage de son immeuble bourgeois, un univers exubérant et folklorique à l’opposé des manières et de l’austérité de son milieu.

    Un film avec Fabrice Luchini est toujours une curiosité et surtout la manière dont un réalisateur tire profit de son exubérante personnalité (comme dans « Beaumarchais l’insolent ») ou la canalise, comme ici. C’est en effet (dans un premier temps) un personnage éteint, presque étriqué, austère qui, quatre étages au-dessus de chez lui, va découvrir un autre univers, vivant, coloré, joyeux. Ce n’est pas lui ici qui incarne l’exubérance mais les femmes espagnoles au contact desquelles il va s’illuminer, se réveiller, se libérer.

    Ces femmes forment ici une joyeuse communauté malgré (ou à cause de) la pauvreté et la dictature à cause desquelles elles ont quitté leur pays, Carmen Maura en tête mais pas seulement. Ces cinq femmes ne constituent pas une caricature de casting almodovarien mais une communauté éclectique avec la syndicaliste, celle qui cherche à se marier, celle qui est battue par son mari… mais de toutes se dégage une humanité et une joie de vivre communicatives.

    Il aurait été aisé de tomber dans les clichés ou la condescendance, ce que Philippe Le Guay évite toujours soigneusement. Même le personnage de l’épouse, irrésistible Sandrine Kiberlain constamment « é-pui-sée » alors que ses journées laborieuses se partagent en réalité entre coiffeur, manucure, bridge et thé avec ses amies est à la fois superficielle, légère, mais aussi fragile et finira elle aussi par évoluer.

    Avec ses « femmes du 6ème étage » Philippe Le Guay ne révolutionnera certes pas le cinéma (mais ce n’est par ailleurs probablement pas ce à quoi il aspire ni le spectateur en allant voir ce genre de film) et signe une comédie sociale romantique plus maligne qu’elle n’en a l’air (l’inconnu-e- si proche, intemporel-le-), pleine de gaieté communicative et réjouissante. Une fable sans doute utopique mais non moins touchante, pétillante et pleine de charme grâce à « Maria pleine de grâce » et ses joyeuses acolytes espagnoles auxquelles Philippe Le Guay rend un bel hommage, sans oublier Fabrice Luchini et Sandrine Kiberlain dont chaque apparition est un régal pour le spectateur. Vous auriez tort de vous priver de cette rayonnante escapade au 6ème étage!