C’est toujours difficile de parler d’un film quand on en sort à peine (à peine parce que ce film me hante encore une journée après l’avoir vu), parce que l’émotion l’emporte et anéantit la distance que nécessite l’analyse. Mais quelles que seront mes critiques ultérieures, le résultat est là : je suis ressortie bouleversée de ce film et sa première partie m’a donnée la sensation d’être avec Dupontel, au bord de l’abyme, le souffle coupé, à bout de souffle même, glacée par ses vérités cinglantes et poignantes, en empathie avec son égarement, sa sincérité hurlée, criante, violente, désarmante. Et à l’image des spectateurs de la salle dans laquelle j’ai vu ce film, j’ai été incapable de partir avant la dernière ligne du générique de fin, avant la dernière note de la chanson de Reggiani, dernières vibrantes, résonantes (raisonnantes aussi) répliques du film : « Le temps qui reste »...
D’abord, je trouve que la présentation de ce film (qui est une adaptation du roman éponyme de François d’Epenoux) relève du malentendu. Le pitch officiel est le suivant : Antoine Méliot (Albert Dupontel), la quarantaine, a tout pour être heureux : une belle épouse (Marie-José Croze), deux enfants adorables, des amis sur lesquels il peut compter à tout instant, une jolie demeure dans les Yvelines et de l'argent. Mais un jour, il décide de tout saboter en un week-end : son bonheur, sa famille, ses amis (Christiana Réali, Claire Nebout, François Marthouret...). Que s'est-il passé chez cet homme pour qu'il change si étrangement de comportement ? Or, l’intérêt, contrairement à ce que laisse croire ce pitch, ne réside nullement dans les causes du comportement d’Antoine dont la simple question à ce sujet induit la réponse et que le scénario laisse apparaître avec évidence dès ses premières minutes. Non, l’intérêt n’est pas là. L’intérêt est dans son comportement et ses manifestations et les réactions qu’il engendre, dans la tension qui nous emprisonne, nous renvoie à nos propres vérités, notre propre urgence, notre propre temps à vivre. Ou tuer.
Le premier plan avec Dupontel nous le montre en ville, à Paris, une ville grouillante, pressée de vivre ou plutôt d’oublier qu’elle existe ou qu’elle existe mal. Sa femme le charge d’aller chercher sa belle-mère à la clinique. Il est odieux avec cette dernière, ou honnête : c’est selon. Il faut dire que la belle-mère en question est plutôt capricieuse et n’inspire guère la sympathie. Il agit de même à son travail, ridiculisant le produit qu’il est censé faire vendre (il est publicitaire). Il faut dire que ses collaborateurs et clients apparaissent aussi stupides que sinistres (et donc nous prenons fait et cause pour Dupontel, déjà) : l’univers de la publicité, et le mercantilisme et le cynisme qu’il sous-tend, n’a pas été choisi par hasard. La caméra vacille légèrement (mais déjà beaucoup pour un film de Becker qui nous a habitués à des plans impeccablement léchés), la caméra est au plus près des visages pour les mettre à nu, les décontenancer, à portée du regard si puissant et déstabilisant de Dupontel. La tension monte d’un cran lors d’une scène très réussie avec Marie José-Croze, son épouse qui se croit trompée, par leur fébrilité, les non-dits, la violence, le jeu ciselé des deux comédiens. Puis elle culmine lors d’une scène de repas d’anniversaire où Antoine dit tout haut ce qu’on devrait, ou ce que les conventions, le souci du lendemain, veulent qu’on se contente de penser tout bas : il vilipende par des répliques assassines l’hypocrisie sociale, il se moque de la bonne conscience humanitaire, ironise sur les clichés de langage (une convive, Bérengère la bien nommée, ne manque pas de dire que « L’argent ne fait pas le bonheur » et je vous laisse découvrir la réplique d’Antoine savoureusement cruelle), le matérialisme, sans oublier que, au lieu de faire un sourire hypocrite ou sincèrement touché devant les dessins que ses enfants lui ont fait pour son anniversaire, il n’oublie pas de préciser que les avions ne peuvent pas voler avec des ailes en bas comme son fils le lui a dessiné et qu’anniversaire prend deux n et non un seul comme sur le dessin de sa fille. Aussi odieux soit-il, on demeure finalement en empathie avec lui. Sa férocité apparait en effet comme le masque de ses fêlures. (Un peu comme le personnage incarné par Isabelle Adjani dans « L’été meurtrier ») et ses amis apparaissent apathiques, antipathiques, délibérément caricaturaux (la bourgeoise en panthère qui donne à des œuvres de charité pour se donner bonne conscience ou qui se sent soudain concernée par l’immigration parce qu’il s’agit d’une de ses employées).
Dès les premières minutes, nous sommes embarqués avec Dupontel qui semble diriger le film (autant que Jean Becker) avec son regard puissant, glacial et chaleureux à la fois qui, tel un gouffre obscur et mystérieux, capte notre attention avec une force et même une virulence inouïe ne nous laissant pas une seconde, nous captivant, nous hypnotisant et désarçonnant à la fois. Cette violence, essentiellement verbale, mais pas seulement, nous déroute, d’autant plus que c’est très inattendu chez Jean Becker, cinéaste habituellement très classique dans le fond comme dans la forme… et non moins talentueux. (A moins qu’on ne considère le classicisme comme un défaut).
La seconde partie très « Et au milieu coule une rivière » (en Irlande, dans la région des lacs du Connemara) contraste avec la première avec la lumière presque onirique des paysages irlandais, l’hymne à la nature ( je décompte pas moins de trois chiens, je n’ai pas eu le temps de compter les moutons:-) ), au plus près de la vérité, où il se retrouve seul avec son père (Pierre Vaneck), ou presque : aussi avec les démons, les blessures du passé, malgré le silence qui ne fait pas tomber la tension. Là, on retrouve les thèmes de prédilection de Jean Becker : la pêche (« Les Enfants du marais »), les souvenirs d’enfance, la figure paternelle ("Elisa")... et on se dit que la fin (morale) justifiera sans doute les moyens (en apparence immoraux ou du moins amoraux), comme toujours chez Jean Becker.
Dupontel a dit plusieurs fois que « Deux jours à tuer » était un « Sautet qui dérape ». Je ne suis pas tout à fait d’accord, je crois même que dans Sautet il y a toujours un personnage qui dérape (Nelly-Emmanuelle Béart- lorsqu’elle dit ses 4 vérités à M.Arnaud dans « Nelly et M.Arnaud », Camille -Emmanuelle Béart- qui folle de passion se jette au cou de Stéphane-Daniel Auteuil- dans « Un cœur en hiver », ou François-Michel Piccoli- dans « Vincent, François, Paul et les autres », qui explose dans une autre mémorable scène de repas etc )et surtout que Becker ne dérape pas tant que ça ou alors pour mieux revenir dans le rang.
Si j’analyse objectivement en essayant de mettre de côté l’émotion qu’il a provoqué, ce film a un défaut majeur : son dénouement trop didactique (le plan prémonitoire de Dupontel dans l’herbe me paraît intéressant dans sa singularité et perdre son intérêt, si ce n’est celui d’accroître son aspect mélodramatique, dans la répétition) qui rend ce film très politiquement correct en quelques secondes annihilant tout l’aspect aussi violent, jubilatoire, décalé de ce qui précède. Ainsi, chaque acte se trouve finalement justifié : il est désagréable avec les enfants (cruauté et tabou suprêmes semble-t-il) mais ensuite il vient s’excuser. Et toutes les personnes avec lesquelles il est odieux ne sont pas éminemment sympathiques ni éminemment intelligentes, à l’exception de sa femme (d’ailleurs interprétée avec beaucoup de justesse par Marie-José Croze dont la douceur du regard accentue encore l’obscurité de celui d’Antoine) mais il a là aussi la meilleure des raisons, très noble, l’antihéros devenant alors un héros sacrificiel.
Nous nous souvenons alors que nous ne sommes pas chez François Ozon , Claude Chabrol ou Dominique Moll (même si nous avons pu le croire une longue et jubilatoire partie du film), Becker a préféré faire d’Antoine un héros, signer une histoire d’amour qu’une pure chronique sociale désenchantée et cynique : le film acerbe se révèle alors acidulé. Passée ce qui n'est pas une surprise mais pourrait être une déception (En est-ce finalement une ? Becker est juste resté fidèle à lui-même, à son univers, tout en sachant faire un dérapage contrôlé et une incursion dans un ton plus inhabituel qui sonne néanmoins juste, la caricature de certains personnages étant ici assumée et même justifiée), reste surtout l’émotion qui nous cueille, nous saisit, nous secoue -à moins d’être léthargiques et/ou blasés et/ou cyniques- malgré les fils blancs, restent des scènes d’une force incontestable, un rôle principal saisissant magistralement habité par Albert Dupontel : une histoire de temps à vivre et de temps à tuer, une histoire d’amour poignante malgré (et grâce à ) ses contradictions.
Vous ne ferez pas que tuer le temps en allant voir ce film qui prend aux trippes, vous en gagnerez, vous prendrez conscience du poids de chaque seconde, incités au "carpe diem", c’est certes un lieu commun et un cliché cinématographique mais quand c’est fait avec autant d’application, de sincérité, j’assume que mes émotions l’emportent sur des critiques et réserves objectives et je vous recommande vivement de voir ce film. Alors, à bout de souffle, certes. Mais un magistral souffle de vie. Et on n’en a jamais trop…