J’ai toujours aimé me laisser bercer par ce murmure ensorcelant qui précède les trois coups fatidiques, ce bruissement palpitant avant le lever du rideau, mais hier soir, plus que jamais, cette émotion était au rendez-vous : parce que c’était Sur la route de Madison, dont l’adaptation cinématographique de Clint Eastwood est un indéniable chef d’œuvre et accessoirement un de mes films préférés (voir ici ma critique), parce que c’était dans ce même théâtre que j’avais vu Variations Enigmatiques et que, hier soir, semblait encore y résonner le quart d’heure d’applaudissements et de standing ovation auquel cette pièce et la majestueuse interprétation du personnage d’Abel Znorko par Alain Delon avaient donné lieu, parce que j’ai commencé à aimer le cinéma avec les films de Verneuil, Losey, Visconti, Melville, Giovanni, Deray, Clément, et l’interprète qui les a immortalisés et sublimés, parce que le théâtre de Marigny, trônant en bas des Champs Elysées, procure toujours une certaine solennité aux pièces qui y sont jouées.
D’abord, il me fallait oublier. Oublier Variations Enigmatiques. Oublier le film de Clint Eastwood. Oublier ces spectateurs bavards qui se croient dans leur salon et qui rapportent ainsi le vent glacial de leur réalité dans l’Iowa. Et donc oublier que l’instant n’était visiblement pas magique pour tout le monde. Oublier le froid cinglant pour se retrouver un beau jour d’août, une incandescente journée de 1965 dans l’Iowa. Une phrase extraite du livre de R.J.Waller précède la première scène et nous aide à faire la transition : « Dans un monde de plus en plus inhumain, nous réussissons tous à survivre grâce à la carapace que nous formons peu à peu autour de notre sensibilité. Où commence la mièvrerie et où finit la grande passion : je n’en sais rien. Mais notre tendance à nous moquer de celle-ci et à dire de sentiments vrais et profonds qu’ils sont à « l’eau de rose » rend difficile l’accès au royaume de tendresse où se situe l’histoire de Francesca Johnson et Robert Kincaid ». Puis, Francesca Johnson (Mireille Darc), aux dernière lueurs de son existence apparaît et elle raconte à ses enfants, elle nous raconte aussi : ces quatre jours aux accents d’éternité qui ont bouleversé sa vie, ce jour où un photographe du National Geographic, Robert Kincaid (Alain Delon) est venu lui demander son chemin en quête du pont Roseman alors qu’elle était seule, ses enfants et son mari (Benoist Brione) partis à un concours agricole, ce jour où les carapaces ont volé en éclats.
Avec Robert Kincaid, c’est l’ailleurs qui fait immersion dans la vie endormie de Francesca. Il a passé sa vie à voyager au gré de ses désirs. Pour une fois, elle va laisser libre cours aux siens, enfouis, si vivaces pourtant aussi. Il faut être dans les premiers rangs pour déceler les regards esquissés et esquivés puis consumés lorsque Francesca accepte la cigarette que Robert lui offre sans oser la regarder, pour déceler le trouble irrépressible qui s’empare de Francesca. Pour effectuer nous-mêmes ce gros plan que le théâtre ne permet pas. Si les adaptateurs Didier Caron et Dominique Deschamps, et le metteur en scène, Anne Bourgeois, se sont davantage inspirés du best seller de Robert James Waller (tiré à douze millions d’exemplaires !) que du film de Clint Eastwood la mise en scène n’en demeure pas moins très cinématographique : voix off, transitions, musique… trop cinématographique peut-être. Parfois, on aurait presque aimé, une table et deux chaises, et ne pas être coupés de l’émotion finalement jamais aussi présente que lorsque la lumière est tamisée, le décor presque invisible et ces deux âmes vibrantes en tête à tête.
D’ailleurs avec Alain Delon, dont le charisme en dit tant, même dans le silence, qu’il impose par la même à la salle, qu’on le veuille ou non, c’est le cinéma qui entre sur scène. C’est le prince viscontien. C’est le gangster melvillien. C’est Tancrède, Roch Siffredi, Jeff Costello, Corey, Robert Klein, Roger Sartet, Gino. La confusion entre le théâtre, la réalité, le cinéma devient troublante, presque dérangeante, et d’autant plus bouleversante. Quand Jean Cau dit « La fièvre, la foi, la foi qui exalte ou dévaste, la foi qui soulève ou qui se hante elle-même de son doute, le mariage éternel de l’ange et du voyou, des élans et des retraits de félin, les rayons et en brutal contraste, les ombres : Alain Delon. », il pourrait parler de Robert Kincaid. Et quand Robert James Waller dit de Robert Kincaid : « il se considérait pourtant comme une espèce particulière d’animal en voie de disparition dans un monde de plus en plus organisé », « un homme presque irréel », il pourrait parler de Delon. Delon, Kincaid : deux hommes épris de liberté, deux cow-boys, deux félins fascinants, indépendants et insaisissables, dont « jadis » est un des mots préférés et qui promènent leurs regards nostalgiques à la fois ombrageux et enfantins sur un monde qu’ils connaissent et ressentent si bien, douloureusement parfois, et dans lequel ils ne se reconnaissent plus. Alors, est-ce Kincaid ou Delon ? Qu’importe. L’émotion est là. Elle nous submerge. Comme elle submerge Francesca et Robert, ou Darc et Delon. Nous ne savons plus très bien. Oui, peu importe. De là provient aussi la magie.
Même si je n’ai pu m’empêcher de regretter l’absence de certaines scènes du film, il est vrai difficilement traduisibles au théâtre, si je n’ai pus m’empêcher de regretter que la Francesca de Mireille Darc ait peut-être moins de fêlures apparentes, d’imperfections, d’amertume que celle de Meryl Streep, j’ai en revanche retrouvé la même poésie, la même langueur mélancolique, la même sensualité notamment lorsque la main de Francesca caresse, d'un geste faussement machinal, le col de la chemise de Robert assis, de dos, tandis qu’elle répond au téléphone; et lorsque la main de Robert, sans qu’il se retourne, se pose sur la sienne. On retrouve ce même dénouement sacrificiel d’une beauté déchirante avec la pluie maussade et inlassable, le blues évocateur, la voix tonitruante de ce mari si « correct » qui ignore que devant lui, pour sa femme, un monde s’écroule et la vie, fugace et éternelle, s’envole avec la dernière image de Robert Kincaid, dans ce lieu d’une implacable banalité (un supermarché) soudainement illuminé puis éteint. A jamais. On retrouve aussi les mêmes questionnements que dans le film et le livre : un tel amour aurait-il survécu aux remords et aux temps ? Son sacrifice en valait-il la peine ? Quatre jours peuvent-ils sublimer une vie ? On retrouve aussi cette même fulgurante évidence qui s’impose à Francesca et Robert. D’emblée. Presque trop vite. Peut-être encore la confusion entre le théâtre et la réalité. Comment imaginer que Kincaid-Delon Francesca-Darc ne tombent pas amoureux l’un de l’autre ? L’affiche même de la pièce mettant en exergue leurs deux visages ne crée-t-elle pas volontairement la confusion ? L’impression qu’ils se connaissent depuis toujours : après tout, peut-être est-ce aussi celle de Francesca et Robert.
Alors…tant pis si le cynisme est à la mode. Ne pas appartenir à cette mode-là, si facile à feindre pourtant, ne m’intéresse pas. J’aime croire à la « haute probabilité de l’improbable », à ces « certitudes qui n’arrivent qu’une fois dans une vie », à cette rencontre intemporelle et éphémère, fugace et éternelle, bref j’aime emprunter tous ces chemins, sublimement tortueux, auxquels nous invite cette Route de Madison.
A peine les applaudissements avaient-il (trop vite) fini de retentir que la salle s’est vidée à une vitesse fulgurante. L’instant ou l’éternité : les spectateurs avaient déjà malheureusement choisi. Déjà passés à autre chose, comme dans ce monde auquel Francesca et Robert tentaient d’échapper, comme si leur routine leur manquait déjà, comme si l’éternité, même magnifiquement fugace, ne les intéressaient déjà plus, comme si même les émotions devaient être économisées, étouffées, comme si plus de deux heures leur précieux temps ne pouvait s’arrêter. J’aurais aimé rester encore un peu. Rester dans cette ambiance ensorcelante de l’Iowa. Dehors, en déambulant sur les Champs Elysées étrangement déserts et silencieux, les pensées encore sur le pont Roseman, sur fond de blues nostalgique et envoûtant, le froid tout à l’heure cinglant m’a soudain parue indolore. J’ai songé, à tous ces rêves esquissés ou à faire, aux incertitudes insensées, et aux instants d’éternité que cette pièce a cristallisés, et aux cendres de Francesca et Robert réunies à jamais au-dessus du pont Roseman.
Je vous engage donc à emprunter cette route, là où s’arrête la mièvrerie et commence « la grande passion », intemporelle et universelle. Un moment de cinéma, de poésie, de théâtre, de vie, un peu tout à la fois, un moment certes pas parfait mais traversé par des moments de grâce qui subliment l’humanité d’un monde « de plus en plus inhumain, » si vous acceptez d’oublier le film, si vous acceptez de croire à l’improbable, si vous acceptez de croire que quatre jours ou deux heures peuvent parfois changer et illuminer une vie.
Sandra.M
Renseignements et réservations : http://www.theatremarigny.fr
Du mardi au samedi : 20h30
Matinée samedi : 16 h
Prix des places :
70 € - 55 € - 35 €
(Frais de location inclus)
Location Marigny
0 892 222 333 (0,34 €/m)