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  • Critique de LA BRIGADE de Louis-Julien Petit (au cinéma le 23.03.2022)

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    « L'art est, pour moi, l'expression d'une pensée à travers une émotion, ou, en d'autres termes, d'une vérité générale à travers un mensonge particulier. », « L'art est une émotion supplémentaire qui vient s'ajouter à une technique habile. » Ces citations, la première de Fernando Pesoa et la seconde de Chaplin, s’appliquent parfaitement à ce cinquième long-métrage de Louis-Julien Petit. Après Anna et Otto (2013), Discount (2015), Carole Matthieu (2016, téléfilm réalisé pour Arte ensuite sorti en salles), Les Invisibles (2019), place à La Brigade

    Il faudrait inventer un terme pour qualifier les films de Louis-Julien Petit dont le cinéma, pétri d’humanité, n’a pas vraiment d’égal dans le paysage cinématographique français et trace peu à peu son chemin, singulier et fédérateur. Un néologisme qui condenserait l'idée de cet ingénieux mélange de comédie, de drame, d’émotion, de délicatesse, de cinéma engagé qui, avec sensibilité, dresse le portrait de personnages confrontés à de rudes réalités sociales. Des personnages qui empoignent leurs destins, ce destin qui ne les a pas épargnés. Un cinéma de fiction teinté de documentaire avec l’emploi de non professionnels, qui met en lumière les maux de notre société, ceux en général qu’on préfère laisser dans l’ombre ou caricaturer. Et qui toujours nous conduit à quitter la salle enrichis d’espoir et de questions. Salutaires. Un cinéma à l’image des personnages qu’il met en scène : digne.

    De nouveau, comme dans ses précédents films, Louis-Julien Petit nous embarque dans les Hauts-de-France. Là où se trouve Cathy Marie (Audrey Lamy) qui, depuis toute petite, rêve de diriger son propre restaurant. Mais à quarante ans, rien ne s’est passé comme prévu. Quand elle se rend à un entretien pour travailler dans un « lieu de charme pour clientèle exigeante », elle ne s’attend pas alors à ce que Lorenzo (François Cluzet) va lui proposer : un poste de cantinière dans le foyer pour jeunes migrants dont il s’occupe. Son rêve semble encore s’éloigner mais parfois la concrétisation des rêves et la réalisation de soi peuvent emprunter des voies détournées.

    Discount dénonçait le gaspillage alimentaire mais également les conditions de travail difficiles dans un magasin hard discount.  Pour faire face, les employés du magasin créaient alors clandestinement leur propre supermarché discount. Carole Matthieu, à travers le portrait tragique d'une femme médecin du travail, dénonçait la déshumanisation des entreprises, un monde professionnel qui, comme celui du supermarché de discount, broie les êtres. Un film radical, saisissant, bouleversant, percutant sur la société (et la Société) qui nie et aliène l'individu. Un film brillant dans lequel, pour appuyer le propos, Louis-Julien Petit instillait de l’étrangeté et lorgnait du côté du fantastique pour donner plus de poids à la dénonciation de cette réalité kafkaïenne. Les Invisibles racontait le quotidien des centres d’accueil de jour pour femmes SDF et rendait aussi hommage aux travailleurs sociaux. « Aujourd'hui, personne ne m'a adressé un regard. Même la stagiaire a détourné le regard. Sûrement qu'elle n'a pas envie de finir comme moi » dit un des employés de l’entreprise dans laquelle travaille Carole Matthieu. Cette réplique pourrait s’appliquer à chacune des (anti)héroïnes et à chacun des (anti)héros du cinéma de Louis-Julien Petit. Des "invisibles" devant lesquels on détourne le regard ou que l’on croise sans les voir. Des êtres combatifs. Des personnages qui ont besoin de retrouver du sens. Des personnages, aussi différents de nous soient-ils, auxquels l’habileté de l’écriture et de la mise en scène font que chacun peut s’identifier à eux.

    Dans le premier plan de La Brigade, Cathy apparaît de dos, face à la mer, face à son destin. Les premiers plans des films de Louis-Julien Petit sont toujours comme une invitation à entrer en empathie avec un personnage, à nous identifier, et cela fonctionne à chaque fois, admirablement. Je me souviens encore de ces premiers plans de Carole Matthieu la mettant en scène avec son manteau rouge, son écharpe grise et son bonnet gris. Ou encore le personnage d’Audrey Lamy, dans les transports, de dos, au début des Invisibles. Ses personnages sont souvent ainsi filmés de dos, avant de nous faire face et de faire face (à la réalité).

    Audrey Lamy vient de recevoir le prix d’interprétation au Festival du Film de Comédie de l’Alpe d’Huez. Un prix ô combien mérité ! Il faut la voir arriver avec sa dégaine improbable, armée de ses lunettes de soleil, de ses bottes, de sa fierté et de son arrogance, sorte d’animal sauvage, égarée dans ce monde qui de prime abord lui semble totalement étranger. Dans son regard, en une fraction de seconde, elle peut passer d’une émotion à l’autre, et nous faire nous aussi passer d’une émotion à l’autre. Elle est successivement ou en même temps : touchante, drôle, même bouleversante, notamment dans cette scène lors de laquelle un jeune du foyer, devant elle, appelle sa mère à des milliers des kilomètres. Tandis qu’elle l’écoute parler avec tendresse à sa mère, sur son visage d’enfant perdue qui n’a jamais eu de famille et qu’elle redevient à cet instant, passent la tristesse, la compassion, la douleur, toute une vie de regrets et de blessures indicibles. Louis-Julien Petit a le don de mettre en valeur les actrices à travers de sublimes personnages de femmes, bousculées par la vie mais pugnaces, qu’il filme amoureusement : Sarah Succo, Corinne Masiero, Audrey Lamy, Isabelle Adjani. Aux côtés d’Audrey Lamy, Chantal Neuwirth (Sabine) et Fatou Kaba (Fatou) sont tout aussi irrésistibles et apportent humour et tendresse. La première dans le rôle de mère de substitution tendrement envahissante. Et la seconde dans celui de l’amie fantasque qui rêve de gloire (vraiment à tout prix). Mais il n’y a pas qu’elles. Le casting des jeunes migrants qui s’est déroulé pendant plusieurs mois dans diverses associations d’accueil parisiennes a permis aussi de révéler de vrais comédiens dont celui qui interprète le facétieux et attendrissant GusGus (Yannick Kalombo). François Cluzet est comme toujours d’une présence charismatique.  Un accident de tournage l’a conduit à boiter, ce qui a été intégré au scénario. Une malchance qui se révèle finalement une judicieuse idée. Tous ces êtres sont finalement bancals, écorchés, des blessés de la vie.  Vulnérables. En quête de repères, d’une famille.

    Outre l’interprétation, chaque ingrédient contribue à faire de ce film une délicieuse pépite. Le montage d’abord. D’une grande pudeur, permettant toujours d’éviter l’écueil de la facilité, notamment dans cette séquence poignante lors de laquelle les jeunes évoquent le parcours tragique qui les a amenés à fuir leur pays d’origine et à venir en France. Chaque récit, terrible, pourrait donner lieu à un film dramatique. Plutôt que des gros plans insistants qui auraient été indécents et maladroits, les commentaires sont placés en voix off dans une lumineuse scène de restaurant où Cathy évoque ce qu’est une (et sa) madeleine de Proust. Ainsi mis en scène, le propos ne perd pas en gravité mais gagne en force.

    Le deuxième ingrédient est la bande originale signée Laurent Perez del Mar qui avait déjà travaillé avec Louis-Julien Petit sur Carole Matthieu et Les Invisibles. A l’image du cinéma de ce dernier, sa musique met en valeur et sublime l’invisible, apporte un supplément de sens, et d’âme. Dans la séquence précitée, elle ajoute de la douceur et de la délicatesse pour accompagner subrepticement l’émotion sans la forcer. Comme un écho à cette séquence magnifique dans Les invisibles, ces visages de femmes maquillées, renaissantes, en plein élan d’espoir et de vie, qu’accompagne la chanson Move over the light. Déjà dans Carole Matthieu, plusieurs séquences marquantes résultaient de l’heureuse alliance de la réalisation de Louis-Julien Petit et de la musique de Laurent Perez del Mar dont les notes hypnotiques et d’une beauté déchirante accompagnaient Carole jusqu’à ce crescendo bouleversant à la fin, telle une armée en marche. Une musique, ici, tantôt douce, tantôt énergique, qui prend mille visages et mille teintes, parfois plus rock, nuancée de discrètes notes venues d’ailleurs, comme un écho aux milles vies et périples de ces jeunes migrants.

    Le troisième ingrédient est le scénario, ciselé, ne forçant là aussi jamais l’émotion, mais contribuant aussi à ce savant melting pot de sentiments. Carole Matthieu était une adaptation du roman Les visages écrasés de Marie Ledunn. Les Invisibles était une adaptation du livre Sur la route des invisibles, femmes de la rue de Claire Lajeunie. Cette fois, il s’agit d’un scénario original pour lequel Louis-Julien Petit s’est entouré de Liza Benguigui-Duquesne, Sophie Bensadoun, en collaboration avec Thomas Pujol. Une fois de plus, le scénario célèbre la force du groupe, la solidarité, la transmission et évoque avec tendresse un sujet grave, nous convainc d’une réalité sans asséner. Sans angélisme. Sans misérabilisme. Sans occulter non plus la fragilité et la précarité de la situation de ces jeunes avec l’évocation des expulsions (y compris de deux qui jouent dans le film) là aussi de manière très subtile mais d’autant plus percutante.

    Et puis le dernier ingrédient qui contribue à cette réussite est la réalisation, discrète mais réfléchie et affirmée. Elle suggère (l’enfermement puis la libération) sans jamais surligner. La caméra de Louis-Julien Petit accompagne l’élévation de Cathy. Elle caresse les plats que sa brigade concocte, les mets et les mots qui fusent, et avec lesquels il jongle aussi sans que jamais cela soit « fastidieux ».  S’il n’y a pas vraiment d’équivalents dans le cinéma français (peut-être Stéphane Brizé qui dépeint aussi des réalités sociales mais son cinéma est beaucoup plus « en guerre » à l’image du film éponyme) c’est plutôt du côté du cinéma britannique, et de son réalisme social qu’il faut trouver des similitudes : Ken Loach (surtout pour le parfait dosage entre drame et comédie, larmes et rires, au contraire d’un Mike Leigh dont le cinéma est beaucoup plus « larmoyant »), Stephen Frears, Peter Cattaneo, Mark Herman… Mais au fond pourquoi comparer ? N'est-ce pas la marque des vrais cinéastes que de créer leur route, de forger leur univers, d’initier leur propre sillon…

    Cette comédie sociale bienveillante, tendre, n’a jamais le rire cynique et cela fait un bien fou. On rit avec et non contre. Le rire est toujours ici « la politesse du désespoir » et n’est là que pour contrebalancer l’âpreté d’une réalité, et nous en faire prendre conscience tout en douceur, en mêlant astucieusement les genres et lorgnant même du côté de la fable. S’il fallait quand même le trouver ce fameux néologisme pour qualifier le cinéma de Louis-Julien Petit, alors ce serait peut-être cela : un docu-fable. Une alliance improbable des contraires. Comme un écho au sujet de ses films qui réunissent des êtres qui n’étaient pas destinés à se rencontrer mais qui ensemble vont surmonter les difficultés et aller plus loin. Des films solaires sur une réalité sombre, engagés et populaires. Des films qui donnent de la voix et un visage aux inaudibles et invisibles. A l’image de ses personnages, aussi : généreux. A l’image de ce formidable personnage de Cathy, dénué de manichéisme, forte et ébréchée, dont la carapace se fissure peu à peu. Des odes à la fraternité, à la transmission, et au droit à rêver, quelles que soient les cartes en mains. Et enfin, ici, un magnifique hommage à ces jeunes qui se battent envers et contre tout et plus largement à tous ceux qui se battent envers et contre tout (puisque Cathy est aussi une combattante dont le parcours a des résonances avec les leurs).

    A propos de Goliath de Frédéric Tellier dont je vous parlais vendredi, j’évoquais cet adjectif  galvaudé, « nécessaire », alors tant pis je l’emploie de nouveau pour ce film-ci. Ce film est nécessaire parce que si le cinéma ne change pas la vie (quoique, j’aime le croire), il peut changer le regard, braquer les projecteurs sur les invisibles et à l’heure où les débats sont plus que jamais caricaturaux, violents, sourds, inciter à porter un regard sur un sujet, ainsi, tout en douceur, tient du défi, remarquablement relevé ici. Et tant pis si la métaphore est un peu facile mais s'il y a un autre adjectif dont ce film est indissociable, c'est celui-ci : savoureux. Et ce n'est pas par facilité que je file la métaphore mais vraiment parce que c'est grâce à tous ses ingrédients savamment dosés (scénario, montage, interprétation, musique) que la réussite est telle. Savoureux donc, comme un plat qui devient votre madeleine de Proust, vous procure de réconfortantes émotions aux réminiscences d’enfance.  Vous l’aurez compris, je vous recommande sans réserves d’aller à la rencontre de cette Brigade, le 23 mars, un concentré rythmé,  exquis et subtil d’espoir, d’humanisme, d'émotions, d'humour tendre et de bonne humeur. Souhaitons-lui (au moins), comme il le mérite, le même succès au box-office français que Les Invisibles ( 1,3 millions de spectateurs). 

    Un film à découvrir :

    - en ouverture du Festival Plurielles, le mardi 15 mars,

    - en avant-première au Gaumont Parnasse, le jeudi 17 mars à 20h (séance live animée par Philippe Rouyer),

    - dans le cadre du Printemps du Cinéma, qui a lieu du 20 au 22 mars, avec de nombreuses avant-premières dans toute la France, le dimanche 20 mars.

  • Critique de GOLIATH de Frédéric Tellier

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    Nécessaire. Voilà bien là un adjectif galvaudé, en particulier lorsqu’il s’agit de qualifier des films. Rares sont cependant ceux à l’être autant que ce troisième long-métrage de Frédéric Tellier. J’espère, par ces quelques lignes, vous en convaincre et vous convaincre de vous ruer dans les salles le 9 mars pour le découvrir… Parce que, oui, indéniablement, ce film est nécessaire.

    Les deux précédents films de Frédéric Tellier, L’Affaire SK1 et Sauver ou périr dressaient les portraits d’hommes engagés corps et âme dans leurs professions, confrontés à la détresse humaine. Il s'agissait aussi de films inspirés d’histoires vraies. C’est à nouveau le cas ici.

    Dans L'Affaire SK1, Franck Magne (Raphaël Personnaz), jeune inspecteur, fait ainsi ses premiers pas dans la police judiciaire et se retrouve à enquêter sur des meurtres sordides. Dans Sauver ou périr, Franck (Pierre Niney) est Sapeur-Pompier de Paris.  Il est heureux et aime son métier qui, chaque jour, pourtant, le confronte à des drames indicibles. Il n’en sort jamais tout à fait indemne mais il est porté par sa vocation, et l’envie de sauver les autres. Il en oublierait presque qu'il n'est pas invincible, que personne ne l'est. Lors d’une intervention sur un incendie, il se sacrifie pour sauver ses hommes. À son réveil dans un centre de traitement des Grands Brûlés, il comprend que son visage a fondu dans les flammes. Il va devoir réapprendre à vivre, et accepter d’être sauvé à son tour. Sauver ou périr est un sublime hommage aux combattants du feu, à leur dévouement et leur courage, mais surtout plus largement aux combattants de la vie, aux naufragés de la vie dont l’existence a basculé du jour au lendemain. C’est aussi un hommage à ceux qui les accompagnent, « à celles et ceux qui trouvent la force de se relever et de tout réinventer », des victimes collatérales dont le monde bascule aussi en un instant. En partant d’un destin tragique et particulier, Frédéric Tellier a réalisé un film universel en lequel pourront se reconnaître ceux que la vie a meurtris, pour leur donner la force d'avancer malgré les cicatrices béantes (visibles ou invisibles), un film qui nous rappelle que « la vie c'est du sable » dont il faut savoir savoureux chaque grain, qui nous rappelle que même les plaies de l’âme les plus profondes peuvent être pansées.

    Si j’évoque à nouveau ici Sauver ou Périr, c’est d’une part pour vous le recommander de nouveau, d’autre part parce que dans Goliath il est également question de combat et de la préciosité des grains de sable. Et des destins qui basculent. Trois destins. Celui de France (Emmanuelle Bercot), militante, professeure de sport le jour, ouvrière la nuit. Celui de Patrick (Gilles Lellouche), obscur et solitaire avocat parisien, spécialisé en droit environnemental. Et enfin celui de Matthias (Pierre Niney), un lobbyiste brillant. Un acte désespéré va les réunir. Un acte terrible dont on se dit qu'il devrait immédiatement faire bouger les choses...et pourtant...dans ce monde où le flot d'informations et de désinformations est ininterrompu, dans lequel les réseaux sociaux sont aussi une arme, la vérité a parfois du mal à surgir. L'acte désespéré, c'est celui d’une agricultrice (Chloé Stéfani) dont la compagne est morte à cause de l’utilisation d’un pesticide. Le combat, c’est celui de David contre Goliath. Celui des victimes d'un pesticide (la tétrasineà) qui meurent en silence, contre la firme qui la commercialise. De la tétrasine inoffensive selon son fabricant mais que l’OMS classe comme cancérogène.

    Tout comme la caméra de Frédéric Tellier s’immisçait au cœur du combat contre le feu et contre la souffrance dans Sauver ou Périr, elle nous immerge ici d’emblée au cœur de l’action :  Patrick est dans un train, en route pour le procès. La tension est palpable, dès les premières secondes. La caméra accompagne cette nervosité. La musique l’exacerbe. Elle ne retombera que lors de quelques plans bucoliques, ou des plans de France avec son mari, et lors de ce plan face caméra, face à nous. Un plan de France (ce prénom n’est certainement pas un hasard, parce que la cause qu’elle défend va bien au-delà d’elle-même) qui NOUS interpelle.

    On découvre d’abord chacun des personnages. Chacun engagé, en tout cas à sa manière… Ainsi, France s’engage parce que son mari est atteint d’un cancer à cause des pesticides auxquels a recours un agriculteur qui vit à côté de chez eux. On la voit dans son travail, avec ses élèves, déterminée, confrontée à la violence. Plus tard, c’est la sienne qu’elle découvrira, qui la dépassera, quand les mots deviendront impuissants pour combattre l’insupportable déni et que ne lui restera plus que la désobéissance civile pour seule arme. 

    Matthias, lui, s’engage pour gagner de l’argent. Son combat est cynique, amoral, immoral même. On le voit d’abord s’indigner que des enfants travaillent dans des mines de cobalt au Congo. On comprend rapidement que son indignation n’avait rien d’empathique mais qu’elle vise à défendre le diesel et qu’il s’agit là de son travail. On comprend rapidement aussi qu’il pourrait tout aussi bien défendre les armes à feu. C’est d’ailleurs une autre arme qu’il défend, ardemment. Une arme insidieuse, invisible. Un pesticide. La tétrasine. Quelle excellente idée que d’avoir repris l’acteur qui sauvait des vies dans Sauver ou périr pour ici camper ce « marchand de doutes » un personnage qui s’acharne à défendre un produit qui au contraire détruit des vies. Élégant, charmeur, généreux, beau-père attentionné et mari aimant, il n’en est pas moins égoïste, arrogant, glacial, tranchant et détestable. Aux antipodes du personnage du Simon fiévreux, ombrageux, fébrile, romantique qu'il incarnait dans son film précédent (Amants de Nicole Garcia). Rien ne dénote dans son apparence. Rien ne témoigne de la moindre faiblesse, de la moindre émotion, du moindre doute. Et pour cause : vendre des doutes, c’est son métier. Voilà ce qu’il est : marchand de doutes. Lobbyiste.  Est-il cynique ou convaincu de ce qu’il défend comme lorsqu’il dit que c’est « le désherbant le plus sûr jamais produit », que les bonbons donnés aux enfants sont bien plus dangereux ou que « la disparition des volumes produits » empêcherait de nourrir des milliards d’êtres humains ? Il y met tellement de conviction que sans doute finit-il par le croire lui-même. L’appât du gain et l’envie de gagner (pour lui, tout cela ne semble être qu’un jeu, déconnecté de toute réalité) annihilent tout scrupule, toute morale. Deux scènes de face-à-face sont ainsi particulièrement marquantes, avec une tension là encore à son comble, l’une avec Laurent Stocker (comme toujours, remarquable), l’autre avec Patrick, l’avocat incarné par Gilles Lellouche.  À l’opposé de l’apparence impeccable et rigide, presque robotique, de Matthias, ce dernier est constamment mal rasé, mal coiffé, négligé, se tient mal, et porte des vêtements froissés. Humain. L’essentiel n’est pas dans le paraître mais dans la cause qu’il défend. C’est un idéaliste, un personnage abîmé, cabossé par la vie (un divorce, l’alcoolisme) qui n’a rien à perdre et qui a soif de vérité et de justice.

    Dans le deuxième face-à-face, bouleversant, Patrick, l'avocat, se retrouve face aux parents de la jeune agricultrice qui s’est suicidée. Ils admettent avoir accepté de l’argent en échange de leur silence. Ils n’osent affronter son regard. Ils sont abattus. Honteux. Mais ils ont cédé. Goliath a encore gagné. Goliath trouve toujours des arguments, économiques ou fallacieux, quand il n'utilise pas la force ou l'intimidation. 

    Autour d’eux gravite une galerie de personnages secondaires au premier rang desquels Jacques Perrin, en scientifique qui a combattu trop tôt quand personne ne voulait l’entendre. Il transporte avec lui toute une mythologie du cinéma, un cinéma engagé, combattif, les films de Costa-Gavras comme Z qu’il a produit. Il transporte aussi son humanité, une forme d’élégance, autorité et bienveillance naturelles. Marie Gillain, trop rare, est aussi parfaite en journaliste de l’AFP.

    Le film est servi par la magnifique photo de Renaud Chassaing qui met en exergue la beauté de la nature, de champs de blés caressés par la lumière ou le temps d’un bain de nuit, les flots éclairés par la lune. Même si la menace est là, jamais bien loin, et la sérénité bien fragile. La musique de Bertrand Blessing renforce le sentiment de tension et d’urgence. La musique, c’est aussi cet instant de chants collectifs sur le port qui semble nous dire que si nous nous acharnons ensemble, la beauté peut reprendre corps, que la force du groupe solidaire peut tout vaincre. Même si on comprend rapidement la fragilité de cette solidarité. Bertrand Blessing avait composé la BO d’En guerre de Stéphane Brizé. Ici aussi, il s’agit d’une guerre à laquelle la musique apporte un supplément de puissance.

    Nombreux sont évidemment les films engagés ou les films qui évoquent le combat de David contre Goliath. Ceux de Costa-Gavras, Loach, Boisset, Varda ou des films comme L’affaire Pélican de Pakula ou Effets secondaires de Soderbergh. Et s’il existe de nombreux documentaires sur ce sujet, c’est à ma connaissance la première fiction à l’évoquer ainsi, et à l’évoquer avec autant de force.

    Impossible de ne pas en être révoltée. Parce que nous savons que cette fiction-là s’inspire de faits réels. Parce que nous savons que le combat continue. Parce que nous savons que les firmes internationales qui commercialisent des pesticides similaires à la tétrasine continuent de les vendre et continuent d’avoir des liens étroits avec les institutions étatiques. La bataille contre la tétrasine rappelle  bien sûr la lutte contre le glyphosate qui est, depuis 2015, considéré comme « cancérogène probable » par le Circ, une branche de l’OMS. Malgré cela, la Commission européenne avait accordé une autorisation de cinq ans pour l’utilisation du glyphosate, en 2017. La France qui s’était pourtant engagé en novembre 2017 pour une interdiction du glyphosate « au plus tard dans trois ans » a reconnu avoir « échoué sur ce sujet ». L'autorisation européenne du glyphosate expire en décembre 2022. Les industriels qui le fabriquent ont déjà demandé son renouvellement. Entre-temps, l’usage du glyphosate a néanmoins été interdit en France pour les espaces et jardins publics, les jardins des particuliers… La France demeurerait malgré tout le premier utilisateur européen, en consommant 19 % du glyphosate pulvérisé dans l’Union européenne.

    Le cinéma peut-il changer le monde ? Peut-être est-ce utopique de le penser. Mais pour ceux qui ne seraient pas encore sensibilisés à ce sujet des pesticides et de leur impact dramatique et même mortel sur la santé, il est impossible de ne pas l’être en sortant de la salle. De ne pas avoir envie de réagir. Alors, on quitte la séance avec sa croyance en l’humanité et l’honnêteté à laquelle nous invitent les derniers plans, en la beauté et la force foudroyantes de la vie et de la nature, et avec l’espérance qu’elles l’emporteront sur ces marchands de morts dénués de scrupules pour qui la rentabilité l'emporte sur toute autre considération, pour qui des vies détruites n'ont aucune importance. Avec aussi en tête la voix d’un enfant et les vers de Rimbaud. La vie et sa beauté poétique. Invincibles. Même par Goliath.

    Un film nécessaire, vous l’aurez compris mais aussi poignant, documenté et rigoureux. Une ode au pouvoir (émotionnel et de conviction) du cinéma mais aussi de la parole. Alors, je ne sais pas si le cinéma change le monde (j’ose le croire), mais il peut changer notre regard sur celui-ci, nous donner envie de faire bouger les choses. Pour cela, merci. Merci pour ce cri de révolte qui nous atteint en plein cœur et qui s’adresse aussi à notre raison (parce que nous sommes concernés, tous). Sa sortie un mois avant l'élection présidentielle pourrait donner l'idée de mettre le sujet au centre du débat (il n'est pas interdit d'être optimiste). Mais surtout, que vous soyez déjà convaincus ou non par la puissance dévastatrice de ces Goliath, n’oubliez pas d’aller voir le film de Frédéric Tellier le 9 mars 2022. Vous en sortirez bousculés, je vous le garantis.

    En salles le 9 mars 2022

  • Critique - LES CHOSES DE LA VIE de Claude Sautet (ce soir, sur Ciné + Classic)

    Critique les choses de la vie de Claude Sautet.jpg

    La diffusion, ce soir, sur Cine + Classic, du chef-d'œuvre de Claude Sautet, Les Choses de la vie, est pour moi l'excellent prétexte pour l'évoquer à nouveau ici, avec quelques digressions pour évoquer ma passion pour l'ensemble de la filmographie de Claude Sautet...en espérant vous donner envie de (re)voir ses films.

    Les choses de la vie est certainement le film de Sautet que j’ai le plus de mal à revoir tant il me bouleverse à chaque fois, sans doute parce qu’il met en scène ce que chacun redoute : la fatalité qui fauche une vie en plein vol. Le film est en effet placé d’emblée sous le sceau de la fatalité puisqu’il débute par un accident de voiture. Et une cacophonie et une confusion qui nous placent dans la tête de Pierre (Michel Piccoli). Cet accident est le prétexte à un remarquable montage qui permet une succession de flashbacks, comme autant de pièces d’un puzzle qui, reconstitué, compose le tableau de la personnalité de Pierre et de sa vie sentimentale.

    Au volant de sa voiture, Pierre (Michel Piccoli donc), architecte d’une quarantaine d’années, est victime d’un accident. Éjecté du véhicule, il gît inconscient sur l’herbe au bord de la route. Il se remémore son passé, sa vie avec Hélène (Romy Schneider), une jeune femme qu’il voulait quitter, sa femme Catherine (Lea Massari) et son fils (Gérard Lartigau)...

    Sur la tombe de Claude Sautet, au cimetière Montparnasse, il est écrit : « Garder le calme devant la dissonance ». Voilà probablement la phrase qui définirait aussi le mieux son cinéma. Celui de la dissonance. De l’imprévu. De la note inattendue dans la quotidienneté. Et aussi parce que cette épitaphe fait référence à la passion de Claude Sautet pour la musique. Le tempo des films de Sautet est ainsi réglé comme une partition musicale, impeccablement rythmée, une partition dont on a l’impression qu’en changer une note ébranlerait l’ensemble de la composition.

    Tous les films de Sautet se caractérisent d’ailleurs aussi par le suspense (il était fasciné par Ford et Hawks) : le suspense sentimental avant tout, concourant à créer des films toujours haletants et fascinants.  Claude Sautet citait ainsi souvent la phrase de Tristan Bernard : « il faut surprendre avec ce que l’on attend ». On ne peut certainement pas reprocher au cinéma de Claude Sautet d’être démesurément explicatif. C’est au contraire un cinéma de l’implicite, des silences et du non-dit. Pascal Jardin disait de Claude Sautet qu’il « reste une fenêtre ouverte sur l’inconscient ».

    Si son premier film, Classe tous risques, est un polar avec Lino Ventura et Jean-Paul Belmondo ( Bonjour sourire, une comédie, a été renié par Claude Sautet qui n’en avait assuré que la direction artistique), nous pouvons déjà y trouver ce fond de mélancolie qui caractérise tous ses films et notamment  Les choses de la vie même si a priori Claude Sautet changeait radicalement de genre cinématographique avec cette adaptation d’un roman de Paul Guimard, écrite en collaboration avec Jean-Loup Dabadie.

     « Les films de Claude Sautet touchent tous ceux qui privilégient les personnages par rapport aux situations, tous ceux qui pensent que les hommes sont plus importants que ce qu’ils font (..). Claude Sautet c’est la vitalité. » disait ainsi Truffaut. Et en effet, le principal atout des films de Sautet, c’est la virtuosité avec laquelle sont dépeints, filmés et interprétés ses personnages qui partent de stéréotypes pour nous faire découvrir des personnalités attachantes et tellement uniques, qui se révèlent finalement éloignées de tout cliché.

    On a souvent dit de Claude Sautet qu'il était le peintre de la société des années 70 mais en réalité la complexité des sentiments de ses personnages disséquée avec une rare acuité est intemporelle.  S’il est vrai que la plupart de ses films sont des tableaux de la société contemporaine, notamment de la société d’après 1968, et de la société pompidolienne, puis giscardienne, et enfin mitterrandienne, ses personnages et les situations dans lesquelles il les implique sont avant tout universels, un peu comme  La Comédie Humaine peut s’appliquer aussi bien à notre époque qu’à celle de Balzac.

    Ce sont avant tout de ses personnages dont on se souvient après avoir vu un film de Sautet. Ses films ensuite porteront d’ailleurs presque tous des prénoms pour titres. On se dit ainsi que  Les choses de la vie aurait ainsi pu s'intituler... Hélène et Pierre.

    Même dans Quelques jours avec moi, qui ne porte pas pour titre des prénoms de personnages (un film de Sautet méconnu que je vous recommande, où son regard se fait encore plus ironique et acéré, un film irrésistiblement drôle et non dénué de douce cruauté), c’est du personnage de Pierre (interprété par Daniel Auteuil) dont on se souvient. 

    De Nelly et M. Arnaud, on se souvient d'Arnaud (Michel Serrault), magistrat à la retraite, misanthrope et solitaire, et de Nelly (Emmanuelle Béart), jeune femme au chômage qui vient de quitter son mari. Au-delà de l’autoportrait ( Serrault y ressemble étrangement à Sautet ), c’est l’implicite d’un amour magnifiquement et pudiquement esquissé, composé jusque dans la disparition progressive des livres d’Arnaud, dénudant ainsi sa bibliothèque et faisant référence à sa propre mise à nu. La scène pendant laquelle Arnaud regarde Nelly dormir, est certainement une des plus belles scènes d’amour du cinéma : silencieuse, implicite, bouleversante. Le spectateur retient son souffle et le suspense y est à son comble. Sautet a atteint la perfection dans son genre, celui qu’il a initié  avec Les choses de la vie : le thriller des sentiments.

    Dans Un cœur en hiver, là aussi, le souffle du spectateur est suspendu à chaque regard, à chaque note, à chaque geste d’une précision rare, ceux de Stephan (Daniel Auteuil). Je n’ai d'ailleurs encore jamais trouvé au cinéma de personnages aussi « travaillés » que Stéphane, ambigu, complexe qui me semble avoir une existence propre, presque vivre en dehors de l’écran. Là encore comme s'il s'agissait un thriller énigmatique, à chaque visionnage, je l’interprète différemment, un peu aussi comme une sublime musique ou œuvre d’art qui à chaque fois me ferait ressentir des émotions différentes. Stéphane est-il vraiment indifférent ? Joue-t-il un jeu ? Ne vit-il qu’à travers la musique ? « La musique c’est du rêve » dit-il.

    Et puis, évidemment,  il y a l’inoubliable César. Un des plus beaux rôles d’Yves Montand. Derrière l’exubérance et la truculence de César, on ressent constamment la mélancolie sous-jacente. Claude Beylie parlait de « drame gai » à propos de César et Rosalie, terme en général adopté pour la Règle du jeu de Renoir, qui lui sied également parfaitement.

    César, Rosalie, Nelly, Arnaud, Vincent, François, Paul, Max, Mado, …et les autres. Les films de Sautet sont donc avant tout des films de personnages. Des personnages égarés affectivement et/ou socialement, des personnages énigmatiques et ambivalents.

    Les choses de la vie, c’est le film par lequel débute  la collaboration de Claude Sautet avec le compositeur Philippe Sarde. Le thème nostalgique et mélancolique intitulé La chanson d’Hélène a aussi contribué à son succès. Sarde avait d’ailleurs fait venir Romy Schneider et Michel Piccoli en studio pour qu’ils posent leur voix sur la mélodie. Cette version, poignante, ne sera finalement pas utilisée dans le film.

    Et puis il y a les dialogues, remarquables, qui pourraient aussi être qualifiés de musiques, prononcés par les voix si mélodieuses et particulières de Romy Schneider et Michel Piccoli :  « Quel est le mot pour mentir enfin pas mentir mais raconter des histoires, mentir mais quand on invente affabuler ». « Je suis fatiguée de t'aimer. » « Brûler la lettre pour ne pas vivre seul. » Parfois ils sont cinglants aussi… : la fameuse dissonance ! Comme « Nous n'avons pas d'histoire et pour toi c'est comme les gens qui n'ont pas d'enfants c'est un échec». On songe à la magnifique lettre de Rosalie dans César et Rosalie, aux mots prononcés par la voix captivante de Romy Schneider qui pourraient être ceux d’un poème ou d’une chanson : « Ce n'est pas ton indifférence qui me tourmente, c'est le nom que je lui donne : la rancune, l'oubli. David, César sera toujours César, et toi, tu seras toujours David qui m'emmène sans m'emporter, qui me tient sans me prendre et qui m'aime sans me vouloir... ».

    Il y eut un avant et un après Les choses de la vie pour Claude Sautet mais aussi pour Romy Schneider et Michel Piccoli. La première est aussi éblouissante qu’émouvante en femme éperdument amoureuse, après La Piscine de Jacques Deray, film dans lequel elle incarnait une femme sublime, séductrice dévouée, forte, provocante. Et Michel Piccoli incarne à la fois la force, l’élégance et la fragilité et puis il y a cette voix ensorceleuse et inimitable qui semble nous murmurer son histoire à notre oreille.

    Comme dans chacun des films de Sautet, les regards ont aussi une importance cruciale. On se souvient de ces regards échangés à la fin de César et Rosalie. Et du regard tranchant de Stéphane (Daniel Auteuil) dans Un cœur en hiver…Et de ce dernier plan qui est encore affaire de regards.

    Le personnage de Stéphane ne cessera jamais de m’intriguer, comme il intrigue Camille (Emmanuelle Béart), exprimant tant d’ambiguïté dans son regard brillant ou éteint. Hors de la vie, hors du temps. Je vous le garantis, vous ne pourrez pas oublier ce crescendo émotionnel jusqu’à ce plan fixe final polysémique qui vous laisse ko et qui n’est pas sans rappeler celui de Romy Schneider à la fin de « Max et les ferrailleurs » ou de Michel Serrault (regard absent à l’aéroport) dans « Nelly et Monsieur Arnaud » ou de Montand/Frey/Schneider dans « César et Rosalie ». Le cinéma de Claude Sautet est finalement affaire de regards, qu’il avait d’une acuité incroyable, saisissante sur la complexité des êtres. Encore une digression pour vous recommander "Un coeur en hiver", mon film de Sautet préféré, une histoire d’amour, de passion(s), cruelle, intense, poétique, sublime, dissonante, mélodieuse, contradictoire, trouble et troublante, parfaitement écrite, jouée, interprétée, mise en lumière, en musique et en images (ma critique complète sur Inthemoodforcinema.com).

    Dans Les choses de la vie, on se souviendra longtemps du regard d’Hélène qui, de l’autre côté de la porte de son immeuble et à travers la vitre et la pluie, regarde, pour la dernière fois, Pierre dans la voiture, allumer sa cigarette sans la regarder, et partir vers son fatal destin. Et quand il relève la tête pour regarder elle n'est plus là et il semble le regretter. Et quand elle revient, il n’est plus là non plus. Un rendez-vous manqué d’une beauté déchirante….

    Les regards sont aussi capitaux dans la séquence sublime du restaurant dans laquelle ils passent du rendez-vous d’amour à la dispute, une scène qu’ils ne paraissent pas jouer mais vivre sous nos yeux, dans un de ces fameux cafés ou brasseries qu’on retrouvera ensuite dans tous les films de Claude Sautet, dans les scènes de groupe dont Vincent, François, Paul et les autres est le film emblématique. On retrouvera aussi la solitude dans et malgré le groupe. « A chaque film, je me dis toujours : non, cette fois tu n’y tournes pas. Et puis, je ne peux pas m’en empêcher. Les cafés, c’est comme Paris, c’est vraiment mon univers. C’est à travers eux que je vois la vie. Des instants de solitude et de rêvasseries. »  dira ainsi Claude Sautet. On retrouvera souvent les personnages filmés à travers les vitres de ces mêmes cafés, des scènes de pluie qui sont souvent un élément déclencheur, des scènes de colère (peut-être inspirées par les scènes de colère incontournables dans les films de Jean Gabin, Sautet ayant ainsi revu Le jour se lève …17 fois en un mois!), des femmes combatives souvent incarnées par Romy Schneider puis par Emmanuelle Béart, des fins souvent ouvertes.

    Annie Girardot et Yves Montand puis Lino Ventura déclinèrent les rôles d'Hélène et de Pierre dans Les choses de la vie. Romy Schneider et Michel Piccoli seront ainsi à jamais Hélène et Pierre. Inoubliables. Comme le rouge d’une fleur. Peut-être la dernière chose que verra Pierre qui lui rappelle le rouge de la robe d’Hélène. Comme cet homme seul sous la pluie, mortellement blessé, gisant dans l'indifférence, tandis que celle qu’il aime, folle d’amour et d’enthousiasme, lui achète des chemises. Et que lui rêve d’un banquet funèbre. Et qu’il murmure ces mots avec son dernier souffle de vie qui, là encore, résonnent comme les paroles d’une chanson :  «J'entends les gens dans le jardin. J'entends même le vent. » Et ces vêtements ensanglantés ramassés un à un par une infirmière, anonymes, inertes.

    Je termine toujours ou presque la vision d’un film de Sautet bouleversée, avec l’envie de vivre plus intensément encore car là était le véritable objectif de Claude Sautet : nous « faire aimer la vie »…et il y est parvenu, magistralement. En nous racontant des « histoires simples », il a dessiné des personnages complexes qui nous parlent si bien de « choses de la vie ». Claude Sautet, en 14 films, a su imposer un style, des films inoubliables, un cinéma du désenchantement enchanteur, d’une savoureuse mélancolie, de l’ambivalence et de la dissonance jubilatoires, une symphonie magistrale dont chaque film est un morceau unique indissociable de l’ensemble, et celui-ci est sans doute le plus tragique et poignant.

    Il y a les cinéastes qui vous font aimer le cinéma, ceux qui vous donnent envie de faire du cinéma, ceux qui vous font appréhender la vie différemment, voire l’aimer davantage encore. Claude Sautet, pour moi, réunit toutes ces qualités.

    Certains films sont ainsi comme des rencontres, qui vous portent, vous enrichissent, vous influencent ou vous transforment même parfois. Les films de Claude Sautet font partie de cette rare catégorie et de celle, tout aussi parcimonieuse, des films dont le plaisir à les revoir, même pour la dixième fois, est toujours accru par rapport à la première projection. J’ai beau connaître les répliques par cœur, à chaque fois César et Rosalie m’emportent dans leur tourbillon de vie joyeusement désordonné, exalté et exaltant. J’ai beau connaître par cœur Les choses de la vie  et le destin tragique de Pierre me bouleverse toujours autant et ce « brûle la lettre » ne cesse de résonner encore et encore comme une ultime dissonance.

    Les choses de la vie obtint le Prix Louis-Delluc 1970 et connut aussi un grand succès public.

  • L'AMOUR C'EST MIEUX QUE LA VIE de Claude Lelouch (première mondiale du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2021)

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    Rendez-vous sur mon compte instagram (@sandra_meziere) pour retrouver les vidéos de la mémorable présentation du film lors de la première mondiale qui eut lieu dans le cadre du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2021.

     « Qu'est-ce que vous choisiriez : l'art ou la vie ? » demande le personnage de Jean-Louis Trintignant dans Un homme et une femme.  « La vie est le plus grand cinéaste du monde » a aussi coutume de répéter Claude Lelouch. En 50 films, il n’a en effet eu de cesse de célébrer la vie. La plus flamboyante de ses réussites fut bien sûr Un homme et une femme, palme d’or à Cannes en 1966, Oscar du meilleur film étranger et du meilleur scénario parmi 42 autres récompenses. Un film qui narre la rencontre de deux solitudes blessées et qui prouve que les plus belles histoires sont les plus simples et que la marque du talent est de les rendre singulières et extraordinaires. La caméra de Lelouch y scrute les âmes. Par une main qui frôle une épaule si subtilement filmée. Par le plan d'un regard qui s'évade et s'égare. Par un sourire qui s'esquisse. Par des mots hésitants ou murmurés. Le tout sublimé par la musique de Francis Lai. Dans chacun de ses films, on retrouve ses « fragments de vérité », sa vision romanesque de l’existence, ses aphorismes, des sentiments grandiloquents, une naïveté irrévérencieuse (là où le cynisme est plus souvent roi), les hasards et coïncidences et leur beauté parfois cruelle. Et des personnages toujours passionnément vivants. Dans chacun de ses films, la vie est un jeu. Sublime et dangereux. Grave et léger.  Aujourd’hui sort en salles le 50ème film de Claude Lelouch qui fut présenté en première mondiale au Festival du Cinéma Américain de Deauville.  Même si à ce  film, je préfère Un homme et une femme, La bonne année (un des films préférés de Kubrick qui montrait ce film à ses comédiens avant de tourner), Itinéraire d’un enfant gâté, magnifique métaphore du cinéma qui nous permet de nous faire croire à l’impossible, y compris le retour des êtres disparus.  Ou encore Les plus belles années d’une vie avec ce visage de Trintignant qui soudain s'illumine par la force des souvenirs de son grand amour, comme transfiguré, jeune, si jeune soudain et quelle intensité poétique et poignante lorsqu’Anouk Aimée est avec lui comme si le cinéma (et/ou l'amour) abolissai(en)t les frontières du temps de la mémoire. Encore un des pouvoirs magiques du cinéma auquel ce film est aussi un hommage. Comme chacun des films de Lelouch l’est. Chacun de ses films est en effet une déclaration d’amour. Au cinéma. Aux acteurs. À la vie. À l’amour. Aux hasards et coïncidences. Si « L’amour, c’est mieux que la vie » ne m’a pas autant enchantée que certains de ses films précédents, je vous le recommande néanmoins, ne serait-ce que pour Sandrine Bonnaire qui y est  lumineuse comme elle ne l’a jamais été et dont chaque apparition est un moment d’anthologie. En préambule des « Plus belles années d’une vie » figure une citation de Victor Hugo : « Les plus belles années d’une vie sont celles qu’on n’a pas encore vécues ». Alors, en ces temps moroses, laissons-nous embarquer par ce nouvel hymne à la vie, à l’image de son actrice principale, dotée d’un charme auquel on pardonne tout.

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  • JUSTE LA FIN DU MONDE de Xavier Dolan, ce soir, sur Arte

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    Ce soir, sur Arte, à 20H55, ne manquez pas Juste la fin du monde de Xavier Dolan. Comment  ne pas penser à ce film bouleversant avec la tragique disparition de Gaspard Ulliel, un film placé sous le sceau de la mort et de la fatalité ? Il y est remarquable dans le rôle du « roi » Louis, personnage auquel son interprétation magistrale  apporte une infinie douceur. Dans la lenteur de chacun de ses gestes, dans la tendresse mélancolique de chacun de ses regards et dans chacun de ses silences, il semble ainsi crier sa détresse indicible. 

     Adapté de la pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde se déroule sur une après-midi. Un jeune auteur, Louis (incarné par Gaspard Ulliel), après 12 ans d’absence, retrouve sa famille pour lui annoncer sa mort prochaine. Il y a là sa mère (Nathalie Baye), son frère aîné (Vincent Cassel), sa petite soeur (Léa Seydoux) et sa belle-sœur qu’il rencontre pour la première fois (Marion Cotillard).

    Dès les premiers plans, dans cet avion qui emmène Louis vers sa famille et dès les premières notes et la chanson de Camille (dont le titre résonne comme un poignant avertissement, Home is where it hurts), une fois de plus, Dolan m’a embarquée dans son univers si singulier, m’a happée même, m’a enfermée dans son cadre. Comment ne pas l’être quand à la force des images et de la musique s’ajoute celle des mots, avec la voix de Louis qui, off, nous annonce son funeste programme : « leur annoncer ma mort prochaine et irrémédiable. En être l’unique messager. […] Me donner, et donner aux autres, une dernière fois, l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître. » Tout ce qu’il ne parviendra jamais à dire, une annonce qui place les 1H35 qui suivent sous le sceau de la fatalité, et nous mettent dans la situation rageuse et bouleversante de témoin impuissant.
    J’ai eu la sensation de retenir mon souffle pendant 1H35, un souffle suspendu aux mots de Louis et de sa famille, et plus encore à leur silence, et de ne recommencer à respirer que bien après cette fin et ce dernier plan, sans aucun doute le plus beau du 69ème Festival de Cannes dans le cadre duquel le film fut projeté.

    Louis est un auteur, un homme des mots et pourtant, ici, ses mots sont vains. Ils ne servent qu’à cacher, qu’à taire ce que les silences semblent crier avec éloquence. Sur le chemin qui  mène Louis vers sa famille, une pancarte entrevue sur le côté de la route interroge « Besoin de parler ? ». Oui, certainement, mais comment quand les logorrhées des uns et des autres l’en empêchent, quand sa famille ne sait communiquer que dans l’ironie, la colère ou l’invective ? Certains, peut-être, diront qu’il ne se passe rien. Sans doute n’auront-ils rien vu de tout ce que sous-entendent les regards, les silences, les excès, les cris, le bruit et la fureur. C’est pourtant hitchcockien. Un regard, un souffle, un mot de travers, un silence paralysant et tout semble pouvoir basculer dans l’irréversible. Le spectateur est à l’affut du moindre souffle, du moindre murmure, du moindre frémissement. Le MacGuffin, ce sont ces mots prononcés dans l’avion à l’attention du spectateur et qui attendent d’être délivrés et de s’abattre. Menace constante.


    La caméra de Dolan, par les gros plans dont est majoritairement composé le film, entoure, enserre, emprisonne, englobe les visages, au plus près de l’émotion, pour capter le mensonge, le non-dit, pour débusquer ce qui se cache derrière le masque, derrière l’hystérie. Elle les asphyxie, isole Louis dans sa solitude accablante, absolue, les met à nu, les déshabille de ces mots vains, déversés, criés qui ne sont là que pour empêcher l’essentiel d’être dit. Comme un écho au format 1:1 qui, dans Mommy, par ce procédé et ce quadrilatère, mettait au centre le visage -et donc le personnage-, procédé ingénieux, qui décuplait notre attention. Dans Les Amours imaginaires, la caméra de Xavier Dolan était aussi au plus près des visages, ignorant le plus souvent le cadre spatial à l’image de cet amour obsédant qui rendait les personnages aveugles au monde qui les entourait. La mise en scène non seulement y épousait déjà le propos du film mais devenait un élément scénaristique : puisque les protagonistes s’y « faisaient des films » (l’un se prenant pour James Dean, l’autre pour Audrey Hepburn), et étaient enivrés par leur fantasmagorie amoureuse, le film en devenait lui-même un vertige fantasmatique.


    Mais revenons à Juste la fin du monde. Que de douleur, de beauté, de significations dans les silences comme lors de cette scène, sublime, quand Louis prend sa mère dans les bras, qu’il s’y blottit, et qu’une petite parcelle de lumière caresse son visage en grande partie dans la pénombre, et que la musique sublime l’instant, qu’il regarde le vent qui s’engouffre dans les rideaux comme un appel de la vie qui s’enfuit. Que de choses la sensible Catherine dit-elle aussi dans ses silences, dans son flot de phrases absconses, dans ses hésitations, dans ses répétitions, elle qui semble dès le début savoir, et implorer une aide, elle que tout le monde semble mépriser et qui a compris ce que tous ignorent ou veulent ignorer ? Marion Cotillard, dans un rôle radicalement différent de celui de cette femme sauvagement vivante, enfiévrée, en quête d’absolu, qu’elle incarne dans le film de Nicole Garcia Mal de pierres (également en compétition officielle du Festival de Cannes la même année) semble converser dans ses silences.Cette souffrance étouffée tranche chacun des silences.


    Nathalie Baye, comme dans Laurence Anyways incarne la mère, ici volubile, outrancièrement maquillée, comme pour mieux maquiller, masquer, cette vérité qu’il ne faut surtout pas laisser éclater.
    Le langage est d’ailleurs au centre du cinéma de Xavier Dolan. Suzanne Clément, dans Mommy, mal à l’aise avec elle-même, bégayait, reprenant vie au contact de Diane et de son fils, comme elle, blessé par la vie, et communiquant difficilement, par des excès de violence et de langage, déjà. Et dans Laurence Anyways, Laurence faisait aussi de la parole et de l’énonciation de la vérité une question de vie ou de mort : « Il faut que je te parle sinon je vais mourir » disait-il ainsi. Placé sous le sceau de la mort et de la fatalité écrivais-je plus haut, Juste la fin du monde n’en est pas moins parsemé de scènes étincelantes. Ainsi, quand Louis s’évade dans le passé, tout s’éclaire et rend le présent encore plus douloureux. La musique, de Gabriel Yared apporte une note romanesque à l’ensemble, et des musiques judicieusement choisies et placées, souvent diégétiques, constituent des entractes musicaux et des échappées belles et lumineuses, presque oniriques, qui nous permettent de respirer comme cette chorégraphie de la mère et de la sœur de Louis sur un tube d’O-Zone ou lors de réminiscences d’un amour passé sublimé par le souvenir.


    Une fois de plus Xavier Dolan nous envoûte, électrise, bouleverse, déroute. Chaque seconde, chaque mot ou plus encore chaque silence semblent vitaux ou meurtriers. J’en suis ressortie épuisée, éblouie, après une fin en forme de valse de l’Enfer qui nous embrasse dans son vertige étourdissant et éblouissant, un paroxysme sans retour possible. Comme une apothéose : une fin du monde. Comme le bouquet final d’une démonstration implacable sur la violence criminelle de l’incommunicabilité. Tellement symptomatique d’une société qui communique tant et finalement si mal, incapable de dire et d’entendre l’essentiel (ce qu’avait aussi si bien exprimé un film primé du prix de la mise en scène à Cannes, en 2006, Babel).


    Xavier Dolan se fiche des modes, du politiquement correct, de la mesure, de la tiédeur et c’est ce qui rend ses films si singuliers, attachants, bouillonnants de vie, lyriques et intenses. Que, surtout, il continue à filmer  les personnages en proie à des souffrances et des passions indicibles, qu'il continue à les filmer ces passions (et à les soulever), à préférer leur folie à « la sagesse de l’indifférence ». Surtout qu’il continue à laisser libre cours à sa fougue contagieuse, à nous happer dans son univers, et à nous terrasser d’émotions dans ses films et sur scène, comme lors de son discours de clôture qui avait marqué la fin de ce 69ème Festival de Cannes.

    Remarque : le film a été produit par Nancy Grant à qui on doit notamment la production de Mommy mais aussi du  très beau Félix et Meira de Maxime Giroux.

  • Critique - ADIEU PARIS d’Édouard Baer

    cinéma, film, critique, Adieu Paris, Edouard Baer

    Après La Bostella (1999), Akoibon (2005) et Ouvert la nuit (2017), ce quatrième long-métrage d’Édouard Baer nous emmène dans un restaurant bien connu des nuits (et des journées) parisiennes, La Closerie des Lilas, ici tenu par Jeff, personnage incarné par le regretté Jean-François Stévenin. C’est là que huit hommes, huit « grandes figures », huit artistes, chaque année depuis vingt ans se retrouvent. Il y a là Alain, le philosophe (Berroyer), Louki, le sculpteur (François Damiens), Jacques, l’écrivain (Pierre Arditi), Enzo, le directeur de théâtre (Bernard Murat), Pierre-Henry, le chanteur (Bernard Le Coq) et l’iconoclaste indéfini (Daniel Prévost). Ils étaient les « rois de Paris ». Le rituel est bien rodé. Au menu du repas chaque année : humour et autodérision avec un zeste de perfidie, d’aigreur et de méchanceté. Ces huit-là se détestent autant qu’ils s’aiment. Et puis il y a l’intrus, le convive chaque année différent, cette année Benoît, un acteur de comédies (Benoît Poelvoorde), indésirable pour avoir commis un impair dont on ne connaîtra jamais la teneur. Et enfin, Michael (Gérard Depardieu), l’absent si présent, celui dont l’ombre plane sur tout le déjeuner qui n’a guère envie de venir et finalement ne viendra pas.

    Le titre est à l’image de ce film. Adieu Paris. Une sorte d’oxymore finalement. Adieu la ville Lumière. C’est cela Adieu Paris : un mélange d’obscurité et de lumière. De tendresse et de cruauté. Masquer la mort en singeant la vie. Une comédie mélancolique. Une fantaisie triste. Ou un « drame gai » comme on qualifiait autrefois La Règle du jeu, la comédie grinçante de Jean Renoir, d’ailleurs définie en préambule comme une « fantaisie dramatique ». Comme dans le film de Renoir, il s’agit ici de la fin d’une époque, d’un monde qui périclite, des dernières heures d’un jeu social qui a autrefois étincelé et brille de ses dernières lueurs. Même les poireaux vinaigrette ont été remplacés par une coccinelle-mozzarella, et le pot-au-feu par une simple daube sans os à moëlle.

    On songe ainsi aux comédies virtuoses de Jaoui et Bacri dans lesquelles le vernis peu à peu se craquèle même si leurs personnages sont souvent plus touchants que pathétiques, et notamment à Un air de famille de Klapisch pour le quasi huis-clos que l’on retrouve également ici. Ou encore au film de Patrice Leconte dont le titre évoque cette menace constante et fatale qui plane au-dessus de chaque courtisan : le ridicule. Le langage devient l'arme de l'ambition et du paraître car « le bel esprit ouvre des portes » mais « la droiture et le bel esprit sont rarement réunis » comme on l’entendait dans le film précité. C’est cependant à un film de Francis Veber auquel il est ouvertement fait référence, Le dîner de cons. Chaque année, la bande d’amis invite en effet un autre personnage à les rejoindre pour le procès de Yoshi (Yashi Oida), parodie aussi loufoque que dérangeante.

    Ce repas est finalement un spectacle dans lequel chacun se met en scène, incarne le rôle qu’on attend de lui. Le malaise s’insinue peu à peu car sous l’apparence d’une gaieté feinte avec une application excessive, on découvre que ces hommes se détestent cordialement, voire se méprisent et que « personne ne va bien » mais que tout le monde déploie une énergie folle pour donner le change. On sent que c’est le soir de la dernière. Ou même l’envie n’est plus là. Ce sont les derniers feux de la rampe. On tente de colmater les stigmates de la vieillesse.

    Cela n’empêche pas l’émotion, subreptice, fulgurante, l’espace d’un regard, le temps d’une chanson ou d’une phrase comme ce « pianiste qui donne du sentiment à l’ennui ». Cela n’empêche pas non plus la tendresse dans la relation entre Benoît et la douce et bienveillante Isabelle (Isabelle Nanty) qui portent d’ailleurs dans le film leurs propres prénoms. Sans doute parce que ce sont les plus sincères. Les plus touchants. Isabelle est ainsi toujours là pour réconforter Benoît qui manque tellement de confiance en lui. Cela n’empêche pas non plus la nostalgie, celle de Jeff qui cite Johnny qui ne venait pas souvent car «  il était allergique aux lilas ».

    Les femmes incarnent ici les personnages secondaires qui laissent ces grands enfants aller s’amuser entre eux, une dernière fois. Chaque apparition d’Isabelle Nanty, de Léa Drucker ou de Ludivine Sagnier n’en est pas moins réjouissante.

    Et puis il y a les acteurs qui jouent cette bande de faux amis et qui font que chaque réplique, chaque intonation, chaque silence, chaque regard sont jubilatoires pour le spectateur. Depardieu, sorte de démiurge qui domine Paris, avec son regard cinglant, son imposante stature et ses silences éloquents. Damiens et Poelvoorde avec leurs fragilités et leurs doutes, victimes de ce jeu de massacre, émouvants. Arditi dont l’arme est le langage et qui le perdra, humiliation suprême. Daniel Prévost toujours délicieusement aux frontières de la folie et de l’absurde, Berroyer, le lunaire, qui essaie de masquer qu’il perd pied, Lecoq le séducteur impénitent qui eut son heure de gloire en des temps lointains. Tous masquent leur lassitude (des autres, d’eux-mêmes, du monde, de ce Paris), leur désarroi, leur solitude derrière une exubérance fallacieuse. La caméra à l’épaule renforce ce sentiment d’instabilité, que tout peut dégénérer ou mourir à tout instant.

    Édouard Baer a écrit Adieu Paris avec Marcia Romano, une jeune scénariste à l'origine étrangère à ce milieu culturel masculin parisien issu des années 1960/1970 et qui a mis ainsi de l’ordre dans ce joyeux désordre. Cette comédie mélancolique étourdissante tournée en deux semaines est aussi portée par la photographie d’Alexis Kavyrchine et la musique de Gérard Daguerre.

    Ne manquez pas ce film savoureux pour son humour absurde, sa cruauté joyeuse, son audace tonitruante, sa tendresse et sa poésie mélancoliques cristallisées dans cette réplique : « je voudrais que les choses que j’ai connues quand j’étais enfant existent encore ». On se souvient alors que le film commence par des silhouettes dessinées, dont certaines s’éclipsent, comme celles de Christophe ou Jean Rochefort. Et on quitte la salle le cœur serré de dire Adieu Paris, adieu à ce Paris-là, celui des êtres à part avec leur poésie désenchantée, leur élégance décalée mais aussi le cœur serré à l’idée de voir ces hommes partir chacun de leur côté dans un Adieu à Paris, autant dire à la vie (ils n'auront désormais même plus l'énergie de paraître et de fanfaronner, on se doute que ce repas sera le dernier), enfermés dans leur orgueil et les affres de la vieillesse, sans avoir laissé tomber le masque du cynisme, mais heureux, malgré tout, d’avoir assisté à ce spectacle transcendé par des comédiens hors normes, une fantaisie certes tristes mais revigorante et la folie clairvoyante, douce et salvatrice d'Édouard Baer.

    Sortie en salles : 26 janvier 2022

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  • Nominations des Paris Film Critics Awards 2022

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    Je vous en avais déjà parlé, ici, le mois dernier : à l’image des New York Film Critics Circle Awards, Los Angeles Film Critics Association Awards ou London Critics Film Awards, qui sont aujourd’hui des institutions, les Paris Film Critics Awards, créés à l'initiative de Sam Bobino, récompenseront chaque année le meilleur du cinéma.

    Un collège de 50 votants constitué de critiques et journalistes professionnels de cinéma et culture basés à Paris (l’académie des Paris Film Critics) décernera ses prix aux meilleurs longs-métrages (français et internationaux sortis en salles ou sur des plateformes durant l’année 2021) et talents du cinéma. Je me réjouis de faire partie des votants car j'y vois là avant tout un autre moyen de défendre les films que j'aime comme j'essaie de le faire, passionnément, depuis 2003 sur Inthemoodforcinema.com et ponctuellement ailleurs, surtout que le cinéma (plus que jamais !) a besoin d'être ardemment défendu.

    Les Paris Film Critics Awards 2022 seront remis lors d’une cérémonie qui aura lieu le 7 février à 20H à l'hôtel Le Royal Monceau - Raffles Paris. Ils rendront hommage aux membres de l'industrie cinématographique qui ont excellé dans leur domaine ainsi qu’aux grandes figures du cinéma avec le prix d’honneur pour l'accomplissement d’une carrière (Life Achievement Award) dont le nom sera dévoilé lors de la cérémonie.

    Vous trouverez ci-dessous la liste des nommés. Les lauréats seront donc annoncés le 7 février. Pour en savoir plus, je vous invite également à suivre les Paris Film Critics Awards sur instagram (@parisfilmcritics).

    En tête des nominations figurent Annette et Illusions perdues (7 nominations chacun). Vous y trouverez aussi des films que je vous ai recommandés ici tout au long de l'année 2021 comme celui précité de Xavier Giannoli mais aussi The Father (4 nominations), Les magnétiques (2 nominations), L'Etat du Texas contre Mélissa (1 nomination)...

    Je vous détaillerai bien entendu prochainement le palmarès suite à la cérémonie du 7 février. En attendant, je vous invite à découvrir la liste complète des nominations, ci-dessous.

    NOMINATIONS 2022

    MEILLEUR FILM / BEST PICTURE


    ANNETTE
    DRIVE MY CAR
    ILLUSIONS PERDUES
    L’ÉVÉNEMENT
    ONODA, 10 000 NUITS DANS LA JUNGLE
    THE CARD COUNTER


    MEILLEUR RÉALISATEUR / BEST DIRECTOR


    ARTHUR HARARI, Onoda, 10 000 nuits dans la jungle
    AUDREY DIWAN, L’Événement
    DENIS VILLENEUVE, Dune 
    JULIA DUCOURNAU, Titane
    LEOS CARAX, Annette
    XAVIER GIANNOLI, Illusions perdues


    MEILLEURE ACTRICE / BEST ACTRESS


    LADY GAGA, House of Gucci
    MARION COTILLARD, Annette
    PENELOPE CRUZ, Madres Paralelas
    RENATE REINSVE, Julie (en 12 Chapitres)
    VALERIA BRUNI TEDESCHI, La Fracture
    VALERIE LEMERCIER, Aline


    MEILLEUR ACTEUR / BEST ACTOR


    ADAM DRIVER, Annette
    ANTHONY HOPKINS, The Father
    BENOIT MAGIMEL, De son vivant
    OSCAR ISAAC, The Card Counter
    VINCENT LINDON, Titane
    YUYA ENDO, Onoda,10 000 nuits dans la jungle


    MEILLEURE ACTRICE DANS UN SECOND RÔLE / BEST SUPPORTING ACTRESS


    CHARLOTTE RAMPLING, Benedetta 
    CÉCILE DE FRANCE, Illusions perdues
    JODIE COMER, Le Dernier Duel
    MERYL STREEP, Don’t Look Up : Déni cosmique
    OLIVIA COLMAN, The Father
    TOKO MIURA, Drive My Car

    MEILLEUR ACTEUR DANS UN SECOND RÔLE / BEST SUPPORTING ACTOR


    ADAM DRIVER, Le Dernier Duel
    AL PACINO, House of Gucci
    KARIM LEKLOU, Bac Nord
    LAMBERT WILSON, Benedetta
    VINCENT LACOSTE, Illusions perdues
    WILLEM DAFOE, The Card Counter


    MEILLEURE REVELATION FÉMININE / BEST YOUNG ACTRESS


    AGATHE ROUSSELLE, Titane
    AISSATOU DIALLO SAGNA, La Fracture
    ANAMARIA VARTOLOMEI, L’Événement
    DAPHNÉ PATAKIA, Benedetta
    LUCIE ZHANG, Les Olympiades
    ZBEIDA BELHAJAMOR, Une histoire d’amour et de désir


    MEILLEURE REVELATION MASCULINE / BEST YOUNG ACTOR


    ABDEL BENDAHER, Ibrahim
    ALSENI BATHILY, Gagarine
    FILIPPO SCOTTI, La Main de Dieu 
    MAKITA SAMBA, Les Olympiades
    SAMI OUTALBALI, Une histoire d’amour et de désir
    THIMOTÉE ROBART, Les Magnétiques


    MEILLEUR SCENARIO ORIGINAL / BEST ORIGINAL SCREENPLAY


    ADAM McKAY & DAVID SIROTA, Don’t Look Up : Déni cosmique
    ARTHUR HARARI & VINCENT POYMIRO, Onoda, 10 000 nuits dans la jungle
    ASGHAR FARHADI, Un Héros
    BRIGITTE BUC & VALÉRIE LEMERCIER, Aline
    CATHERINE CORSINI, La Fracture
    RON & RUSSELl MAEL, Annette 


    MEILLEURE ADAPTATION / BEST ADAPTED SCREENPLAY


    AUDREY DIWAN & MARCIA ROMANO, L’Événement
    CHRISTOPHER HAMPTON & FLORIAN ZELLER, The Father
    DENIS VILLENEUVE, ERIC ROTH & JON SPAIHTS, Dune 
    JACQUES AUDIARD, CELINE SCIAMMA & LEA MYSIUS, Les Olympiades 
    RYUSUKE HAMAGUCHI & TAKAMASA OE, Drive My Car
    XAVIER GIANNOLI & JACQUES FIESCHI, Illusions Perdues


    MEILLEURE PHOTOGRAPHIE / BEST CINEMATOGRAPHY


    CAROLINE CHAMPETIER, Annette
    CHRISTOPHE BEAUCARNE, IIlusions perdues
    GREIG FRASER, Dune
    JANUSZ KAMINSKI, West Side Story
    RUBEN IMPENS, Titane
    TOM HARARI, Onoda, 10 000 nuits dans la Jungle

    MEILLEUR MONTAGE / BEST FILM EDITING


    CYRIL NAKACHE, Illusions Perdues
    JEAN-CHRISTOPHE BOUZY, Titane
    LAURENT SÉNÉCHAL, Onoda, 10 000 nuits dans la jungle 
    LOURI KARIKH, La Fièvre de Petrov
    NELLY QUETTIER, Annette
    SIMON JACQUET, Bac Nord


    MEILLEURE MUSIQUE ORIGINALE / BEST ORIGINAL SCORE


    ALBERTO IGLESIAS, Madres Paralelas
    ALEXANDRE DESPLAT, The French Dispatch
    HANS ZIMMER, Dune
    RONE, Les Olympiades
    RON MAEL & RUSSELL MAEL / SPARKS, Annette
    WARREN ELLIS, NICK CAVE, La Panthère des Neiges


    MEILLEUR PREMIER FILM / BEST FIRST FILM


    GAGARINE
    LA NUÉE
    LES MAGNETIQUES
    SOUND OF METAL
    PLEASURE
    THE FATHER


    MEILLEUR DOCUMENTAIRE / BEST DOCUMENTARY


    DELPHINE ET CAROLE INSOUMUSES
    INDES GALANTES
    LA PANTHÈRE DES NEIGES
    L’ÉTAT DU TEXAS CONTRE MELISSA
    LEUR ALGÉRIE
    THE BEATLES GET BACK


    MEILLEUR FILM D’ANIMATION / BEST ANIMATED FILM


    ENCANTO
    LA TRAVERSEE
    LE SOMMET DES DIEUX
    LUCA
    OÙ EST ANNE FRANCK !
    TOUS EN SCÈNE 2

     

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