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critique - Page 3

  • CRITIQUE de PERFECT DAYS de Wim Wenders

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    Je dois vous le dire d’emblée car je sais l’attention volatile et il serait dommage que vous passiez à côté de ce film que j’ai follement aimé : ce nouveau long-métrage de Wim Wenders est une merveille qui met le cœur en joie.  Le bruissement des feuilles. Le reflet des ombres. L’architecture des bâtiments de Tokyo. Les rayons du soleil qui éclaboussent la ville de lumière. Dans ce film, tout est poésie, ode à l’instant et à sa fragilité, à la singularité de l’être, au pouvoir de l’art et plus spécifiquement de la musique pour le sublimer, comme la célèbre chanson de Lou Reed dont s’inspire le titre.

    Ces « perfect days » sont ceux d’Hirayama (Koji Yakusho) qui travaille à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo. Une vie simple. Un quotidien très structuré que la caméra scrute avec minutie et douceur, le suivant dès l’aube dans ses rituels qu’il accomplit avec une régularité métronomique, et accompagnant son regard sur les livres, et les arbres qu’il aime photographier. Son passé va nous être conté par bribes au gré de rencontres inattendues qui apportent un éclat nouveau à sa personnalité : la riche famille qui méprise son quotidien et avec laquelle il a rompu, cette nièce qui lui ressemble tant, cette femme qui ne le laisse pas insensible, son bonheur contagieux à écouter ses cassettes, à s’occuper de ses plantes, à photographier le même arbre sur lequel rebondissent les rayons du soleil ou à lire (Faulkner ou Patricia Highsmith) avant de céder au sommeil.

    Le film a pour origine une lettre reçue par le cinéaste en 2022 qui lui disait ceci : « Seriez-vous intéressé par le tournage d'une série de courts métrages de fiction à Tokyo, peut- être 4 ou 5, d'une durée de 15 à 20 minutes chacun ? Ces films traiteraient tous d'un projet social public extraordinaire, impliqueraient le travail de grands architectes et nous nous assurerions que vous puissiez développer les scénarios vous-même et obtenir la meilleure distribution possible. Et nous vous garantissons une liberté artistique totale. » Si au mot architecture (a fortiori de toilettes publiques) vous associez la froideur, détrompez-vous, tout ici est à l’image d’Hirayama : inondé de chaleur. Le regard que ce dernier porte sur la vie et les autres est empreint de sérénité et d'empathie, et traverse l’écran pour nous envelopper de son aura lumineuse, poétique, délicate. Réconfortante. Le spectateur épouse alors son rythme, et trouve dans la répétition de ses journées, jamais ennuyeuse à vivre pour lui, une paix consolante.

    Le film entier est jalonné de tubes des années 60-70 qui exaltent la beauté de l’instant et font surgir la magie, et l’émotion. Le personnage principal incarné par Koji Yakusho ne parle pas une bonne partie du film mais la quiétude qui émane de son visage en dit tellement de son bonheur d’être là que toute parole serait redondante. Koji Yakusho a d’ailleurs été récompensé du prix d’interprétation masculine au dernier Festival de Cannes pour ce rôle si solaire de cet homme souvent méprisé, mais attentif à tout et tous, dont de petites touches (de rencontres, de rêves, de regards, de silences) nous révèlent le passé et l’émouvante personnalité. Wim Wenders est d’ailleurs un habitué de la Croisette qui l’a souvent récompensé :  Prix de la critique internationale pour Au fil du temps, Palme d'or, Prix de la critique internationale et le Prix du jury œcuménique pour Paris, Texas, Prix de la mise en scène pour Les Ailes du désir, Grand prix du jury pour Si loin, si proche !, et Prix spécial du jury Un certain regard, Mention spéciale du jury œcuménique et Mention spéciale du Prix François-Chalais pour Le Sel de la Terre.

    Le dernier plan, d’une grâce infinie, sur la musique de Nina Simone avec le visage d’Hirayama illuminé de lueurs, changeantes comme ses expressions, justifie son prix à lui seul et nous fait quitter la salle encore sous le charme de ce moment hors des trépidations de la vi(ll)e.

    Cette promenade poétique dans une époque agitée, qui pourrait sembler de prime abord d’une apparente banalité, s'apparente à un conte philosophique d’une grande profondeur, magistralement écrit par Wim Wenders et Takuma Takasaki (avec aussi un magnifique travail sur le son et la lumière) dont on ressort avec l’envie de contempler tout ce qui nous environne, de se laisser caresser par les rayons du soleil, de les admirer inlassablement lorsqu’ils percent à travers les feuilles des arbres, de rouler en écoutant à tue-tête la musique des années 80 (The Animals, Patti Smith,  The Rolling Stones, Lou Reed, The Velvet Underground, Otis Redding, The Kinks, Van Morrison :…rien que ça !), de se laisser transporter par cette bouffée jubilatoire et d’y puiser un invincible optimisme, une croyance en tous les possibles de l’existence que ce film esquisse avec une infinie délicatesse.

    Le film de Wim Wenders incarne pour moi la vie, comme l’actrice Rona Hartner qui vient de décéder d’un cancer à l’âge de 50 ans seulement. Je me souviens d’elle, fascinante, dans Gadjo Dilo de Tony Gatlif, et de ce merveilleux souvenir au Festival du film de Paris 1998 dont je faisais partie du jury (qui avait attribué son prix au film en question), lorsqu’elle dansait sur les tables, férocement belle, présente, vivante, là. Oui, l’incarnation de la vie même dont on se dit qu’elle est à jamais figée ainsi, dans le temps comme dans les souvenirs.

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  • Critique - LE THÉORÈME DE MARGUERITE d'Anna Novion (prix de la meilleure musique du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule 2023)

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    Ce film, présenté en séance spéciale du Festival de Cannes, a reçu le prix de la meilleure musique du 9ème Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule mais aurait aussi mérité celui du meilleur film.

    La Marguerite du théorème est une brillante élève en Mathématiques à l'ENS, dont le destin semble tout tracé. Seule fille de sa promo, elle termine une thèse qu’elle doit exposer devant un parterre de chercheurs. Le jour J, une erreur bouscule toutes ses certitudes et l’édifice s’effondre. Marguerite décide de tout quitter pour tout recommencer.

    Résumé ainsi, ce film pourrait s’annoncer comme particulièrement rébarbatif. Il ne l’est aucunement, pas une seule seconde. Quand on demande à Marguerite ce qu’elle aime dans les mathématiques, elle répond : « Je ne pourrais pas vivre sans. » Le Théorème de Marguerite est avant tout cela, une histoire de passion, de solitude face à l’engagement qu’elle implique. « Les mathématiques ne doivent souffrir d'aucun sentiment » lui assène son mentor, pourtant pour Marguerite ce n’est que cela. Un moyen aussi d’affronter les mystères du monde et la vanité de l’existence : « J'étais très angoissée par l'infini, l'idée que l'univers n'avait pas de fin. Goldbach, c'était un moyen de mettre de l'ordre dans l'infini. »

    Si vous êtes hermétique aux mathématiques, rassurez-vous, ce film vous parlera malgré tout, a fortiori si vous connaissez cet état second dans lequel vous plongent une passion ou les affres de la création. Les mathématiques sont presque un prétexte, poétique, comme ces murs recouverts de formules qui en deviennent soudain abstraits et admirables. Le parallèle est évident avec l’engagement que nécessite un film, cette formule complexe qui aboutit à la magie, ce travail acharné au résultat incertain.

    C’est avant tout le (magnifique) portrait d’une femme moderne, singulière, qui ne tombe dans aucun cliché (et cela fait un bien fou). Froide, fermée, à l’image de son prénom suranné, Marguerite n’est pas de prime abord sympathique. Les lignes cliniques et l’âpreté des décors reflètent son état d’esprit et, comme elle, ils chemineront progressivement vers la lumière, le désordre, l’asymétrie.

    Jean-Pierre Darroussin, faussement dur et autoritaire, mais surtout blessé dans son orgueil, est parfait dans le personnage du directeur de thèse et mentor, Werner. Ella Rumpf, découverte dans Grave de Julia Ducournau, se glisse totalement dans la peau de Marguerite, renfermée sur sa passion et sur elle-même, combattive, et s’ouvrant peu à peu aux autres. Elle procure toute sa force captivante au film. Celle qu’on surnomme « la mathématicienne en chaussons », le corps recroquevillé, le regard frondeur, n’est pas là pour se distraire mais dévouée corps et âme à la conjecture de Goldbach, problème irrésolu et en apparence insoluble de la théorie des nombres. Quelle intelligence dans l’écriture du scénario pour transformer ce qui aurait pu être ennuyeux et abscons en véritable thriller des émotions, palpitant. Il faudra l'arrivée d'un nouvel étudiant particulièrement brillant (Julien Frison de la Comédie Française) pour faire s’écrouler tout son édifice et la faire renaître, s’abandonner.

    Clotilde Courau dans le rôle de la mère fascinée par le « don » de sa fille et dépassée par sa mue, est une nouvelle fois d’une justesse remarquable. La magnifique Sonia Bonny incarne la lumineuse et sensuelle colocataire de Marguerite. Grâce à elle, Marguerite découvre un autre univers, celui des joueurs de Mahjong du quartier chinois de Paris et des virées nocturnes. Marguerite va peu à peu (re)naitre au monde, à la vie, à la lumière, aux désirs autres que ceux suscités par l’envie de trouver des solutions aux formules mathématiques. Elle se relève et se redresse dans tous les sens du terme, et l’environnement s’illumine.

    Un sublime portrait de femme et une brillante dissection métaphorique des effets de la création, de la solitude et de l'abnégation qu'elle implique, mais surtout un film sensible, parfaitement écrit et interprété, passionnant de la première à la dernière seconde, porté par la musique inspirée de Pascal Bideau.

    Ella Rumpf aurait aussi mérité un prix d’interprétation tant elle donne corps, vie et âme à Marguerite.

  • Critique de COMME PAR MAGIE de Christophe Barratier

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    Hier sortait le septième long-métrage de Christophe Barratier, Comme par magie, dans lequel Kev Adams incarne Victor, un jeune magicien en pleine ascension. Cela commence par une scène d’ouverture trépidante : un numéro de magie drôle et étourdissant interrompu par l’annonce de la naissance imminente de la fille du magicien. Seulement, rien ne se passe comme prévu et la tragédie succède rapidement à l'euphorie : la mère décède lors de l'accouchement. Victor doit alors élever seul sa fille qu’il prénomme Lison. Jacques (Gérard Jugnot), son fantasque beau-père, se mêle contre son avis de l’éducation de la petite auprès de laquelle il retrouve une seconde jeunesse. Ce tandem improbable aura pour arbitre Nina (Claire Chust), l’amie d’enfance de Victor…

    Christophe Barratier travaillait sur un autre projet quand le producteur Marc-Etienne Schwartz lui a proposé ce scénario, écrit à l’origine par Serge Lamadie et Cyril Gelbat, rejoints par Fabrice Bracq. Après quelques réussites en tant que producteur délégué et en tant que réalisateur de courts-métrages, Christophe Barratier, en 2004, connaissait un succès retentissant avec Les Choristes et ses 8,5 millions d’entrées puis ses deux César et ses deux nominations aux Oscars (meilleur film en langue étrangère et meilleure chanson pour Vois sur ton chemin). Vinrent après Faubourg 36 en 2008 et La Nouvelle guerre des boutons en 2011, des films nostalgiques dont l'action se déroulait dans les années 30, un cinéma populaire (au sens noble du terme) et de beaux hommages au cinéma d’hier.

    Faubourg 36 regorgeait ainsi de réjouissantes références au cinéma d’entre-deux guerres. Clovis Cornillac y ressemblait à s’y méprendre à Jean Gabin dans les films d’avant-guerre, Nora Arnezeder (la découverte du film comme Jean-Baptiste Maunier l'avait été auparavant dans Les Choristes) à Michèle Morgan : tous deux y faisaient penser au couple mythique Nelly et Jean du Quai des Brumes de Marcel Carné auquel un plan se référait d’ailleurs explicitement. Bernard-Pierre Donnadieu, quant à lui, rappelait Pierre Brasseur (Frédérick Lemaître) dans Les enfants du paradis de Carné et Jules Berry (Valentin) dans Le jour se lève du même Carné dont j’avais même cru reconnaître le célèbre immeuble dessiné par Alexandre Trauner dans le premier plan du film. Les décors du film entier paraissaient d’ailleurs rendre hommage à ceux de Trauner, avec cette photographie hypnotique et exagérément lumineuse entre projecteurs de théâtre et réverbères sous lesquels Paris et les regards scintillent de mille feux incandescents et mélancoliques. Et l'amitié qui unissait les protagonistes de ce Faubourg 36 résonnait comme un clin d’œil à celle qui unissait les personnages de La belle équipe de Duvivier.  Bref, Christophe Barratier est un cinéaste cinéphile. D'ailleurs, Les Choristes déjà était une adaptation du film de 1945 de Jean Dréville, La Cage aux rossignols.

    En 2016, il changea de registre avec le remarquable L’Outsider, thriller financier contemporain, très différent des films précités, une adaptation du livre écrit par Kerviel lui-même et publié en 2010, L'Engrenage : mémoires d'un trader, l’histoire d’un anti-héros pris dans une spirale infernale, dans l’ivresse de cette puissance de l’argent qui le grise et l’égare, et dans laquelle il se jette comme d’autres se seraient plongés dans la drogue ou l’alcool.  Barratier a réussi non seulement à vulgariser cet univers mais aussi à le rendre aussi passionnant et palpitant qu’un thriller. Ce film pourrait d’ailleurs illustrer un cours de scénario : ellipses à-propos (Kerviel sous le feu des blagues méprisantes qui deux ans plus tard en est l’auteur et répond avec aplomb aux sarcasmes), dialogues percutants, répliques et expressions mémorables, touche sentimentale (très bon choix de Sabrina Ouazani) sans qu'elles fassent tomber le film dans le mélo, caractérisation des personnages en quelques plans et répliques (le père, pas dupe), rythme haletant et personnage victime d'un système et d'une obsession et une addiction qui le dépassent et donc attachant malgré tout. Un film fiévreux, intense, captivant, et même émouvant, et très ancré dans son époque et dans le cinéma contemporain tout en s'emparant du meilleur des films d'hier qui ont forgé la culture cinématographique du réalisateur.

    Ensuite, en 2021, il sortit l’excellent Envole-moi, avec Victor Belmondo (quelle révélation !) et Gérard Lanvin puis, en 2022, Le Temps des secrets, magnifique adaptation du roman éponyme, troisième tome des Souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol, paru en 1960. 

    Christophe Barratier a par ailleurs à cœur de partager sa passion du cinéma et de la musique ( bien avant d’être réalisateur, il a ainsi suivi une formation musicale classique et un cursus de guitariste classique) puisqu’il est le cofondateur (avec Sam Bobino) du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule que je couvre chaque année et dont je vous parle avec enthousiasme depuis la première édition (mon compte-rendu de la dernière ici) et dont j'ai récemment fait un cadre romanesque, mais c'est là une autre histoire...

    Comme dans ses précédents films, avec ce Comme par magie, Christophe Barratier révèle un acteur (il y eut Jean-Baptiste Maunier, Nora Arzeneder...) ou fait éclater le talent d’un comédien déjà un peu connu (Arthur Dupont, Victor Belmondo) ou révèle l’étendue de la palette de jeu d’un acteur déjà renommé comme c’est le cas ici avec Kev Adams qui joue pour la première fois un rôle de père, oscillant entre drame et comédie, et dévoilant plus de nuances dans son interprétation. A nouveau, Christophe Barratier met également en scène un duo improbable et attachant, celui formé par Victor et son beau-père sous les traits de Gérard Jugnot que le cinéaste retrouve ici pour la quatrième fois, toujours aussi juste et sachant faire passer une émotion dans un silence, un geste ou un regard.

    Mais la révélation du film est pour moi Claire Chust (dont le visage est malheureusement absent de l'affiche...) qui incarne Nina, une jeune femme qui a grandi avec Victor, élevée d’abord en foyer comme lui, deux enfants nés sous X dont l’amitié est aussi ancienne qu’indéfectible. Elle dégage un charme enfantin et une grâce ingénue, et son personnage évolue joliment. La femme-enfant fragile se mue ainsi progressivement en femme qui s’assume davantage. Comme Victor, elle grandit. Quand l’un va vers l’enfant qu’il a et devient peu à peu père, l’autre pour évoluer doit aller vers ses origines et renouer avec l’enfant qu’elle fut sans doute pour se débarrasser du manteau encombrant de l’enfance blessées.

    Contrairement à ses précédents films, ce n’est pas Philippe Rombi  (et avant lui Bruno Coulais et Reinhardt Wagner) qui a écrit la bande originale mais Bertrand Burgalat, une bo teintée de notes jazzy qui accompagne judicieusement ce film tendre et drôle, avec mélancolie et malice, entre piano, guitare et flûte.

    Je déplore simplement qu'il n'y ait pas plus de tours de magie à l’image de celui final, réjouissant, qui n’est pas sans rappeler celui vertigineux du Prestige de Christopher Nolan. 

    Ce qui se dégage de ce film, entre rires et larmes, c’est donc avant tout une énorme tendresse. En résulte aussi une réflexion intéressante et pleine d'espoir sur la filiation, la transmission et la (re)construction malgré le deuil ou l’absence, sur la famille aussi, celle que l’on bâtit, en dépit des aléas de l'existence. Victor, Nina, Jacques et Lison sont finalement tous victimes de l’abandon, et vont aller de l’ombre vers la lumière, grâce aux liens qui se tissent entre eux. Si les derniers plans les montrent isolés les uns des autres, c'est parce qu'ils se sont certes trouvés une famille mais aussi parce qu'ils ont trouvé qui ils étaient vraiment ou voulaient être.

     Un film délicat, ludique, drôle et tendre qui ne juge pas ses personnages et ne tombe jamais dans le cynisme, sans doute la raison pour laquelle la critique l’a (injustement) snobé. Je vous le recommande. En ces temps troublés, cette douce mélodie qui se fraie un chemin vers l'harmonie n’est jamais larmoyante, et cela fait un bien fou ! On quitte même à regret ce quatuor particulièrement attachant dont on aimerait connaître la suite des aventures...

  • Critique de MARIE-LINE ET SON JUGE de Jean-Pierre Améris

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    « Et puis, il y a ceux que l'on croise, que l'on connaît à peine, qui vous disent un mot, une phrase, vous accordent une minute, une demi-heure et changent le cours de votre vie. » Victor Hugo

    C’est ce qui arrive à Marie-Line et à "son juge". Marie-Line (Louane Emera) est une jeune fille d’origine modeste, qui vit avec son père, dépressif, cloué à domicile après un terrible accident du travail. Pleine de vie, flamboyante avec ses cheveux roses, ses tenues colorées et bigarrées, ses tatouages, elle travaille comme serveuse dans une brasserie du Havre. « Son juge » est un client du café, bougon, renfermé, d’apparence aussi sinistre (vieil imperméable gris et cartable en cuir) que Marie-Line semble gaie. C’est dans ce café qu’elle rencontre Alexandre (Victor Belmondo), employé de cinéma et étudiant en master, avec qui c’est le coup de foudre. La différence de culture (Alexandre adore le cinéma, et Truffaut, ce nom qui n’est que celui d’une jardinerie pour Marie-Line), et surtout le regard condescendant que ses amis portent sur la jeune femme et sa situation sociale, vont les séparer. Marie-Line, qui ne comprend pas ou comprend trop bien pourquoi il la quitte, lâchement, le bouscule. Il tombe, se blesse. Elle se retrouve au tribunal, jugée par le fameux juge client sinistre. Elle est condamnée à une peine avec sursis et une amende de 1500 euros, qu’elle est incapable de payer, venant de perdre son emploi de serveuse, licenciée. Le juge qui a perdu son permis va lui proposer alors de devenir son chauffeur pendant un mois.

    La voiture toute cabossée dans laquelle Marie-Line transporte tantôt un chien à l’odeur fétide qu’elle garde car la voisine est en chimio tantôt une bibliothèque pour un voisin oblige le juge à se recroqueviller, et va devenir le lieu des confidences de ce duo singulier, lui et ses costumes gris, sa déprime, elle et sa chevelure rose comme sortie tout droit d’un dessin animé ou d’un film de Ken Loach, avec son prénom qui résonne comme celui d’une star de cinéma dont elle ne connaît pourtant rien. Marie-Line guidée par une indéfectible joie de vivre malgré les blessures de l’existence par laquelle elle n’a pas été épargnée. Le juge, solitaire, renfermé, dépressif, enfermé dans son passé. Leur rencontre va les libérer l’un et l’autre, les aider à regarder le passé en face et à affronter l’avenir. Dès qu’ils sont ensemble, la magie (du cinéma) opère, elle dont le père l’aime si mal va trouver en lui un père spirituel, et lui va trouver en elle la fille qu’il aurait pu avoir.

    Il en est de certains films comme de certaines personnes : ils vous émeuvent, d’emblée, sans que vous sachiez bien pourquoi.  Cela s’appelle le charme, ce dont ce film regorge de la première à la dernière seconde. Peut-être aussi parce qu’ils mettent en scène des personnages à l’image de la vie : nuancés, complexes, graves et légers. Peut-être parce qu’ils s’attachent aux êtres les plus intéressants : ceux qui ne se réduisent pas à ce qu’ils semblent être. L’émotion affleure constamment. Dès ce premier plan de Marie-Line, derrière les barreaux de la prison jusqu’au dernier où la caméra, comme elle, prend son envol, et nous emporte dans son tourbillon d’optimisme. La justesse de l’interprétation, la sensibilité des dialogues (scénario de Marion Michau et Jean-Pierre Améris, d'après le roman de Murielle Magellan), la photographie de Virginie Saint-Martin (qui sublime Le Havre) et de la réalisation y sont aussi pour beaucoup. Ainsi que la musique, magnifique bande originale de Guillaume Ferran qui accompagne l’émotion, avec aussi un des plus beaux moments du film sur cette sublime chanson de Julien Clerc (Les Séparés) sur un poème de Marceline Desbordes-Valmore, un très beau texte sur le deuil, que je ne connaissais pas et que je vous invite à lire ci-dessous.

    N'écris pas, je suis triste et je voudrais m'éteindre.
    Les beaux étés, sans toi, c'est l'amour sans flambeau.
    J'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindre
    Et frapper à mon cœur, c'est frapper au tombeau.

    N'écris pas, n'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes.
    Ne demande qu'à Dieu, qu'à toi si je t'aimais.
    Au fond de ton silence, écouter que tu m'aimes,
    C'est entendre le ciel sans y monter jamais.

    N'écris pas, je te crains, j'ai peur de ma mémoire.
    Elle a gardé ta voix qui m'appelle souvent.
    Ne montre pas l'eau vive à qui ne peut la boire.
    Une chère écriture est un portrait vivant.

    N'écris pas ces deux mots que je n'ose plus lire.
    Il semble que ta voix les répand sur mon cœur,
    Que je les vois briller à travers ton sourire.
    Il semble qu'un baiser les empreint sur mon cœur.

    N'écris pas, n'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes.
    Ne demande qu'à Dieu, qu'à toi si je t'aimais.
    Au fond de ton silence, écouter que tu m'aimes,
    C'est entendre le ciel sans y monter jamais.

    N'écris pas!

    Le duo fonctionne tellement bien qu’il est impossible d’imaginer quels autres acteurs que Louane Emera et Michel Blanc auraient pu incarner Marie-Line et son juge. Michel Blanc se glisse à la perfection dans la peau de ce juge, bougon au cœur meurtri et tendre, qui laisse sa fragilité apparaître, derrière la carapace du juge qui pourrait pourtant encore pleurer en voyant défiler toute la misère du monde (excellente reconstitution de la vie du tribunal). À qui douterait encore que Michel Blanc est un des meilleurs acteurs français, dans la comédie et a fortiori dans le drame, je répondrais voyez le remarquable et bouleversant Monsieur Hire de Patrice Leconte. Louane Emera a également toujours le ton juste, avec sa gaieté et sa force communicatives, une énergie et une bonté rares derrière la dégaine improbable de son personnage cartoonesque.

    L’ensemble de la distribution et des seconds rôles sont tout aussi remarquablement joués et écrits : Philippe Rebbot dans le rôle du père (mal) aimant, maladroit, dépressif, et touchant, Victor Belmondo (qui pâtit plus de sa filiation qu’il n’en bénéficie, son talent n’étant pas reconnu à sa juste valeur, il était déjà remarquable dans Envole-moi de Christophe Barratier et L’Albatros de Xavier Beauvois) dans le rôle de l’amoureux velléitaire, Nathalie Richard dans le magnifique rôle d’Evelyne (très beau personnage que je vous laisse découvrir), Alexandra Gentil dans le rôle de la sœur qui n’a pas pris le bon tournant…

    C’est la vie. Poids léger. Les émotifs anonymes. L’homme qui rit. Une famille à louer. Autant de films parmi d’autres de Jean-Pierre Améris qui, à chaque fois, m’ont bouleversée, par leur sensibilité, la qualité de l’écriture, et la justesse de l’interprétation. Voyez Les émotifs anonymes dans lequel Poelvoorde donne brillamment corps (mal à l’aise, transpirant, maladroit), vie (prévoyante et tétanisée par l’imprévu) et âme (torturée et tendre) à cet émotif avec le mélange de rudesse involontaire et de personnalité à fleur de peau caractéristiques des émotifs et Isabelle Carré, à la fois drôle et touchante, qui sait aussi nous faire rire sans que jamais cela soit aux dépends de son personnage.  La (première) scène du restaurant est un exemple de comédie ! Et voyez L’homme qui rit, sublime adaptation de Victor Hugo (on y revient), un enchantement mélancolique, un opéra moderne ( musique enregistrée à Londres avec un orchestre de 65 musiciens qui apporte une force lyrique au film), une histoire d’amour absolu, idéalisée, intemporelle, un film universel au dénouement bouleversant, un humour grinçant, de la noirceur et de la tragédie sublimés par un personnage émouvant qui à la fois nous ressemble si peu et tellement (et un univers fascinant, poignant : celui d’un conte funèbre et envoûtant.)

    L'origine du film Marie-Line et son juge se trouve dans le roman de Murielle Magellan (scénariste de plusieurs films de Jean-Pierre Améris), Changer le sens des rivières, paru en 2019, qu'il nous donne évidemment envie de lire. C’est ce que raconte avec beaucoup de subtilité et de pudeur ce film et ce en quoi il nous donne férocement envie de croire : la possibilité d’aller contre le déterminisme social, de changer le cours des rivières. Qu’une rencontre peut nous aider à voir la vie autrement, à saisir notre chance, à prendre notre envol. Qu’il faut rester ouvert aux surprises que nous réservent la vie, malgré les vicissitudes du destin, et les rencontres, aussi improbables semblent-elles. Vous n’oublierez pas ce duo magnifique et leur improbable « symbiose », et ce film pétri d’humanité, profondément émouvant, tendre, sensible, optimiste, porté par l’amour des mots, des êtres, et du cinéma de son réalisateur. Un petit bijou d'émotion, à voir absolument !

  • Critique de SECOND TOUR d’Albert Dupontel (au cinéma le 25 octobre 2023)

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    Alain Cavalier (Pater), Bertrand Tavernier (Quai d’Orsay), Pierre Scholler (L’exercice de l’Etat), Xavier Durringer (La Conquête), Anne Fontaine (Présidents), Nicolas Pariser (Alice et le Maire)…Ces dernières années, nombreux sont les cinéastes à avoir placé la politique française au cœur des intrigues de leurs films, très réussis pour la plupart. Ce nouveau long-métrage, abordant lui aussi ce sujet, était-il nécessaire ? Sans aucun doute, car Albert Dupontel y apporte son ton si singulier, faussement naïf (à l’image de son héroïne incarnée ici par Cécile de France). Après Adieu les cons (sorti en 2020) qui récolta 7 César dont celui de meilleur film, avec ce huitième long-métrage dédié à Bertrand Tavernier, Jean-Paul Belmondo et Michel Deville, Albert Dupontel revient avec une fable, tragicomique et réjouissante, aux frontières de l’absurde.

    Journaliste politique en disgrâce placée à la rubrique football, Mlle Pove (Cécile de France) est sollicitée pour suivre l’entre-deux tours de la campagne présidentielle. Le favori est Pierre-Henry Mercier (Albert Dupontel), héritier d'une puissante famille française et novice en politique. Troublée par ce candidat qu'elle a connu moins lisse, Mlle Pove se lance dans une enquête aussi étonnante que jubilatoire, aidée de son cameraman Gus (Nicolas Marié).

    Albert Dupontel raconte que l’idée de ce film lui est venue en voyant le documentaire Bobby Kennedy for president consacré à la campagne de ce dernier en 1968, et à son issue tragique, s’étant demandé ce qu’il serait advenu « si Robert Kennedy n’avait rien dit de ses véritables intentions politiques et sociales », ajoutant que « quelques semaines avant son assassinat, Romain Gary l’avait averti « Est-ce que vous vous rendez compte qu’ils vont vous tuer ? ». Robert Kennedy avait répondu qu’il le savait. Cette détermination à la fois héroïque et résignée a été le point de départ de mon personnage imaginaire Pierre-Henry Mercier. »

    Citant Balzac, « la réalité, on l’exprime ou on la restitue », Albert Dupontel explique que depuis des années il ne cherche qu’à exprimer la réalité, et non à la restituer. C’est donc par le prisme du conte contemporain que Dupontel dissèque ici le cynisme des politiques et journalistes de notre époque auquel il oppose une réconfortante utopie dans laquelle les enjeux environnementaux seraient pris à bras-le-corps. Mais cette utopie, dans une époque où le cynisme et l’individualisme règnent, doit avancer masquée. Le double (le masque) est d’ailleurs au centre de ce film comme le laisse entendre malicieusement son titre.

    La grande force du film, outre les dialogues percutants, c’est indéniablement sa distribution, Dupontel en tête, qui montre ici de multiples facettes (et même la dualité) de son talent, mais aussi Cécile de France, toujours aussi juste, que ce soit dans un film de Mouret, Giannoli ou Dupontel, au rythme et au phrasé pourtant si différents. Déterminé, rebelle et intrépide, son personnage est avant tout intéressé par la quête de la vérité, quel qu’en soit le coût pour sa carrière. Elle forme un duo attendrissant et désopilant avec Nicolas Marié, au jeu si expressif dans l’interprétation du naïf et optimiste Gus, passionné de foot qui en fait même une référence en tous domaines. Un tandem complémentaire qui donne lieu à un comique de répétition, sacrément efficace.

    L’intrigue est magnifiée par les envolées formelles de la caméra de Dupontel, le montage de Christophe Pinel, la musique de Christophe Julien et par la photographie du chef opérateur Julien Poupard dont la lumière « radicale » inonde la nature (comme ce plan lyrique d’un aigle majestueux qui virevolte avant de plonger) en opposition avec la lumière de faible intensité, à la limite de l’obscurité, qui environne les personnages, et leur entourage souvent flou, dans les bureaux ou dans le « jeu »politique ou social.

    Même si ce film est sans doute le plus policé de Dupontel, ses thèmes de prédilection, comme celui de l’enfant rejeté par la société devenant un adulte plutôt ordinaire avant que son destin ne se et ne le révèle extraordinaire, sont bien présents, comme l’explique lui-même le cinéaste : « je raconte toujours les mêmes histoires, les enfants qui courent après les parents, les parents après les enfants, les enfances traumatisées… ».

    Un film salutairement candide, au rythme trépidant, au scénario brillamment dichotomique, entre fable, comédie et thriller politique, bercé de nobles références dans divers domaines (de Médée à Pakula, de Chaplin à Gilliam ou Pollack), tantôt tendre, tantôt cynique, porté par l’utopie de la prise de conscience de l’urgence écologique que résume parfaitement cette citation de Hannah Arendt employée par Dupontel dans le dossier de presse : « Je me prépare au pire en espérant le meilleur. »  

     

  • Critique Le REPAIRE DES CONTRAIRES de Léa Rinaldi (au cinéma le 1er novembre 2023)

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    Selon Robert Bresson, « ce qui est beau au cinéma, ce sont les raccords, c'est par les joints que pénètre la poésie. »

    De la poésie. Et des fascinants contrastes. Voilà ce qui se dégage avant tout du nouveau documentaire de Léa Rinaldi, une poésie et des contrastes déjà contenus dans le titre, nom de la magnifique compagnie sur laquelle la réalisatrice porte son regard aiguisé. Une poésie qui surgit là où on ne l’attend pas, et qui exhale alors d’autant plus de force. Une poésie et des contrastes présents dès les premiers plans. Dans les flaques d’eau qui reflètent le gris des immeubles et le bleu du ciel. Dans le visage grave, coloré et chatoyant d’un enfant grimé en Indien devant le portrait de Rimbaud. Dans cet arbre devant un immeuble. Ou plus tard, dans les ballons multicolores qui s’envolent devant des immeubles. Et dans les sons, de la ville, mais surtout de la musique d'inspiration indienne. A la radio du véhicule qui circule dans la cité, judicieusement, par la voix d’une journaliste qui en émane, nous est présenté le cadre du documentaire. Celui de Chanteloup-Les-Vignes (encore un nom riche de contrastes !), « une des banlieues les plus défavorisées de l’ouest parisien, des hlm défraichis, des rues tristes, des enfants souvent livrés à eux-mêmes ». Et son quartier de la Noé, « véritable tour de Babel », avec « jusqu’à 50 nationalités », « ses rixes, son trafic de drogue ». Mais ce n’est pas à cela que va s’intéresser le documentaire qui plante ainsi astucieusement le décor. Au désespoir, Léa Rinaldi oppose un lieu synonyme d’espoir qui déjoue la fatalité. Un lieu de liberté en opposition à ces immeubles où on « se ronge les doigts ». Le repaire des contraires.

    Ce n’est pas au décor mais à des personnalités que s’intéresse avant tout Léa Rinaldi : le cinéaste indépendant Jim Jarmusch, les rappeurs Los Aldeanos, le marin Ian Lipinski. Et cette fois la metteuse en scène Neusa Thomasi.  Plus qu’une personnalité, un vrai personnage. Et quel personnage ! De ceux qui semblent émaner d’une fiction. Comme à chaque fois, Léa Rinaldi s’intéresse à des individus marginaux qui évoluent dans des milieux conflictuels, voire hostiles, mais qui restent tournés vers les autres, animés par leur passion. Réalisatrice et productrice indépendante, spécialisée dans le documentaire d’immersion, Léa Rinaldi s’intéresse avant tout à leur « vision singulière de l’existence ». Avec sa société aLéa Films, elle a ainsi porté de nombreux projets documentaires au cinéma.  Après le diptyque Behind Jim Jarmusch (2011) / Travelling at night with Jim Jarmusch (2013) sur le réalisateur américain, elle réalise Esto es lo que hay, chronique d’une poésie cubaine (2015), le portrait intime d’un groupe de rap cubain contestataire à l’heure de la transition du régime castriste. En 2019 sort Sillages, son film sur la traversée atlantique solitaire de Ian Lipinski, double vainqueur de la Mini-Transat. Le Repaire des Contraires sortira en salles le 1er novembre  2023. En latin, aléa signifie « jeu de dés », « métaphore du défi que représente la réalisation d’un film en immersion complète avec ses protagonistes, avec la part de hasard liée aux rencontres et à l’instant présent ». Et il faut dire que dans ce documentaire, le hasard s’en est donné à cœur joie…

    Léa Rinaldi a ainsi posé sa caméra à Chanteloup-les-Vignes, banlieue la plus pauvre d’île de France située à 30km au nord de Paris. En contrebas de la ville se trouve la cité de la Noé, un grand ensemble qui, dans les années 1990, était complètement marginalisé. Les trois quarts des habitants de la ville vivaient alors dans des logements sociaux.  Cette ville, jusque dans les années 90 surnommée Chicago en Yvelines, a été rendue célèbre par le film La Haine qui y fut tourné. Le film de Léa Rinaldi pourrait être le « repaire » du « contraire » de celui de Kassovitz. Ici dominent la couleur et l’amour que la metteuse en scène Neusa Thomasi porte à son art et à ses "élèves".  Personnalité forte, atypique, fascinante, haute en couleurs, on comprend aisément que Léa Rinaldi se soit décidée à réaliser ce documentaire après avoir rencontré la metteuse en scène brésilienne. Ainsi raconte-t-elle leur rencontre à l’origine de ce documentaire : « Conseillée par des amis communs, Neusa est un jour venue toquer à la porte de ma société de production, vêtue de plumes et de bottes colorées, pour me présenter ce nouveau projet de construction de cirque social. Car cette femme indépendante voit enfin son action reconnue par la municipalité: Un chapiteau en dur, financé par la mairie, sera construit et Neusa en deviendra la résidente permanente.  Je crois qu’il faut faire un film... Il va y avoir du spectacle ! » m’avait-t-elle prévenue ! ».

    La metteuse en scène engagée est ainsi restée en France après une tournée de théâtre, vivant d’abord comme immigrée sans papiers. Cette femme, véritable personnage de cinéma, par son humanité, sa parole libre, franche et singulière, son engagement, sa combattivité, son rôle primordial dans la cité et sa passion méritait sans aucun doute un portrait.  Dommage qu’il ait fallu que son chapiteau parte en fumée pour que les politiques et médias s’intéressent à son travail. Lorsqu'en 1993, elle vient présenter sa pièce, elle découvre un désert culturel où les populations n’arrivent pas à cohabiter. Malgré tout, elle décide de rester et de créer la Compagnie des Contraires. Son objectif : utiliser les arts du spectacle comme outil pour créer du lien social et offrir aux jeunes un lieu d’expression libre. La Compagnie est d'abord itinérante. Elle sillonne la ville à la rencontre des habitants pour leur proposer des ateliers créatifs. Au fil du temps, son action va progresser jusqu'à la construction en 2018 d'un chapiteau permanent, financé par la région et destiné à accueillir tous les enfants de Chanteloup, Le Repaire des Contraires, un endroit où s’exprimer librement, où tous les rêves sont permis et ce, grâce aux arts du cirque. Elle se lance pour défi de recréer du lien social grâce à l’art et à l’éducation populaire. La Compagnie des Contraires est un véritable refuge pour les enfants de la cité ; une bulle de poésie, où l’art prend vie au milieu du béton. Avec sa compagnie, elle cherche à fédérer les jeunes de la ville autour de la création artistique et espère ainsi renouer les liens sociaux qui manquent à la banlieue. Au fil des années, la compagnie est parvenue à s’implanter, jusqu’à ce que la mairie décide de financer la construction d’un lieu permanent, au pied des tours de la cité de la Noé. Malheureusement, dans la nuit du 2 novembre 2019, le chapiteau est ravagé par un incendie criminel qui réduit en cendres tout le bâtiment. Dévastées par cet événement, Neusa et sa troupe devront redoubler d’efforts pour survivre à cette tragédie et reconstruire.

    Ce film a été tourné sur trois années. Témoignage du combat d’une « guerrière » confrontée aux réalités souvent âpres d'un territoire auxquelles elle oppose la poésie, l'art, l'espoir, il se penche sur les aléas de la vie du chapiteau, mais aussi en particulier sur parcours de quatre enfants qui s'émancipent et évoluent grâce à cela. La diversité de leurs âges et origines socio-culturelles constitue une richesse, un atout de ce lieu fédérateur et hors du commun. Vous n’oublierez pas Marwan, Joachim, Saibatou et Victoria, l’intelligence de leur discours, la passion qui pétille dans leurs yeux, et leur talent éclatant qui sans doute serait à jamais resté en sommeil sans ce cirque et sans l'aide de Neusa. Grimés en Indiens, comme les guerriers conquérants qu’ils sont eux aussi, ou leurs beaux visages à nu, ils ont toute leur place sur « la place des poètes » devant les visages de Paul Valéry, Arthur Rimbaud et Victor Hugo, et l’énorme « pied » en sculpture, présent dans le film de Matthieu Kassovitz. C’est un tout autre visage de la ville que montre Léa Rinaldi, une ville bigarrée, colorée, riche de ses contrastes, loin du noir et blanc de Kassovitz avec ses barres d’immeubles hostiles. Ici, il y a de la joie, de la poésie, de l’espoir, de la renaissance, de la verdure. Cette verdure qui résiste même à l’incendie, comme le souligne Neusa : « Les arbres n'ont pas vraiment brûlé, un signe de renouveau. La nature est plus forte que l'homme. La nature sera toujours plus forte que l'homme. »

    Au cœur de cette cité, en son cœur battant, il y a donc Neusa avec son énergie communicative et sa parole lucide, qui aime passionnément cette ville sans en édulcorer les aspérités, les blessures et les faiblesses, comme elle ne cache rien aux enfants de la dureté de la vie : « Tout est un passage dans la vie. La vie c’est un passage. » « On pleure quand on arrive. On pleure quand on en repart et on n’en repart pas. » « L'être humain manque de passion et parfois il n'arrive pas à les réaliser, quand il n'arrive pas il devient fou, notre société est une machine à créer des fous. » Comme souvent, ce sont les êtres qui ont survécu au pire et n’ont pas cédé à l’aigreur mais se sont tournés vers les autres qui sont les plus passionnants. Neusa raconte ainsi avoir été rejetée par ses deux parents qui attendaient un garçon, avoir été battue jusqu’à ses 17 ans, avoir eu une approche de la mort quotidienne, un "désir de la mort quotidien", et ne pouvoir vivre sans « conscience de la mort », raison pour laquelle elle parle aux enfants de la mort comme « quelque chose de léger », pour « démythifier la peur de la mort».  

    Ce documentaire est aussi passionnant pour ses contradictions, ce qu’il dit de notre société et de notre époque, de ses béances et ses forces, en ce que ce lieu de « création artistique pour tous » émerge dans une cité réputée pour sa violence.  Pour que la compagnie puisse jouer, Neusa a parfois été en danger de mort. Certaines personnes ne voulaient pas de la présence de compagnie.  Le chapiteau a été incendié lorsqu’il est devenu un lieu municipal. La réalisatrice exprime cela comme ayant pu provenir « de jalousies ou de l'ignorance de certains habitants, comme cela aurait pu émerger des suites de bavures policières, du démantèlement de réseaux de trafics de drogue, etc. Son succès a mis trop de lumière dans ce quartier, qui préférait rester dans l’ombre…Peut-être aussi ont-ils attaqué le chapiteau car il est le symbole du travail de deux femmes, Neusa et Catherine Arenou, mairesse de Chanteloup. L’importance de leurs contributions a pu attirer les regards et les foudres de certains misogynes. En outre, c’est un lieu très résilient qui renaît déjà de ses cendres. Et cela peut aussi déranger. »

    Le documentaire est aussi singulier et captivant en raison de son attention au son et à l'utilisation astucieuse de la musique, intradiégétique et extérieure, dont il est très empreint, avec notamment la magnifique musique composée  par Julien Tekeyan, ou celle accompagnant des séquences contemplatives magnifiant l’image, mettant en exergue avec lyrisme le travail des enfants, notamment sur un sublime requiem de Mozart.

    Avec ce documentaire, riche de lumière et d'humanité, et sa caméra toujours à bonne distance, comme celle qu'elle filme, respectueuse et engagée, Léa Rinaldi porte un regard différent et salutaire sur la banlieue. Ce cirque y devient un symbole de réussite, d’harmonie et d’intégration, riche de ses contrastes et paradoxes, un monde d’évasion pour les enfants, faisant de leurs différences une force et les réunissant dans la même passion, un espace de respiration et de rêve, mais aussi un symbole d’obstination et d’espoir avec la renaissance du chapiteau après l’incendie, témoignage de la ténacité  et la solidarité de la compagnie dans l’adversité. Comme son sujet, ce documentaire a été un combat, et comme son sujet, il est une  bulle de poésie et d’utopie, « un lieu de lumière, de liberté», « l’éclat d’une luciole dans la nuit ». Nous restent en mémoire : les couleurs qui inondent ce film, la joie, la poésie, les visages d’enfants face caméra, leurs numéros impressionnants sur la musique lyrique. Des images qui survivent aux cendres, et en effacent le souvenir. La vie et l'art plus forts que tout. Et bien sûr la personnalité fascinante de Neusa.  On aurait envie d’en voir encore plus sur son travail  comme celui, passionnant, qu'elle effectue sur Jean de Florette, cet « étranger qui arrive dans petit village », symbole de la  « peur de la culture de l'autre », cette « méconnaissance de la culture de l'autre qui donne de la discrimination », cet « homme cultivé qui parle un vrai français qui aime la poésie, les fleurs et la culture française. »

    Un documentaire à l'image de son sujet : riche de ses contrastes et contraires, entremêlant brillamment poésie et réalité, âpreté de la vie et utopie, d’autant plus nécessaire en ces temps troublés qu'il met en lumière un lieu de (ré)conciliation (« on est une famille avec ce cirque ») qui exalte le pouvoir de l’art, qui réunit ceux qui se côtoient sans se connaître et crée du lien social, là où « le contraire engendre la vie ». Ne le manquez pas ! Voilà qui me rend d’autant plus impatiente de découvrir le premier long-métrage de fiction de Léa Rinaldi, Des Rives qui « raconte l’histoire d’une jeune trentenaire qui hérite du bateau à voile de son père et se lance dans une croisière pirate qui l’amènera à rencontrer toutes sortes de migrations (politiques, écologiques, touristiques, trafics, etc.) »

    Pour en savoir plus sur la compagnie : http://www.compagniedescontraires.com/lacompagniedescontraires.html 

  • Hommage à Jude Law - 49ème Festival du Cinéma Américain de Deauville - Critique de THE NEST de Sean Durkin

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    The Nest était projeté aujourd'hui dans le cadre de l'hommage à Jude Law. L'occasion de revoir ce film qui avait obtenu le Grand Prix 2020 et de vous le recommander de nouveau.

    Dans les années 1980, Rory (Jude Law), un ancien courtier devenu un ambitieux entrepreneur, convainc Allison (Carrie Coon), son épouse américaine, et leurs deux enfants, de quitter le confort d’une banlieue cossue des États-Unis pour s’installer en Angleterre, son pays de naissance. Persuadé d’y faire fortune, Rory loue un vieux manoir en pleine campagne où sa femme pourra continuer à monter et à donner des cours d’équitation. Mais l’espoir d’un lucratif nouveau départ s’évanouit rapidement et l’isolement fissure peu à peu l’équilibre familial.

    Vanessa Paradis, la présidente du jury du 46ème Festival du Cinéma Américain de Deauville, dans le cadre duquel The Nest avait été projeté en compétition, a évoqué « un thriller oppressant, une fable sur le délitement d'une famille portée par une élégance de sa mise en scène et deux acteurs d'exception ».

    Ce deuxième film de Sean Durkin, qui avait remporté en 2011 le prix du meilleur réalisateur au Festival de Sundance pour Martha Marcy May Marlene, a en effet récolté pas moins de trois récompenses au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2020 : Grand prix, Prix de la Révélation et Prix de la Critique Internationale.

    Tout est en ordre dans cette famille et dans le nid (signification de The Nest) au sein duquel elle vit. Du moins, en apparence : tout est en ordre. Les voitures sont bien rangées devant le cossu pavillon. Rory reçoit un coup de fil dont on n’entend pas le contenu. Tout juste le voit-on avoir une conversation téléphonique qui semble le réjouir, derrière une fenêtre de la maison. Premier élément qui instille mystère et suspicion quant à l’apparente sérénité qui semble régner. Chacun des membres de la famille a une vie bien orchestrée, en équilibre comme la gymnastique que pratique la fille d’Allison. La musique laisse deviner un bonheur tranquille, une vie sans aspérités. Chaque matin, Rory apporte le café à sa femme. Et puis un jour il lui annonce « on devrait déménager » et lui présente cela comme une opportunité. « Tu devrais avoir ta propre écurie » lui dit-il, comme s’il s’agissait de lui demander son avis et de la convaincre. De simples détails dont le spectateur se souviendra ensuite laissent pourtant déjà présager ce qui deviendra le centre de leurs préoccupations : l’argent (elle réclame l’argent de ses leçons d’équitation) et les remarques pernicieuses de Rory (Rory fait comprendre que s’ils sont venus dans ce coin des Etats-Unis, c’est pour se rapprocher de la famille d’Allison).

    Malgré les réticences d’Alison, ils partent pour l’Angleterre où ils emménagent dans un nouveau nid. Un manoir isolé aussi gigantesque qu’inhospitalier et lugubre choisi par Rory seul et dans lequel il n’aurait certainement pas déplu à Hitchcock de placer l’intrigue d’un de ses films. Rory fanfaronne en évoquant le « parquet posé dans les années 1700 », les «membres de Let Zeppelin qui ont vécu ici en enregistrant un album » ou encore en offrant un manteau de fourrure avec grandiloquence et une once de grossièreté à Allison. Son patron lui dit en plaisantant : « ton bureau c’est pour apaiser ton ego fragile. » Cet ego est bel et bien ce qui domine ce personnage dont la propension au mensonge pour satisfaire son orgueil est la principale caractéristique. A son épouse, il dit « j’ai hâte de te montrer à tout le monde » comme un objet qu’il exhiberait tout comme il évoquera les 5000 dollars que lui coûte le « cheval défectueux » de sa femme le rabaissant là aussi à un état d’objet. Il paie le restaurant pour ses collègues. Ment en parlant de leur « penthouse à New York » alors qu’ils ne possèdent rien. Et Allison découvre que ce départ n’était pas la conséquence d’une opportunité mais d'une démarche de Rory.

    Derrière ce bonheur de façade, tout semble pouvoir exploser d’un instant à l’autre, et le nid pouvoir se fissurer.  Une scène de dîner au restaurant entre les deux époux témoigne d’ailleurs de la fragilité de leur bonheur mais aussi du caractère d’Alisson, la force de ce personnage étant aussi un des atouts de ce film, ne la cantonnant pas au rôle d’épouse complaisante et fragile. Une scène jubilatoire que je vous laisse découvrir.

    Peu à peu, le vernis se craquèle. On découvre que Rory a une mère qui vit en Angleterre et  qu’il n’a pas vue depuis des années, et dont il n’a vraisemblablement pas parlé à sa femme, et auprès de laquelle il se vante d’avoir épousé « une sublime blonde américaine. »  Les signes extérieurs de richesse sont primordiaux pour Rory en ces années 1980 où l’argent est roi. Tout se mesure en argent pour lui. Une revanche sur son « enfance merdique » comme il la qualifiera. Une revanche qu’il estime mériter, quoiqu’il en coûte à sa famille (au propre comme au figuré). Peu à peu leur monde se délite. Leur fille se met à fumer en cachette, à avoir de mauvaises fréquentations, à se rebeller. Leur fils subit du harcèlement à l’école et est terrifié à l’idée de traverser le manoir. Et même Allison semble croire que des ombres fantomatiques se faufilent dans le décor.  Et le cheval, l’élément d’équilibre de la famille, semble lui aussi perdu, malade, et courir vers une mort qui semble annoncer celle de toute la famille.

    La grande richesse de ce film provient de la parfaite caractérisation de ses deux personnages principaux et de leurs deux enfants, de leurs fragilités qui s’additionnent et semblent les mener vers une chute irréversible. L’obsession de réussite de Rory lui fait occulter tout le reste. Et tout n’est plus qu’une question d’argent, même sa relation avec Allison à qui il rappelle qu’il l’a sortie de la situation dans laquelle elle se trouvait avec sa fille avant de le rencontrer.

    Derrière le personnage imbuvable, pétri d’orgueil et de suffisance, aveuglé par son ambition, se dessine peu à peu le portrait d’un être brisé par son enfance. Le scénario est émaillé d’indices qui, comme ceux d’une enquête, nous permettent de constituer peu à peu le portrait et les causes de sa personnalité. Les dialogues souvent cinglants donnent lieu à des scènes d’anthologie et le basculement semble à chaque instant possible.

    Le dénouement signe l’explosion finale (et l’implosion finale, celle de la famille), inévitables. Chacun des occupants du nid franchit le seuil de sa folie avant de basculer irrémédiablement ou, qui sait, de retrouver le cocon rassurant et protecteur,  là où il n’est plus permis de jouer, de faire semblant.  D’ailleurs, pour rentrer, Rory se fraie un chemin au milieu des feuilles comme pour venir se réfugier auprès des siens et assister à la morale de la fable.

    Sean Durkin pose finalement un regard compatissant sur l’enfant capricieux et en mal de reconnaissance qu’est Rory jusqu’à faire tomber le masque. Face à lui, son épouse n’est pas la victime de ses actes mais bataille pour maintenir à flot le nid familial.  Carrie Coon et Jude Law par l’intensité et les nuances de leur jeu apportent la complexité nécessaire à ces deux grands enfants perdus que sont Allison et Rory.

    La musique, de plus en plus inquiétante, et la mise en scène, d’une élégante précision, épousent brillamment l’angoisse qui progressivement, s’empare de chacun des membres de la famille, se retrouvant bientôt tous isolés, dans le fond comme dans la forme, dans le manoir comme dans les problèmes qu’ils affrontent. La noirceur et la nuit s’emparent des âmes et des décors. Jusqu’à ce que, qui sait, la clarté et le jour ne se lèvent et le nid ne réconforte et recueille ses occupants.  Un scénario ciselé, une mise en scène élégante, des personnages brillamment dessinés au service d’un suspense haletant et d’un dénouement d’une logique à la fois surprenante et implacable.