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critique - Page 4

  • Critique de SECOND TOUR d’Albert Dupontel (au cinéma le 25 octobre 2023)

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    Alain Cavalier (Pater), Bertrand Tavernier (Quai d’Orsay), Pierre Scholler (L’exercice de l’Etat), Xavier Durringer (La Conquête), Anne Fontaine (Présidents), Nicolas Pariser (Alice et le Maire)…Ces dernières années, nombreux sont les cinéastes à avoir placé la politique française au cœur des intrigues de leurs films, très réussis pour la plupart. Ce nouveau long-métrage, abordant lui aussi ce sujet, était-il nécessaire ? Sans aucun doute, car Albert Dupontel y apporte son ton si singulier, faussement naïf (à l’image de son héroïne incarnée ici par Cécile de France). Après Adieu les cons (sorti en 2020) qui récolta 7 César dont celui de meilleur film, avec ce huitième long-métrage dédié à Bertrand Tavernier, Jean-Paul Belmondo et Michel Deville, Albert Dupontel revient avec une fable, tragicomique et réjouissante, aux frontières de l’absurde.

    Journaliste politique en disgrâce placée à la rubrique football, Mlle Pove (Cécile de France) est sollicitée pour suivre l’entre-deux tours de la campagne présidentielle. Le favori est Pierre-Henry Mercier (Albert Dupontel), héritier d'une puissante famille française et novice en politique. Troublée par ce candidat qu'elle a connu moins lisse, Mlle Pove se lance dans une enquête aussi étonnante que jubilatoire, aidée de son cameraman Gus (Nicolas Marié).

    Albert Dupontel raconte que l’idée de ce film lui est venue en voyant le documentaire Bobby Kennedy for president consacré à la campagne de ce dernier en 1968, et à son issue tragique, s’étant demandé ce qu’il serait advenu « si Robert Kennedy n’avait rien dit de ses véritables intentions politiques et sociales », ajoutant que « quelques semaines avant son assassinat, Romain Gary l’avait averti « Est-ce que vous vous rendez compte qu’ils vont vous tuer ? ». Robert Kennedy avait répondu qu’il le savait. Cette détermination à la fois héroïque et résignée a été le point de départ de mon personnage imaginaire Pierre-Henry Mercier. »

    Citant Balzac, « la réalité, on l’exprime ou on la restitue », Albert Dupontel explique que depuis des années il ne cherche qu’à exprimer la réalité, et non à la restituer. C’est donc par le prisme du conte contemporain que Dupontel dissèque ici le cynisme des politiques et journalistes de notre époque auquel il oppose une réconfortante utopie dans laquelle les enjeux environnementaux seraient pris à bras-le-corps. Mais cette utopie, dans une époque où le cynisme et l’individualisme règnent, doit avancer masquée. Le double (le masque) est d’ailleurs au centre de ce film comme le laisse entendre malicieusement son titre.

    La grande force du film, outre les dialogues percutants, c’est indéniablement sa distribution, Dupontel en tête, qui montre ici de multiples facettes (et même la dualité) de son talent, mais aussi Cécile de France, toujours aussi juste, que ce soit dans un film de Mouret, Giannoli ou Dupontel, au rythme et au phrasé pourtant si différents. Déterminé, rebelle et intrépide, son personnage est avant tout intéressé par la quête de la vérité, quel qu’en soit le coût pour sa carrière. Elle forme un duo attendrissant et désopilant avec Nicolas Marié, au jeu si expressif dans l’interprétation du naïf et optimiste Gus, passionné de foot qui en fait même une référence en tous domaines. Un tandem complémentaire qui donne lieu à un comique de répétition, sacrément efficace.

    L’intrigue est magnifiée par les envolées formelles de la caméra de Dupontel, le montage de Christophe Pinel, la musique de Christophe Julien et par la photographie du chef opérateur Julien Poupard dont la lumière « radicale » inonde la nature (comme ce plan lyrique d’un aigle majestueux qui virevolte avant de plonger) en opposition avec la lumière de faible intensité, à la limite de l’obscurité, qui environne les personnages, et leur entourage souvent flou, dans les bureaux ou dans le « jeu »politique ou social.

    Même si ce film est sans doute le plus policé de Dupontel, ses thèmes de prédilection, comme celui de l’enfant rejeté par la société devenant un adulte plutôt ordinaire avant que son destin ne se et ne le révèle extraordinaire, sont bien présents, comme l’explique lui-même le cinéaste : « je raconte toujours les mêmes histoires, les enfants qui courent après les parents, les parents après les enfants, les enfances traumatisées… ».

    Un film salutairement candide, au rythme trépidant, au scénario brillamment dichotomique, entre fable, comédie et thriller politique, bercé de nobles références dans divers domaines (de Médée à Pakula, de Chaplin à Gilliam ou Pollack), tantôt tendre, tantôt cynique, porté par l’utopie de la prise de conscience de l’urgence écologique que résume parfaitement cette citation de Hannah Arendt employée par Dupontel dans le dossier de presse : « Je me prépare au pire en espérant le meilleur. »  

     

  • Critique Le REPAIRE DES CONTRAIRES de Léa Rinaldi (au cinéma le 1er novembre 2023)

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    Selon Robert Bresson, « ce qui est beau au cinéma, ce sont les raccords, c'est par les joints que pénètre la poésie. »

    De la poésie. Et des fascinants contrastes. Voilà ce qui se dégage avant tout du nouveau documentaire de Léa Rinaldi, une poésie et des contrastes déjà contenus dans le titre, nom de la magnifique compagnie sur laquelle la réalisatrice porte son regard aiguisé. Une poésie qui surgit là où on ne l’attend pas, et qui exhale alors d’autant plus de force. Une poésie et des contrastes présents dès les premiers plans. Dans les flaques d’eau qui reflètent le gris des immeubles et le bleu du ciel. Dans le visage grave, coloré et chatoyant d’un enfant grimé en Indien devant le portrait de Rimbaud. Dans cet arbre devant un immeuble. Ou plus tard, dans les ballons multicolores qui s’envolent devant des immeubles. Et dans les sons, de la ville, mais surtout de la musique d'inspiration indienne. A la radio du véhicule qui circule dans la cité, judicieusement, par la voix d’une journaliste qui en émane, nous est présenté le cadre du documentaire. Celui de Chanteloup-Les-Vignes (encore un nom riche de contrastes !), « une des banlieues les plus défavorisées de l’ouest parisien, des hlm défraichis, des rues tristes, des enfants souvent livrés à eux-mêmes ». Et son quartier de la Noé, « véritable tour de Babel », avec « jusqu’à 50 nationalités », « ses rixes, son trafic de drogue ». Mais ce n’est pas à cela que va s’intéresser le documentaire qui plante ainsi astucieusement le décor. Au désespoir, Léa Rinaldi oppose un lieu synonyme d’espoir qui déjoue la fatalité. Un lieu de liberté en opposition à ces immeubles où on « se ronge les doigts ». Le repaire des contraires.

    Ce n’est pas au décor mais à des personnalités que s’intéresse avant tout Léa Rinaldi : le cinéaste indépendant Jim Jarmusch, les rappeurs Los Aldeanos, le marin Ian Lipinski. Et cette fois la metteuse en scène Neusa Thomasi.  Plus qu’une personnalité, un vrai personnage. Et quel personnage ! De ceux qui semblent émaner d’une fiction. Comme à chaque fois, Léa Rinaldi s’intéresse à des individus marginaux qui évoluent dans des milieux conflictuels, voire hostiles, mais qui restent tournés vers les autres, animés par leur passion. Réalisatrice et productrice indépendante, spécialisée dans le documentaire d’immersion, Léa Rinaldi s’intéresse avant tout à leur « vision singulière de l’existence ». Avec sa société aLéa Films, elle a ainsi porté de nombreux projets documentaires au cinéma.  Après le diptyque Behind Jim Jarmusch (2011) / Travelling at night with Jim Jarmusch (2013) sur le réalisateur américain, elle réalise Esto es lo que hay, chronique d’une poésie cubaine (2015), le portrait intime d’un groupe de rap cubain contestataire à l’heure de la transition du régime castriste. En 2019 sort Sillages, son film sur la traversée atlantique solitaire de Ian Lipinski, double vainqueur de la Mini-Transat. Le Repaire des Contraires sortira en salles le 1er novembre  2023. En latin, aléa signifie « jeu de dés », « métaphore du défi que représente la réalisation d’un film en immersion complète avec ses protagonistes, avec la part de hasard liée aux rencontres et à l’instant présent ». Et il faut dire que dans ce documentaire, le hasard s’en est donné à cœur joie…

    Léa Rinaldi a ainsi posé sa caméra à Chanteloup-les-Vignes, banlieue la plus pauvre d’île de France située à 30km au nord de Paris. En contrebas de la ville se trouve la cité de la Noé, un grand ensemble qui, dans les années 1990, était complètement marginalisé. Les trois quarts des habitants de la ville vivaient alors dans des logements sociaux.  Cette ville, jusque dans les années 90 surnommée Chicago en Yvelines, a été rendue célèbre par le film La Haine qui y fut tourné. Le film de Léa Rinaldi pourrait être le « repaire » du « contraire » de celui de Kassovitz. Ici dominent la couleur et l’amour que la metteuse en scène Neusa Thomasi porte à son art et à ses "élèves".  Personnalité forte, atypique, fascinante, haute en couleurs, on comprend aisément que Léa Rinaldi se soit décidée à réaliser ce documentaire après avoir rencontré la metteuse en scène brésilienne. Ainsi raconte-t-elle leur rencontre à l’origine de ce documentaire : « Conseillée par des amis communs, Neusa est un jour venue toquer à la porte de ma société de production, vêtue de plumes et de bottes colorées, pour me présenter ce nouveau projet de construction de cirque social. Car cette femme indépendante voit enfin son action reconnue par la municipalité: Un chapiteau en dur, financé par la mairie, sera construit et Neusa en deviendra la résidente permanente.  Je crois qu’il faut faire un film... Il va y avoir du spectacle ! » m’avait-t-elle prévenue ! ».

    La metteuse en scène engagée est ainsi restée en France après une tournée de théâtre, vivant d’abord comme immigrée sans papiers. Cette femme, véritable personnage de cinéma, par son humanité, sa parole libre, franche et singulière, son engagement, sa combattivité, son rôle primordial dans la cité et sa passion méritait sans aucun doute un portrait.  Dommage qu’il ait fallu que son chapiteau parte en fumée pour que les politiques et médias s’intéressent à son travail. Lorsqu'en 1993, elle vient présenter sa pièce, elle découvre un désert culturel où les populations n’arrivent pas à cohabiter. Malgré tout, elle décide de rester et de créer la Compagnie des Contraires. Son objectif : utiliser les arts du spectacle comme outil pour créer du lien social et offrir aux jeunes un lieu d’expression libre. La Compagnie est d'abord itinérante. Elle sillonne la ville à la rencontre des habitants pour leur proposer des ateliers créatifs. Au fil du temps, son action va progresser jusqu'à la construction en 2018 d'un chapiteau permanent, financé par la région et destiné à accueillir tous les enfants de Chanteloup, Le Repaire des Contraires, un endroit où s’exprimer librement, où tous les rêves sont permis et ce, grâce aux arts du cirque. Elle se lance pour défi de recréer du lien social grâce à l’art et à l’éducation populaire. La Compagnie des Contraires est un véritable refuge pour les enfants de la cité ; une bulle de poésie, où l’art prend vie au milieu du béton. Avec sa compagnie, elle cherche à fédérer les jeunes de la ville autour de la création artistique et espère ainsi renouer les liens sociaux qui manquent à la banlieue. Au fil des années, la compagnie est parvenue à s’implanter, jusqu’à ce que la mairie décide de financer la construction d’un lieu permanent, au pied des tours de la cité de la Noé. Malheureusement, dans la nuit du 2 novembre 2019, le chapiteau est ravagé par un incendie criminel qui réduit en cendres tout le bâtiment. Dévastées par cet événement, Neusa et sa troupe devront redoubler d’efforts pour survivre à cette tragédie et reconstruire.

    Ce film a été tourné sur trois années. Témoignage du combat d’une « guerrière » confrontée aux réalités souvent âpres d'un territoire auxquelles elle oppose la poésie, l'art, l'espoir, il se penche sur les aléas de la vie du chapiteau, mais aussi en particulier sur parcours de quatre enfants qui s'émancipent et évoluent grâce à cela. La diversité de leurs âges et origines socio-culturelles constitue une richesse, un atout de ce lieu fédérateur et hors du commun. Vous n’oublierez pas Marwan, Joachim, Saibatou et Victoria, l’intelligence de leur discours, la passion qui pétille dans leurs yeux, et leur talent éclatant qui sans doute serait à jamais resté en sommeil sans ce cirque et sans l'aide de Neusa. Grimés en Indiens, comme les guerriers conquérants qu’ils sont eux aussi, ou leurs beaux visages à nu, ils ont toute leur place sur « la place des poètes » devant les visages de Paul Valéry, Arthur Rimbaud et Victor Hugo, et l’énorme « pied » en sculpture, présent dans le film de Matthieu Kassovitz. C’est un tout autre visage de la ville que montre Léa Rinaldi, une ville bigarrée, colorée, riche de ses contrastes, loin du noir et blanc de Kassovitz avec ses barres d’immeubles hostiles. Ici, il y a de la joie, de la poésie, de l’espoir, de la renaissance, de la verdure. Cette verdure qui résiste même à l’incendie, comme le souligne Neusa : « Les arbres n'ont pas vraiment brûlé, un signe de renouveau. La nature est plus forte que l'homme. La nature sera toujours plus forte que l'homme. »

    Au cœur de cette cité, en son cœur battant, il y a donc Neusa avec son énergie communicative et sa parole lucide, qui aime passionnément cette ville sans en édulcorer les aspérités, les blessures et les faiblesses, comme elle ne cache rien aux enfants de la dureté de la vie : « Tout est un passage dans la vie. La vie c’est un passage. » « On pleure quand on arrive. On pleure quand on en repart et on n’en repart pas. » « L'être humain manque de passion et parfois il n'arrive pas à les réaliser, quand il n'arrive pas il devient fou, notre société est une machine à créer des fous. » Comme souvent, ce sont les êtres qui ont survécu au pire et n’ont pas cédé à l’aigreur mais se sont tournés vers les autres qui sont les plus passionnants. Neusa raconte ainsi avoir été rejetée par ses deux parents qui attendaient un garçon, avoir été battue jusqu’à ses 17 ans, avoir eu une approche de la mort quotidienne, un "désir de la mort quotidien", et ne pouvoir vivre sans « conscience de la mort », raison pour laquelle elle parle aux enfants de la mort comme « quelque chose de léger », pour « démythifier la peur de la mort».  

    Ce documentaire est aussi passionnant pour ses contradictions, ce qu’il dit de notre société et de notre époque, de ses béances et ses forces, en ce que ce lieu de « création artistique pour tous » émerge dans une cité réputée pour sa violence.  Pour que la compagnie puisse jouer, Neusa a parfois été en danger de mort. Certaines personnes ne voulaient pas de la présence de compagnie.  Le chapiteau a été incendié lorsqu’il est devenu un lieu municipal. La réalisatrice exprime cela comme ayant pu provenir « de jalousies ou de l'ignorance de certains habitants, comme cela aurait pu émerger des suites de bavures policières, du démantèlement de réseaux de trafics de drogue, etc. Son succès a mis trop de lumière dans ce quartier, qui préférait rester dans l’ombre…Peut-être aussi ont-ils attaqué le chapiteau car il est le symbole du travail de deux femmes, Neusa et Catherine Arenou, mairesse de Chanteloup. L’importance de leurs contributions a pu attirer les regards et les foudres de certains misogynes. En outre, c’est un lieu très résilient qui renaît déjà de ses cendres. Et cela peut aussi déranger. »

    Le documentaire est aussi singulier et captivant en raison de son attention au son et à l'utilisation astucieuse de la musique, intradiégétique et extérieure, dont il est très empreint, avec notamment la magnifique musique composée  par Julien Tekeyan, ou celle accompagnant des séquences contemplatives magnifiant l’image, mettant en exergue avec lyrisme le travail des enfants, notamment sur un sublime requiem de Mozart.

    Avec ce documentaire, riche de lumière et d'humanité, et sa caméra toujours à bonne distance, comme celle qu'elle filme, respectueuse et engagée, Léa Rinaldi porte un regard différent et salutaire sur la banlieue. Ce cirque y devient un symbole de réussite, d’harmonie et d’intégration, riche de ses contrastes et paradoxes, un monde d’évasion pour les enfants, faisant de leurs différences une force et les réunissant dans la même passion, un espace de respiration et de rêve, mais aussi un symbole d’obstination et d’espoir avec la renaissance du chapiteau après l’incendie, témoignage de la ténacité  et la solidarité de la compagnie dans l’adversité. Comme son sujet, ce documentaire a été un combat, et comme son sujet, il est une  bulle de poésie et d’utopie, « un lieu de lumière, de liberté», « l’éclat d’une luciole dans la nuit ». Nous restent en mémoire : les couleurs qui inondent ce film, la joie, la poésie, les visages d’enfants face caméra, leurs numéros impressionnants sur la musique lyrique. Des images qui survivent aux cendres, et en effacent le souvenir. La vie et l'art plus forts que tout. Et bien sûr la personnalité fascinante de Neusa.  On aurait envie d’en voir encore plus sur son travail  comme celui, passionnant, qu'elle effectue sur Jean de Florette, cet « étranger qui arrive dans petit village », symbole de la  « peur de la culture de l'autre », cette « méconnaissance de la culture de l'autre qui donne de la discrimination », cet « homme cultivé qui parle un vrai français qui aime la poésie, les fleurs et la culture française. »

    Un documentaire à l'image de son sujet : riche de ses contrastes et contraires, entremêlant brillamment poésie et réalité, âpreté de la vie et utopie, d’autant plus nécessaire en ces temps troublés qu'il met en lumière un lieu de (ré)conciliation (« on est une famille avec ce cirque ») qui exalte le pouvoir de l’art, qui réunit ceux qui se côtoient sans se connaître et crée du lien social, là où « le contraire engendre la vie ». Ne le manquez pas ! Voilà qui me rend d’autant plus impatiente de découvrir le premier long-métrage de fiction de Léa Rinaldi, Des Rives qui « raconte l’histoire d’une jeune trentenaire qui hérite du bateau à voile de son père et se lance dans une croisière pirate qui l’amènera à rencontrer toutes sortes de migrations (politiques, écologiques, touristiques, trafics, etc.) »

    Pour en savoir plus sur la compagnie : http://www.compagniedescontraires.com/lacompagniedescontraires.html 

  • Hommage à Jude Law - 49ème Festival du Cinéma Américain de Deauville - Critique de THE NEST de Sean Durkin

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    The Nest était projeté aujourd'hui dans le cadre de l'hommage à Jude Law. L'occasion de revoir ce film qui avait obtenu le Grand Prix 2020 et de vous le recommander de nouveau.

    Dans les années 1980, Rory (Jude Law), un ancien courtier devenu un ambitieux entrepreneur, convainc Allison (Carrie Coon), son épouse américaine, et leurs deux enfants, de quitter le confort d’une banlieue cossue des États-Unis pour s’installer en Angleterre, son pays de naissance. Persuadé d’y faire fortune, Rory loue un vieux manoir en pleine campagne où sa femme pourra continuer à monter et à donner des cours d’équitation. Mais l’espoir d’un lucratif nouveau départ s’évanouit rapidement et l’isolement fissure peu à peu l’équilibre familial.

    Vanessa Paradis, la présidente du jury du 46ème Festival du Cinéma Américain de Deauville, dans le cadre duquel The Nest avait été projeté en compétition, a évoqué « un thriller oppressant, une fable sur le délitement d'une famille portée par une élégance de sa mise en scène et deux acteurs d'exception ».

    Ce deuxième film de Sean Durkin, qui avait remporté en 2011 le prix du meilleur réalisateur au Festival de Sundance pour Martha Marcy May Marlene, a en effet récolté pas moins de trois récompenses au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2020 : Grand prix, Prix de la Révélation et Prix de la Critique Internationale.

    Tout est en ordre dans cette famille et dans le nid (signification de The Nest) au sein duquel elle vit. Du moins, en apparence : tout est en ordre. Les voitures sont bien rangées devant le cossu pavillon. Rory reçoit un coup de fil dont on n’entend pas le contenu. Tout juste le voit-on avoir une conversation téléphonique qui semble le réjouir, derrière une fenêtre de la maison. Premier élément qui instille mystère et suspicion quant à l’apparente sérénité qui semble régner. Chacun des membres de la famille a une vie bien orchestrée, en équilibre comme la gymnastique que pratique la fille d’Allison. La musique laisse deviner un bonheur tranquille, une vie sans aspérités. Chaque matin, Rory apporte le café à sa femme. Et puis un jour il lui annonce « on devrait déménager » et lui présente cela comme une opportunité. « Tu devrais avoir ta propre écurie » lui dit-il, comme s’il s’agissait de lui demander son avis et de la convaincre. De simples détails dont le spectateur se souviendra ensuite laissent pourtant déjà présager ce qui deviendra le centre de leurs préoccupations : l’argent (elle réclame l’argent de ses leçons d’équitation) et les remarques pernicieuses de Rory (Rory fait comprendre que s’ils sont venus dans ce coin des Etats-Unis, c’est pour se rapprocher de la famille d’Allison).

    Malgré les réticences d’Alison, ils partent pour l’Angleterre où ils emménagent dans un nouveau nid. Un manoir isolé aussi gigantesque qu’inhospitalier et lugubre choisi par Rory seul et dans lequel il n’aurait certainement pas déplu à Hitchcock de placer l’intrigue d’un de ses films. Rory fanfaronne en évoquant le « parquet posé dans les années 1700 », les «membres de Let Zeppelin qui ont vécu ici en enregistrant un album » ou encore en offrant un manteau de fourrure avec grandiloquence et une once de grossièreté à Allison. Son patron lui dit en plaisantant : « ton bureau c’est pour apaiser ton ego fragile. » Cet ego est bel et bien ce qui domine ce personnage dont la propension au mensonge pour satisfaire son orgueil est la principale caractéristique. A son épouse, il dit « j’ai hâte de te montrer à tout le monde » comme un objet qu’il exhiberait tout comme il évoquera les 5000 dollars que lui coûte le « cheval défectueux » de sa femme le rabaissant là aussi à un état d’objet. Il paie le restaurant pour ses collègues. Ment en parlant de leur « penthouse à New York » alors qu’ils ne possèdent rien. Et Allison découvre que ce départ n’était pas la conséquence d’une opportunité mais d'une démarche de Rory.

    Derrière ce bonheur de façade, tout semble pouvoir exploser d’un instant à l’autre, et le nid pouvoir se fissurer.  Une scène de dîner au restaurant entre les deux époux témoigne d’ailleurs de la fragilité de leur bonheur mais aussi du caractère d’Alisson, la force de ce personnage étant aussi un des atouts de ce film, ne la cantonnant pas au rôle d’épouse complaisante et fragile. Une scène jubilatoire que je vous laisse découvrir.

    Peu à peu, le vernis se craquèle. On découvre que Rory a une mère qui vit en Angleterre et  qu’il n’a pas vue depuis des années, et dont il n’a vraisemblablement pas parlé à sa femme, et auprès de laquelle il se vante d’avoir épousé « une sublime blonde américaine. »  Les signes extérieurs de richesse sont primordiaux pour Rory en ces années 1980 où l’argent est roi. Tout se mesure en argent pour lui. Une revanche sur son « enfance merdique » comme il la qualifiera. Une revanche qu’il estime mériter, quoiqu’il en coûte à sa famille (au propre comme au figuré). Peu à peu leur monde se délite. Leur fille se met à fumer en cachette, à avoir de mauvaises fréquentations, à se rebeller. Leur fils subit du harcèlement à l’école et est terrifié à l’idée de traverser le manoir. Et même Allison semble croire que des ombres fantomatiques se faufilent dans le décor.  Et le cheval, l’élément d’équilibre de la famille, semble lui aussi perdu, malade, et courir vers une mort qui semble annoncer celle de toute la famille.

    La grande richesse de ce film provient de la parfaite caractérisation de ses deux personnages principaux et de leurs deux enfants, de leurs fragilités qui s’additionnent et semblent les mener vers une chute irréversible. L’obsession de réussite de Rory lui fait occulter tout le reste. Et tout n’est plus qu’une question d’argent, même sa relation avec Allison à qui il rappelle qu’il l’a sortie de la situation dans laquelle elle se trouvait avec sa fille avant de le rencontrer.

    Derrière le personnage imbuvable, pétri d’orgueil et de suffisance, aveuglé par son ambition, se dessine peu à peu le portrait d’un être brisé par son enfance. Le scénario est émaillé d’indices qui, comme ceux d’une enquête, nous permettent de constituer peu à peu le portrait et les causes de sa personnalité. Les dialogues souvent cinglants donnent lieu à des scènes d’anthologie et le basculement semble à chaque instant possible.

    Le dénouement signe l’explosion finale (et l’implosion finale, celle de la famille), inévitables. Chacun des occupants du nid franchit le seuil de sa folie avant de basculer irrémédiablement ou, qui sait, de retrouver le cocon rassurant et protecteur,  là où il n’est plus permis de jouer, de faire semblant.  D’ailleurs, pour rentrer, Rory se fraie un chemin au milieu des feuilles comme pour venir se réfugier auprès des siens et assister à la morale de la fable.

    Sean Durkin pose finalement un regard compatissant sur l’enfant capricieux et en mal de reconnaissance qu’est Rory jusqu’à faire tomber le masque. Face à lui, son épouse n’est pas la victime de ses actes mais bataille pour maintenir à flot le nid familial.  Carrie Coon et Jude Law par l’intensité et les nuances de leur jeu apportent la complexité nécessaire à ces deux grands enfants perdus que sont Allison et Rory.

    La musique, de plus en plus inquiétante, et la mise en scène, d’une élégante précision, épousent brillamment l’angoisse qui progressivement, s’empare de chacun des membres de la famille, se retrouvant bientôt tous isolés, dans le fond comme dans la forme, dans le manoir comme dans les problèmes qu’ils affrontent. La noirceur et la nuit s’emparent des âmes et des décors. Jusqu’à ce que, qui sait, la clarté et le jour ne se lèvent et le nid ne réconforte et recueille ses occupants.  Un scénario ciselé, une mise en scène élégante, des personnages brillamment dessinés au service d’un suspense haletant et d’un dénouement d’une logique à la fois surprenante et implacable.

  • Critique de LA TORTUE ROUGE de MICHAEL DUDOK DE WIT (2016)

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    La Tortue rouge faisait partie de la sélection officielle du 69ème Festival de Cannes, dans la catégorie Un Certain Regard. Ce film a obtenu le Prix Spécial du Jury Un Certain Regard avant de nombreux autres prix et nominations dans le monde, notamment aux César et aux Oscars comme meilleur film d’animation. Michaël Dudok de Wit avait auparavant  déjà remporté l’Oscar du Meilleur court-métrage d’animation pour Père et fille.

    La Tortue rouge a été cosignée par les prestigieux studios d’animation japonaise Ghibli qui collaborent pour la première fois avec un artiste extérieur au studio, a fortiori étranger. Ce film est en effet le premier long-métrage d’animation du Néerlandais Michael Dudok de Wit, grâce à l’intervention d’Isao Takahata, réalisateur notamment des sublimes films d’animation Le Tombeau des lucioles et Le Conte de la princesse Kaguya et cofondateur, avec Hayao Miyazaki, du studio Ghibli, et ici producteur artistique tandis que Pascale Ferran a cosigné le scénario avec le réalisateur. À ce trio, il faut ajouter le compositeur, Laurent Perez del Mar, sans la musique duquel le film ne serait pas complètement le chef-d’œuvre qu’il est devenu.

    Ce conte philosophique et écologique est un éblouissement permanent qui nous attrape dès la première image (comme si nous étions ballottés par la force des éléments avec le naufragé) pour ne plus nous lâcher, jusqu’à ce que la salle se rallume, et que nous réalisions, abasourdis, que ce voyage captivant sur cette île déserte, cet état presque second dans lequel ce film nous a embarqués, n’étaient que virtuels.

    C’est l’histoire d’un naufragé sur une île déserte tropicale peuplée de tortues, de crabes et d’oiseaux. Il tente vainement de s’échapper de ce lieu jusqu’à sa rencontre avec la tortue rouge, qu’il combat d’abord…avant de succomber à son charme. Quand la carapace de l’animal va se craqueler puis se fendre, une autre histoire commence en effet. La tortue se transforme en femme. Une transformation dans laquelle chacun peut projeter sa vision ou ses rêves. Que ce soit un écho à la mythologie et à l’œuvre d’Homère : comme Ulysse, le naufragé est retenu dans une île par une femme. Ou que ce soit une projection de ses désirs. Ou une personnification de la nature pour en signifier la beauté et la fragilité. Le rouge de cet animal majestueux contraste avec le bleu et le gris de la mer et du ciel. Respecté, solitaire, paisible, mystérieux, il est aussi symbole d’un cycle perpétuel, voire d’immortalité. Comme une parabole du cycle de la vie que le film met en scène.

    Le murmure des vagues. Le chuchotement du vent. Le tintement de la pluie. L’homme si petit au milieu de l’immensité. La barque à laquelle il tente de s'accrocher. Le vrombissement de l’orage. Les cris des oiseaux. Les vagues qui se fracassent contre les rochers, puis renaissent. Le bruissement des feuilles. L'armée joyeuse des tortues. Le clapotis de l'eau. La nature resplendit, sauvage, inquiétante, magnifique. Sans oublier la respiration (dissonante ou complémentaire de l’homme) au milieu de cette nature harmonieuse.

    La musique à peine audible d’abord, en gouttes subtiles, comme pour ne pas troubler ce tableau, va peu à peu se faire plus présente. L’émotion du spectateur va aller crescendo à l'unisson, comme une vague qui prendrait de l’ampleur et nous éloignerait peu à peu du rivage de la réalité avant de nous embarquer, loin, dans une bulle poétique et consolatrice. Cela commence quand le naufragé rêve d’un pont imaginaire, la force romanesque des notes de Laurent Perez de Mar nous projette alors dans une autre dimension, déjà. Puis, quand tel un mirage le naufragé voit 4 violonistes sur la plage, qui jouent une pièce de Leoš Janáček : String Quartet No.2 Intimate Letter

    Jamais l’absence de dialogue (à peine entendons-nous quelques cris des trois protagonistes) ne freine notre intérêt ou notre compréhension mais, au contraire, elle rend plus limpide encore ce récit d’une pureté et d’une beauté aussi envoûtantes que la musique qui l’accompagne. Composée en deux mois une fois l’animation terminée et le film monté, elle respecte les silences et les bruits de la nature. La musique et les ambiances de nature se (con)fondent alors avec virtuosité pour créer cette symbiose magique. Jamais redondante, elle apporte un contrepoint romanesque, lyrique, et un supplément d’âme et d’émotion qui culmine lors d’un ballet aquatique ou plus encore lors de la scène du tsunami. À cet instant, la puissance romanesque de la musique hisse et propulse le film, et le spectateur, dans une sorte de vertige hypnotique et sensoriel d’une force émotionnelle exaltante, rarement vue (et ressentie) au cinéma.

    Ce film universel qui raconte les différentes étapes d’une vie, et reflète et suscite tous les sentiments humains, est en effet d’une force foudroyante d’émotions, celle d’une Nature démiurgique, fascinante, grandiose et poétique face à notre vanité et notre petitesse humaines. Une allégorie de la vie d’une puissance émotionnelle saisissante exacerbée par celle de la musique à tel point qu’on en oublierait presque l’absence de dialogues tant elle traduit ou sublime magistralement les émotions, mieux qu’un dialogue ne saurait y parvenir.

    Le graphisme aussi épuré et sobre soit-il est d’une précision redoutable. Les variations de lumières accompagnent judicieusement l’évolution psychologique du personnage. Rien n’est superflu. Chaque image recèle une poésie captivante.

    La tortue rouge est film contemplatif mais aussi un récit initiatique d’une poésie, d’une délicatesse et d’une richesse rares dont on ressort étourdis, avec l’impression d’avoir volé avec les tortues, d’avoir déployé des ailes imaginaires pour nous envoler dans une autre dimension et avec l’envie de réécouter la musique pour refaire le voyage (et y projeter nos propres rêves, notre propre "tortue rouge") et se laisser emporter par elle et les images qu’elle initie, nous invitant dans un ailleurs étourdissant, entre le ciel et la mer, dans un espace indéfini et mirifique. Un ailleurs qui est tout simplement aussi la vie et la nature que ce film sublime et dans lequel il nous donne envie de plonger. Plus qu'un film, une expérience sensorielle unique. Un chef-d’œuvre.

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  • Critique de ANATOMIE D’UNE CHUTE de Justine Triet (palme d’or du Festival de Cannes 2023 – au cinéma le 23.08.2023)

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    J’ai découvert ce film en « rattrapage » le dernier jour du Festival de Cannes, quelques heures avant la clôture lors de laquelle Ruben Östlund et son jury lui ont décerné la palme d’or, et j’en suis sortie bousculée, heurtée par la lumière réconfortante du Sud après cette plongée dans cette histoire qui m’avait totalement happée. La récompense cannoise suprême est amplement méritée pour ce thriller de l’intime qui m’a captivée de la première à la dernière seconde. Comme à l’issue d’un thriller, le film terminé, vous n’aurez qu’une envie : le revoir, pour quérir les indices qui vous auraient échappés. Avec cette palme d’or française, le cinéma hexagonal recevait ainsi pour la onzième fois la prestigieuse récompense, dévolue à une réalisatrice pour la troisième fois de l’histoire du festival après Jane Campion, pour La leçon de piano, en 1993, et après Julia Ducournau, pour Titane, en 2021. Anatomie d’une chute est le quatrième long-métrage de Justine Triet après La bataille de Solférino (2013), Victoria (2016) et Sibyl (2019). Alors qu’un autre film de procès récoltait les louanges des festivaliers, Le procès Goldman de Cédric Kahn, à la Quinzaine des cinéastes, le procès de cette chute a également reçu des avis presque unanimement enthousiastes. Il serait néanmoins très réducteur de définir ce film comme étant uniquement un « film de procès ».

    Sandra (Sandra Hüller), Samuel (Samuel Theis) et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel (Milo Machado Graner), vivent depuis un an loin de tout, à la montagne, dans la région dont Samuel est originaire. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ?

    Ce sont finalement trois mystères qu’explore le film, contenus dans son titre : le mystère d’un couple, surtout de sa déliquescence, le mystère d’une mort suspecte, le mystère des récits de Sandra, écrivaine. Trois chutes. Le terme chute s’applique ainsi à ces trois mystères. La chute du couple. La chute (physique) qui conduit à la mort de Daniel. La chute d’une œuvre (qu’elle soit romanesque ou cinématographique). C’est donc à cette triple anatomie que nous convie Justine Triet. Et finalement à l’anatomie de celle qui les réunit : le fascinant, intrigant, froid et impénétrable personnage de Sandra. 

    Cela commence dans le cadre en apparence serein du chalet familial, par une chute : celle d’une balle dans un escalier, qui en préfigure d’autres. Une jeune universitaire vient interviewer Sandra sur son travail d’écrivaine. Autour d’un verre, une joute verbale s’installe, non dénuée de séduction. Cette dernière répond de manière évasive, et dans ses réponses et sa manière de répondre, déjà, s’instaure un certain malaise qui s’accroît lorsque Samuel, invisible, à l’étage, met une musique assourdissante (une version instrumentale du P.I.M.P de 50 Cent , P.I.M.P de Bacao Rhythm et Steel Band) qu’il écoute en bouche tout en rénovant les combles du chalet. Bien qu’absent du cadre, Samuel envahit l’espace. Sandra feint tout d’abord de faire abstraction de cet envahissement sonore qui entrave l’interview, qu’elle doit finalement interrompre. Pour s’échapper de cette cacophonie, le jeune Daniel part sortir son chien. C’est là qu’il découvrira le corps sans vie de son père.

    Le personnage de Sandra est absolument passionnant, celui d’une femme libre, à la personnalité retorse. C’est finalement cette personnalité qui semble être disséquée et désapprouvée lors du procès parce qu’elle n’entre pas dans les cases. Dans la vie d’une romancière, on préfère ainsi imaginer qu’elle « tue le héros de son roman » plutôt  « qu’un banal suicide» de son mari. Sa froideur et sa distance la rendent rapidement suspecte aux yeux du procureur qui n'aura de cesse de prouver sa culpabilité. Incarné par Antoine Reinartz, il s’acharne sur elle avec une rare violence. Son récit à lui est parfaitement manichéen. Sandra fait une « bonne coupable », une parfaite « méchante » pour que soit raconté « le bon récit », celui de l’écrivaine meurtrière.

    L’aveugle est finalement le seul à (sa)voir. Plus que de vérité, il est question de réécriture de la vérité, de choix de récit et c’est avant tout cela qui rend cette histoire passionnante. Elle questionne constamment cette notion de vérité et d’écriture. Le récit appartient alors à Daniel. C’est à lui que reviendra de choisir le récit officiel. Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger (film prenant avec James Stewart, que je vous recommande au passage) dont le titre a inspiré celui du film de Justine Triet, interrogeait lui aussi cette notion de vérité. Dans Sibyl, Virginie Efira incarne une romancière reconvertie en psychanalyste. Rattrapée par le désir d'écrire, elle décide de quitter la plupart de ses patients. Là aussi, elle va réécrire une réalité…

    La dissection du couple est également particulièrement passionnante, notamment une scène de dispute pendant laquelle vous retiendrez votre souffle (ce ne sera d’ailleurs pas la seule). Est ainsi disséquée la complexité des rapports qu’entretiennent Sandra et Samuel, constitués de rancœurs, de jalousie aussi, d’inégalité. L’un et l’autre puisent dans la vie, dans leur vie, pour écrire, l’une avec plus de succès que l’autre. Samuel veut faire de la vie de son couple la matière de son roman, il enregistre d’ailleurs leurs conversations. Le scénario, habile et ciselé, inverse les rôles stéréotypés qu’offre la plupart des récits. C’est elle qui réussit et vit de sa plume (lui n’est qu’un professeur qui tente d’écrire). C’est lui qui est en mal de reconnaissance. C’est en cela aussi que l’on fera son procès, on lui reproche de n’être finalement pas à sa place.

    Sandra Hüller, présente dans deux films en compétition cette année à Cannes (l’autre était The Zone of Interest de Jonathan Glazer), révélée à Cannes en 2016 dans Toni Erdmann, est impressionnante d’opacité, de froideur, de maitrise, d’ambiguïté. Justine Triet a écrit le rôle pour elle et elle l’incarne à la perfection.  « J’ai écrit pour elle, elle le savait, c’est une des choses qui m’ont stimulée dès le départ. Cette femme libre qui est finalement jugée aussi pour la façon qu’elle a de vivre sa sexualité, son travail, sa maternité : je pensais qu’elle apporterait une complexité, une impureté au personnage, qu’elle éloignerait totalement la notion de « message » a ainsi déclaré Justine Triet.

    Swann Arlaud (Petit paysan, Grâce à Dieu, Vous ne désirez que moi…), pour moi un des meilleurs acteurs de sa génération, est également  d’une rare justesse dans le rôle de l’avocat, sensible, très impliqué, qui fut sans doute plus qu’un ami, ce qui donne une fragilité intrigante à son personnage, instillant un trouble dans leurs relations.

    Justine Triet a fait le choix de ne pas mettre de musique additionnelle, néanmoins la musique du début nous hante, contrebalancé par le prélude de Chopin que Daniel joue au piano.

    Justine Triet et Arthur Harari (coscénariste) livrent un film palpitant sur le doute, le récit, la vérité, la complexité du couple, et plus largement des êtres. Un film qui fait une confiance absolue au spectateur. Un film dont le rythme ne faiblit jamais, que vous verrez au travers du regard de Daniel, l'enfant que ce drame va faire grandir violemment, comme lui perdu entre le mensonge et la vérité, juge et démiurge d’une histoire qui interroge, aussi, avec maestria, les pouvoirs et les dangers de la fiction.

     

  • Critique - UN COUP DE MAÎTRE de Rémi Bezançon (au cinéma le 9 août 2023)

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    « Dans un incendie, entre un Rembrandt et un chat, je sauverais le chat. » Dans Un homme et une femme de Claude Lelouch, Jean-Louis (Jean-Louis Trintignant), en citant cette phrase de Giacometti, demande à Anne (Anouk Aimée) si elle « choisirait l’art ou la vie ». Mais peut-être y aurait-il une troisième voie qui consisterait à les entrelacer…

    « L'art n'est pas juste une représentation de la réalité. L'art peut créer sa propre réalité. » Dès les premières secondes d'Un coup de maître, juste avant cette phrase, notre attention est attisée, déjà, par une mystérieuse toile dont on se rapproche et qu'accompagnent les notes cristallines puis ardentes de Laurent Perez del Mar tandis qu’Arthur (Vincent Macaigne), off, prononce ces mots : « Cette pièce est l’œuvre de l’artiste Renzo Nervi. »

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    ©Thomas Nolf

     

    Renzo Nervi (Bouli Lanners) est ainsi un « peintre figuratif radical en pleine crise existentielle » et surtout l’ami de longue date d’Arthur Forestier (Vincent Macaigne), propriétaire d'une galerie d'art passionné qui le représente et avec qui il partage son amour de l'art. Déprimé, ne parvenant plus à peindre, Renzo sombre dans l'ennui le plus total. Il accepte tout de même un assistant (Bastien Ughetto), cédant à l'insistance de celui qui le considère comme une « légende vivante ». De son côté, Arthur s'acharne à reconstruire ce que son ami peintre, aussi dépressif qu'excessif, s'acharne à détruire. Pour sauver Renzo, il va ainsi jusqu'à élaborer un plan audacieux qui finira par les dépasser… Jusqu’où peut-on aller par amitié ?

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    ©Thomas Nolf

    Quatre ans après Le Mystère Henri Pick, qui réunissait Fabrice Luchini et Camille Cottin dans l’adaptation de l'excellent roman éponyme de David Foenkinos, Rémi Bezançon met à nouveau en scène un savoureux duo de comédiens. Après l’hommage au livre et au pouvoir des mots, c’est cette fois l’art pictural qui est à l’honneur. Ce septième long-métrage de Rémi Bezançon est donc à nouveau une adaptation, en l'occurrence d’un film argentin, Mi obra maestra de Gaston Duprat, dont il a cosigné le scénario avec Vanessa Portal, également cosignataire de ses scénarios des films suivants : Le Premier jour du reste de ta vie, Un heureux évènement, Nos futurs, le Mystère Henri Pick mais aussi de Premiers crus de Jérôme Le Maire.

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    C’est en 2005, au Festival du Film de Cabourg dans le cadre duquel il présentait son premier long-métrage, Ma vie en l’air, que j’avais découvert l’univers de Rémi Bezançon, interpellée déjà par son écriture ciselée, un cinéma de la nostalgie et de la mélancolie teintées d’humour, d'un romantisme dénué de mièvrerie.

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    Vint ensuite, en 2008, Le premier jour du reste de ta vie, un beau succès estival qui avait allègrement dépassé le million d’entrées et récolté 9 nominations aux César. « 5 personnages. 5 membres d’une même famille. 5 journées déterminantes. 12 ans. » À nouveau, nous retrouvions ce ton mêlant astucieusement tendre ironie et drame qui s’imposait dès la première scène, la première journée : la mort décidée du chien de 18 ans et le départ de l’aîné, au grand désarroi, plus ou moins avoué, du reste de la famille. Un pan de vie et d’enfance qui se détachait, violemment. Le spectateur se reconnaît forcément à un moment ou à un autre de ce film personnel et universel, dans un instant, un regard, un déchirement, une émotion, des pudeurs, des non-dits, un étrange hasard, la tendresse ou la complicité ou l’incompréhension d’un sentiment filial, la déchirure d’un deuil (d’un être ou de l’enfance), ou encore ces instants d’une beauté redoutable lors desquels bonheur et horreur indicibles semblent se narguer et témoigner de toute l’ironie, parfois d’une cruauté sans bornes, de l’existence. Cinq regards sur le temps qui passe impitoyablement et que chacun tente de retenir. Un film empreint de la nostalgie, douce et amère, délicieuse et douloureuse, de l'enfance, porté par une judicieuse synchronisation entre le fond et la forme et une utilisation tout aussi judicieuse du hors-champ et de l'ellipse. De ces films que l'on revoit avec le même plaisir à chaque diffusion. Ne manquez pas la prochaine...

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    Puis, en 2011, il y eut Un heureux évènement, l'adaptation du roman éponyme d'Éliette Abécassis, publié en 2005.

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    Ensuite, ce fut Zarafa, en 2012, coréalisé avec Jean-Christophe Lie. Ce film d’animation était déjà une histoire d’amitié indéfectible, entre Maki, un enfant de 10 ans, et Zarafa, une girafe orpheline, cadeau du Pacha d’Égypte au Roi de France Charles X. Un périple palpitant, entre récit initiatique et conte, basé sur une réalité historique, avec un scénario là encore particulièrement réussi (de Alexander Abela et Rémi Bezançon) qui évoquait ainsi l'esclavage, la fraternité et la liberté.

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    Nos futurs, le cinquième long-métrage réalisé par Rémi Bezançon, était une tragi-comédie surprenante et double, définition qui peut d’ailleurs s’appliquer à Un coup de maître dont le titre est aussi polysémique que celui du film précité. Nos futurs, c’est l’histoire de « deux amis d’enfance, qui s’étaient perdus de vue depuis le lycée, se retrouvent et partent en quête de leurs souvenirs… ». 

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    L’amitié est donc aussi au centre d'Un coup de maître, celle, inébranlable, pétrie d’admiration que voue Arthur à Renzo, de son côté reconnaissant que son ami lui soit toujours resté fidèle malgré « les ponts d’or que lui offraient les galeries à sa grande époque ». « Même si tout les oppose, l'amour de l'art les réunit » précise le pitch officiel qui pourrait être celui d'une comédie romantique dont le film reprend et détourne d'ailleurs la structure et les codes. L'amitié au cinéma a été sublimée par Claude Sautet. Il y avait Vincent, François, Paul et les autres. Il y a désormais Arthur et Renzo.

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    ©Thomas Nolf

    Qu’avons-nous fait de nos rêves ? De nos espoirs d’adolescence ? De ce sentiment de « no future », que la mort n’arriverait jamais ou n’arriverait qu’aux autres, aux inconnus ? Telles sont les questions auxquelles répondait No future, récit initiatique particulièrement sensible sur l’amitié, les souvenirs, les douleurs insondables, la nostalgie et la nécessité d’y faire face pour affronter le présent et l’avenir. Un coup de maître s’interroge aussi sur les rêves, plutôt sur les concessions à sa liberté qu'accepte ou n'accepte pas un artiste pour accéder à ses rêves, ou à la « réussite » dans sa sphère artistique. Mais c’est d’abord une comédie jubilatoire qui brocarde le monde de l’art et sa marchandisation effrénée : « Le milieu de l'art est une farce. Il est l'illustration de la corruption du monde que nous laissons derrière nous. L'art est désormais un investissement comme un autre. »

    Un coup de maître n’épargne pas non plus la versatilité des flagorneurs qui disparaissent quand le succès se tarit (et qui réapparaissent tout aussi vite en cas de revirement de fortune), laquelle peut tout autant s’appliquer au milieu de la peinture qu'à celui du cinéma. Le snobisme des expressions employées pour qualifier les toiles pourrait aussi venir de certains critiques de films : « Sous la cruauté de cette peinture se dégage une ironie, une certaine commisération, de la mansuétude même. » (Il faut voir le tableau en question pour juger de l’absurdité et donc de l'effet comique de cet avis !). Sans parler de ce critique qui évoque la « matrice mortifère de son existentialisme » à propos de la peinture de Renzo. L’humour noir est aussi omniprésent. Renzo est ainsi hanté par le souvenir de sa femme disparue : « C'est le gros problème de la mort. La mort, il y a quelque chose d'irrémédiable dedans. »

    Labyrinthes. Tel est le nom de l’exposition de Renzo. Un labyrinthe scénaristique, peut-être est-ce ainsi que l’on pourrait qualifier chaque film de Rémi Bezançon. Mais un labyrinthe dont on retrouve toujours la sortie, avec la lueur réconfortante au dénouement. C’était déjà le scénario « labyrinthique » que j’avais tant aimé dans No future : une construction particulièrement astucieuse qui jouait avec le temps, sa perception, telle celle que nous avons de notre propre passé, forcément biaisée en raison du prisme déformant des souvenirs, souvent infidèles. Un habile puzzle qui, une fois reconstitué au dénouement, nous ravageait. Un film qui nous donnait envie de refaire le voyage à l’envers pour le revivre à la lueur de son arrivée et dire à nos amis à quel point nous sommes heureux qu'ils fassent partie de nos futurs.

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    ©Thomas Nolf

    Ce qui échappe à la marchandisation, c’est donc l’amitié, à l’honneur dans Zarafa, No future et Un coup de maître, mais aussi l’émotion que procure une œuvre d’art. C’est d’ailleurs cette émotion qui a fait naître l’amitié entre Arthur et Renzo, le premier étant bouleversé en découvrant pour la première fois une œuvre du second. La valeur de l’art, c’est la valeur du souvenir et non sa valeur marchande, comme celle que Renzo attribue au Portrait de Maude Abrantès de Modigliani, un tableau devant lequel l’ami d’Arthur rêverait de passer ses journées.

    Vincent Macaigne est parfait dans le rôle de l’ami d'une fidélité inaltérable, un peu gauche, mais prêt à tout par amitié. Aussi crédible en galeriste qu'en médecin de nuit dans le film éponyme d'Élie Wajeman dans lequel il est magistral, aussi à l’aise dans le drame que dans la comédie comme dans Chronique d’une liaison passagère, la fable d’une trompeuse légèreté d'Emmanuel Mouret, expression par laquelle on pourrait d'ailleurs également définir Un coup de maître.

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    © Hélène Legrand

    Bouli Lanners, dans le rôle du peintre qui préfère perdre sa vie plutôt que son âme, ou plutôt que de la « vendre au diable », livre une prestation savoureuse de bougon désabusé, entier, déprimé, obstiné, exubérant, et faussement misanthrope, témoignant une nouvelle fois de toute l’étendue de son jeu après son rôle de gendarme tourmenté dans La nuit du 12 de Dominik Moll pour lequel il a reçu le César 2023 du meilleur acteur dans un second rôle.

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    © Zinc. Film

    Les seconds rôles, justement, sont judicieusement distribués : Anaïde Rozam, Aure Atika, Bastien Ughetto. Aure Atika incarne ici Dudu, une galeriste impudente. Elle aussi a toujours autant de présence et de précision dans la comédie que dans le drame (et mériterait davantage de premiers grands rôles, notamment dramatiques). Ainsi, récemment, dans Rose d’Aurélie Saada, elle était très émouvante dans le rôle de ce personnage aveuglé par l’amour qui sombre puis renaît mais aussi dans le film, plus ancien, de Stéphane Brizé, Mademoiselle Chambon, dans lequel elle est d'une sobriété et d'une justesse remarquables.

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    © Hélène Perkins

    On se souvient également de Bastien Ughetto, déjà inénarrable dans un autre film labyrinthique, joyeusement immoral, drôle et cruel, la comédie grinçante de François Ozon, Dans la maison.

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    © Thomas Nolf

    Comme toujours dans le cinéma de Rémi Bezançon, la bande originale est particulièrement marquante. Après Sinclair pour Le premier jour du reste de ta vie, avec une BO aussi parsemée de morceaux de Bowie, The Divine Comedy, Janis Joplin, Lou Reed et évidemment Etienne Daho avec cette magnifique chanson à laquelle le réalisateur a emprunté son titre pour celui de son film, après la musique signée Pierre Adenot pour No future, cette fois il retrouve son compositeur de Zarafa et Le Mystère Henri Pick, Laurent Perez del Mar. La musique se fait la complice du montage ingénieux de Sophie Fourdrinoy et de la somptueuse photographie de Philippe Guilbert (qui a de nombreux longs-métrages à son actif parmi lesquels le bouleversant J'enrage de son absence de Sandrine Bonnaire), lequel a visiblement puisé son inspiration dans l'univers de peintres renommés, de Rembrandt à Monnet en passant par Renoir. Preuve en est l'image ci-dessous...

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    © Thomas Nolf

    La puissance magnétique de la musique de Laurent Perez del Mar accompagne le geste du peintre, et caresse les toiles. Dès le début, ces notes qui ruissellent, rebondissent et tombent comme le feraient des gouttes cristallines sur un miroir, préfigurant les premiers mots en off, nous enjoignent à bien regarder, au-delà. Le mélange astucieux de modernité et de classicisme, avec ces claviers, guitares, et violoncelles, illustre ainsi le caractère de ce film : salutairement inclassable. La musique se fait aussi onirique, fantastique ou même cauchemardesque, sur le sublime poème de Victor Hugo, Le Tombeau de Théophile Gautier. Comme un peintre avec les couleurs sur sa palette, le compositeur entremêle instruments, teintes et sonorités, à la fois bigarrées et logiques.

    Chacune des BO de Laurent Perez del Mar frappe la mémoire, et y laisse une forte empreinte, immortalisant ainsi le souvenir des images qu'elle colore, approfondit ou éclaire. Comme dans La Tortue rouge de Michael Dudok de Wit, cette musique foudroyante de pureté et d'émotions, en harmonie avec celles que suscite la Nature, démiurgique, fascinante et poétique dont elle exacerbe la magnificence. Comme dans La Brigade de Louis-Julien Petit, avec ces notes venues d’ailleurs qui rappellent les vies exilées et les périples des jeunes migrants. Comme dans Carole Matthieu de Louis-Julien Petit, quand la musique d'une beauté déchirante accompagne cette dernière dans un crescendo bouleversant, telle une armée en marche. Comme dans Les Éblouis de Sarah Suco, quand les envolées des violons, à la fois flamboyantes et délicates, ponctuées des larmes subtiles du piano, reflètent les tourments et les élans de la jeune Camille. Comme dans My son de Christian Carion, avec ces notes lancinantes et obsédantes, obscurément envoûtantes, sur les paysages grandioses et sauvages, à leur image : d'une beauté sombre, étrangement ensorcelante. Comme dans Ténor de Claude Zidi Jr, quand la musique suggère la mélancolie et la nostalgie de la professeure de chant, la fougue aventureuse de la jeunesse, ou quand elle accompagne la lecture de la poignante Lettre de Marie, prenant alors de l’ampleur et de l’amplitude à l’unisson de l’émotion qu'elle transcende. Comme dans Les Invisibles de Louis-Julien Petit, ces visages de femmes maquillées, dont la chanson Move over the light souligne joyeusement l'élan d'espoir et de renaissance. Comme dans Zarafa, quand elle procure un souffle épique aux images...

    Dans Un coup de maître, la musique semble duale, comme ce film avec son début et sa fin en miroir, avec ces notes, récurrentes, entendues dès le générique, dont on a l'impression qu'elles tintinnabulent. Là aussi, grâce à la musique, il y a des plans qui restent en mémoire. Ce rai de lumière qui éblouit sur ce moment de « folie » de Renzo avec ces notes légèrement dissonantes qui rappellent celles du début, ces notes qui carillonnent presque comme un reflet sonore de la lumière éblouissante, qui se font ensuite plus douces et apaisées. Mais aussi ces plans « à la Rembrandt » à la lueur des bougies auxquels la musique procure une aura presque magique. Renzo lui-même se réfère d’ailleurs au peintre néerlandais : « Je suis né en 360 à partir de Rembrandt. Je préfère compter à partir de Rembrandt qui était un vrai génie. »

    À la fin, la musique s’emporte et s’emballe comme des applaudissements victorieux, comme un tourbillon de vie, comme un cœur qui renaît, comme le pouls de la forêt, avec de plus en plus de profondeur aussi, comme si la toile atteignait son paroxysme, sa plénitude. Dévoilant toute sa profondeur, elle emporte alors comme une douce fièvre, harmonieuse, réconfortante, avec ces notes de guitare et cette chanson finale (All you’ve got interprétée par Laure Zaehringer) que l’on emmène avec soi.

    La musique illustre ainsi parfaitement le propos du film. Ce qui compte, comme avec le tableau de Modigliani, comme avec toute œuvre d’art, ce sont les émotions qu'elle convoque. Ce qui importe vraiment dans l’art, même si « le monde de l’art est une farce », ce sont les images et les réminiscences que suscite une œuvre, comme ce Portrait de Maude Abrantes pour Renzo. La musique et les plans du début et de la fin se répondent ainsi brillamment, illustrant cette première phrase « l’art crée sa propre réalité », comme si nous pouvions finalement imaginer tout cela à partir d’un tableau, celui qui apparaît au tout début du film. Ce qui compte, c’est bel et bien de « saisir l'expérience que l'œuvre offre à vos sens » qu’il s’agisse d’une musique, d’un film ou d’un tableau.

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    © Thomas Nolf


    Cette tragi-comédie burlesque et mélancolique, aux dialogues d'une ironie mordante et au scénario labyrinthique et brillant, est donc une invitation à l’imaginaire, à mieux regarder, à privilégier l’émotion qu’offre une œuvre d’art. Comme dans les précédents films de Rémi Bezançon, on retrouve cet enchevêtrement de second degré et de profondeur, de gravité et de légèreté apparente, de comédie et de drame, cette mélancolie teintée d’humour comme une « politesse du désespoir ». On en ressort la tête pleine d'images, de peintures, de poésie, de dialogues savoureux, de musique (bref, d'arts !), et avec l’envie de « bien regarder » car, comme le disait Picasso : « L'art est un mensonge qui nous permet de dévoiler la vérité.» Oui, apprendre à regarder, c’est l’essentiel. » À regarder derrière la toile. Ou derrière les apparences et les êtres de prime abord misanthropes…

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    Une tragi-comédie maligne aussi, qui joue et jongle avec l'art et la réalité, au-delà même du film puisque Anne-Dominique Toussaint et Zinc.* ont présenté une exposition des tableaux du peintre fictif Renzo Nervi réalisés pour le film par Adam Martyniak, Milosz Flis et Anita Werter. Intitulée Labyrinthes (comme celle du peintre fictif Renzo Nervi !), cette exposition a eu lieu dans l’espace de la Galerie Cinéma* : « 18 tableaux réalisés pour le film qui nous emportent dans l’univers coloré et énigmatique d’un artiste controversé (et dans celui du cinéaste). Un faux documentaire sur Renzo Nervi, ainsi que des (vraies) interviews avec le réalisateur et les chefs décorateurs, sont visibles dans la petite salle de projection de la Galerie pendant l’exposition. Une vente aux enchères des tableaux est organisée cet été au profit de l’association Action contre la faim. » Une idée aussi généreuse qu'astucieuse puisque les 20 tableaux spécialement créés pour le film pour donner vie à l'univers du peintre interprété par Bouli Lanners (qui a aussi réalisé un des tableaux vendus) sont ainsi vendus aux enchères au profit d'Action contre la faim, du 17 juillet au 31 août. Vous pouvez ainsi participer à la vente aux enchères caritative, ici, ou visiter la galerie virtuelle des oeuvres, là. Vous pourrez également voir les œuvres à la maison Tajan (37 rue des Mathurins, 75008 - Paris), du 21 au 31 août 2023 de 10h à 18h (fermé les 26 et 27 août. Vous y trouverez notamment le tableau RENZO NERVI (né en 360 après Rembrandt) REGARDEZ. Le prix de départ pour toutes les œuvres est à 100 euros. 

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    Entre l'art et la vie, définitivement, peut-être est-il préférable de ne pas choisir, d'opter pour la mise en abyme et de se fondre dans le décor (comme le fait d'ailleurs le cinéaste lui-même dans le film), parce que, comme l'écrivait Oscar Wilde, « la vie imite l'art, bien plus que l'art n'imite la vie », ce qui n'est surtout pas une raison pour vous dispenser de l'art et d'aller voir ce film à l'image de son duo : réjouissant et (car) inclassable ! Souhaitons à cette ode à l'amitié (et à l'émotion inestimable -au sens propre comme au sens figuré- que procure la peinture, et l'art en général), décalée, burlesque, inventive, tendre, inattendue, incisive, mélancolique, profonde et drôle, le même succès estival qu'au Premier jour du reste de ta vie, sorti il y a 15 ans, également en plein été.

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    © Zinc. Film

    Bonus : Rémi Bezançon a aussi réalisé plusieurs spots pour la sécurité routière, dont ce dernier de 2023, formidable, que je vous recommande vivement.

    Découvrez la bande-annonce du film Un coup de maître, ici.

    *Ce film a été distribué par la jeune maison de distribution, Zinc., tout comme Les Petites victoires de Mélanie Auffret dont je vous avais parlé, ici.

    *Galerie Cinéma | 26, rue Saint-Claude 75003 Paris | contact@galeriecinema.com | +33 (0) 1 45 35 14 04 | du mardi au samedi, 11h - 19h 

  • Critique – LES OMBRES PERSANES de Mani Haghighi (au cinéma le 19 juillet 2023)

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    Il y a quelques mois, je vous parlais ici de mon énorme coup de cœur pour le film Leila et ses frères de Saeed Roustaee dont la grande force réside dans sa mise en scène, qu’elle épouse le sentiment de suffocation des personnages dans un misérable appartement ou au contraire qu’elle les surplombe tel un démiurge écrasant et menaçant, avec aussi des scènes absolument inoubliables comme ce regard d’une rare intensité entre deux personnages dans le reflet d’une vitre puis dans l’embrasure d’une porte qui suffit à nous faire comprendre toute une vie de regrets et un amour perdu.

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    Le cinéma iranien regorge de chefs-d’œuvre, de Kiarostami à Panahi, et de films que je vous recommande sur la situation en Iran (voir en bas de cet article), sur ces « ombres » qui planent constamment.

    Les "ombres persanes" ici se réfèrent plutôt à cette image en miroir à laquelle se trouvent confrontés les personnages. À Téhéran, un homme et une femme découvrent en effet par hasard qu’un autre couple leur ressemble trait pour trait. Passé le trouble et l’incompréhension va naître une histoire d’amour... et de manipulation.

    La multiplicité de genres auxquels le film se confronte est aussi le reflet de l’éclectisme des précédents films de Haghighi, de son premier long-métrage, Abadan, en 2003 à Men at Work (Berlinale, Forum 2006), basé sur une idée d’Abbas Kiarostami, à la a coécriture de deux scénarios avec Asghar Farhadi, La Fête du Feu (2006) et Canaan (2008), basé sur une nouvelle d’Alice Munro. Ou encore Valley of Stars, en compétition à la Berlinale 2016 ou 50 Kilos of Sour Cherries (2017), une comédie romantique qui fut aussi l’un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma iranien et enfin Pig en compétition à la Berlinale 2018.

    Les premières images des Ombres persanes, particulièrement intenses et marquantes, nous plongent d’emblée dans une atmosphère hypnotique, inquiétante et mystérieuse. Dans un couloir sombre, un homme est poursuivi par un autre qui menace de le tuer, le tout sur une musique métallique et intrigante. Arrivé au bout du couloir irradié de lumière, nous assistons à une scène de rixe…Ellipse. La caméra furète ensuite dans une file de voitures sur lesquelles tombe une pluie intarissable jusqu’à s’arrêter à une voiture d’auto-école dans laquelle se trouvent deux femmes. Par la vitre, l’une d’elles, Farzaneh (Taraneh Alidoosti), la monitrice, enceinte, reconnaît son mari, Jalal (Navid Mohammadzadeh) avec qui elle formait déjà un couple fragile. Farzaneh et Jalal vont ainsi se retrouver confrontés à un couple physiquement identique mais différent dans sa personnalité et sa condition sociale, plus aisée.

    Dès le début, s’instaure ainsi une situation d’inconfort, d’incompréhension, de trouble. La pluie même, incessante, incongrue, apparaît comme une étrangeté. « Il paraît que c’est parce que le pôle Nord fond qu’il n’arrête pas de pleuvoir par ici » tente d’expliquer la femme qui prend une leçon de conduite.

    Le réalisateur a fait des études de philosophie et c’est notamment en cela que le film est aussi passionnant, par ses multiples degrés de lecture, notamment philosophique, mais aussi par les divers genres dans lesquels il fait une incursion. Thriller, film social, film fantastique, film noir, romance, c’est en ce qu’il mêle habilement tous ces genres que ce film hybride et singulier est captivant. La lecture politique n’est aussi jamais bien loin dans le cinéma iranien, qu’il évoque frontalement la situation ou le fasse plus implicitement comme ici avec l’idée du double instillant l’altérité, le doute, le mystère, donc ce qui n’est pas permis dans un pays dans lequel le fondamentalisme gouverne, et dans lequel une seule croyance est légitimée. Haghighi, avec cette idée du double, pose brillamment la question du libre arbitre et de la liberté, dans un pays où elle est cadenassée.

    Tout contribue à exacerber la sensation de mystère : la musique (remarquable bande originale d’une impressionnante puissance évocatrice de Ramin Kousha), les clairs-obscurs (photographie inspirée de Morteza Nafaji), les hors-champs, les ellipses….

    La ville tentaculaire de Téhéran se prête tout particulièrement à cette histoire labyrinthique dans laquelle Mohsen (l’homme de l’autre couple) est dévoré par la paranoïa, le sentiment d’insécurité, la jalousie, une ville dont il semble lui-même être alors le reflet (ou l'inverse). Comme si l'histoire de double(s) était infinie...

    Haghighi parvient à la parfaite alchimie entre les différents genres, avec cette histoire polysémique mise en scène avec maestria, interprétée par deux comédiens époustouflants (jamais dans la démonstration par laquelle ils auraient pu se laisser tenter pour différencier les deux personnages qu’ils incarnent) déjà réunis dans Leila et ses frères, Taraneh Alidoosti ( qui se fit connaître pour son rôle marquant dans Le Client de Farhadi) et Navid Mohammadzadeh, (célèbre pour ses rôles dans trois films de Saeed Roustaee). Ce film qui fait confiance à l’intelligence du spectateur et refuse le didactisme, à son dénouement, nous laisse KO et admiratifs, avec l’impression tenace de sa dernière image, forte et lumineuse, terrassant un temps les ombres sur lesquelles il continue de nous interroger bien après la fin de la séance, comme si cette pluie fascinante et inquiétante continuait à tomber sur nos têtes, et le mystère à planer. Brillant. Etourdissant. A voir absolument le 19 juillet au cinéma.

    Digressions sur le cinéma iranien

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    J’aurais de nombreux autres films iraniens à vous recommander notamment Taxi Téhéran  de Jafar Panahi dont le titre résume le projet. Cela pourrait être aussi Cinéma Téhéran tant les deux mots, Cinéma et Taxi, sont presque ici synonymes. Une déclaration d’amour au cinéma. Comme cette rose sur le capot de la voiture pour « les gens de cinéma sur qui on peut toujours compter », sans doute les remerciements implicites du réalisateur, au-delà de la belle image qui clôt le film et nous reste en tête comme un message d'espoir. Un hymne à la liberté. Un plaidoyer pour la bienveillance. Un film politique. Un vrai-faux documentaire d’une intelligence rare. Un état des lieux de la société iranienne. Un défi technique d’une clairvoyance redoutable. Bref, un grand film.  Et cette rose, sur le capot, au premier plan, comme une déclaration d'optimisme et de résistance. Entre ces deux plans fixes du début et de la fin : la vie qui palpite malgré tout. La fin n’en est que plus abrupte et forte. Un film qui donne envie d’étreindre la liberté, de savourer la beauté et le pouvoir du cinéma qu'il exhale, exalte et encense. Un tableau burlesque, édifiant, humaniste, teinté malgré tout d’espoir. Un regard plein d’empathie et de bienveillance. Ma critique complète, ici.

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    Je vous recommande aussi des films moins connus comme Les chats persans de Bahman Ghobadi ou encore Téhéran de Nader T.Homayoun qui montre un peuple désenchanté qui, à l'image de la dernière scène,  suffoque et meurt, et ne parvient pour l'instant qu'à retarder de quelques jours cette inéluctable issue. Un premier film particulièrement réussi, autant un thriller qu'un documentaire sur une ville et un pays qui étouffent et souffrent. Un cri de révolte salutaire, une nouvelle fenêtre ouverte sur un pays oppressé.

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    Et sans rapport avec la situation en Iran mais parce que c’est un des films les plus poétiques qu'il m'ait été donné de voir,  24 frames, le dernier de Kiarostami, disparu en juillet 2016,  des courts-métrages réunis par le producteur Charles Gillibert.  Chacune de ces « frames » est mémorable. De ces deux chevaux dansant langoureusement sous la neige sur fond de musique italienne, à surtout, ce dernier cadre. Une fenêtre à nouveau s’ouvrant sur des arbres qui se plient. Devant un bureau avec un écran avec, au ralenti, un baiser hollywoodien. Et, devant l’écran, une personne endormie. La magie de l’instant lui est invisible. Comme un secret partagé,  pour nous seuls, spectateurs, éblouis, de cet ultime plan du film et de la carrière de cet immense cinéaste. Comme une dernière déclaration d’amour au cinéma. A la fin des 5 minutes de ce baiser au ralenti sur l’écran de l’ordinateur s’écrivent ces deux mots, “The End”, sur une musique qui célèbre l’amour éternel. Une délicate révérence. Deux mots plus que jamais chargés de sens. Un film et une carrière qui s’achèvent sur l’éternité du cinéma et de l’amour. Un pied de nez à la mort. Son dernier geste poétique, tout en élégance. Et finalement peut-être la plus belle des réponses à l'oppression et à la violence.
     

     

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