Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

critique - Page 5

  • Critique de COMME PAR MAGIE de Christophe Barratier

    cinéma,film,critique,comme par magie,christophe barratier,critique de comme par magie de christophe barratier,kev adams,gérard jugnot

    Hier sortait le septième long-métrage de Christophe Barratier, Comme par magie, dans lequel Kev Adams incarne Victor, un jeune magicien en pleine ascension. Cela commence par une scène d’ouverture trépidante : un numéro de magie drôle et étourdissant interrompu par l’annonce de la naissance imminente de la fille du magicien. Seulement, rien ne se passe comme prévu et la tragédie succède rapidement à l'euphorie : la mère décède lors de l'accouchement. Victor doit alors élever seul sa fille qu’il prénomme Lison. Jacques (Gérard Jugnot), son fantasque beau-père, se mêle contre son avis de l’éducation de la petite auprès de laquelle il retrouve une seconde jeunesse. Ce tandem improbable aura pour arbitre Nina (Claire Chust), l’amie d’enfance de Victor…

    Christophe Barratier travaillait sur un autre projet quand le producteur Marc-Etienne Schwartz lui a proposé ce scénario, écrit à l’origine par Serge Lamadie et Cyril Gelbat, rejoints par Fabrice Bracq. Après quelques réussites en tant que producteur délégué et en tant que réalisateur de courts-métrages, Christophe Barratier, en 2004, connaissait un succès retentissant avec Les Choristes et ses 8,5 millions d’entrées puis ses deux César et ses deux nominations aux Oscars (meilleur film en langue étrangère et meilleure chanson pour Vois sur ton chemin). Vinrent après Faubourg 36 en 2008 et La Nouvelle guerre des boutons en 2011, des films nostalgiques dont l'action se déroulait dans les années 30, un cinéma populaire (au sens noble du terme) et de beaux hommages au cinéma d’hier.

    Faubourg 36 regorgeait ainsi de réjouissantes références au cinéma d’entre-deux guerres. Clovis Cornillac y ressemblait à s’y méprendre à Jean Gabin dans les films d’avant-guerre, Nora Arnezeder (la découverte du film comme Jean-Baptiste Maunier l'avait été auparavant dans Les Choristes) à Michèle Morgan : tous deux y faisaient penser au couple mythique Nelly et Jean du Quai des Brumes de Marcel Carné auquel un plan se référait d’ailleurs explicitement. Bernard-Pierre Donnadieu, quant à lui, rappelait Pierre Brasseur (Frédérick Lemaître) dans Les enfants du paradis de Carné et Jules Berry (Valentin) dans Le jour se lève du même Carné dont j’avais même cru reconnaître le célèbre immeuble dessiné par Alexandre Trauner dans le premier plan du film. Les décors du film entier paraissaient d’ailleurs rendre hommage à ceux de Trauner, avec cette photographie hypnotique et exagérément lumineuse entre projecteurs de théâtre et réverbères sous lesquels Paris et les regards scintillent de mille feux incandescents et mélancoliques. Et l'amitié qui unissait les protagonistes de ce Faubourg 36 résonnait comme un clin d’œil à celle qui unissait les personnages de La belle équipe de Duvivier.  Bref, Christophe Barratier est un cinéaste cinéphile. D'ailleurs, Les Choristes déjà était une adaptation du film de 1945 de Jean Dréville, La Cage aux rossignols.

    En 2016, il changea de registre avec le remarquable L’Outsider, thriller financier contemporain, très différent des films précités, une adaptation du livre écrit par Kerviel lui-même et publié en 2010, L'Engrenage : mémoires d'un trader, l’histoire d’un anti-héros pris dans une spirale infernale, dans l’ivresse de cette puissance de l’argent qui le grise et l’égare, et dans laquelle il se jette comme d’autres se seraient plongés dans la drogue ou l’alcool.  Barratier a réussi non seulement à vulgariser cet univers mais aussi à le rendre aussi passionnant et palpitant qu’un thriller. Ce film pourrait d’ailleurs illustrer un cours de scénario : ellipses à-propos (Kerviel sous le feu des blagues méprisantes qui deux ans plus tard en est l’auteur et répond avec aplomb aux sarcasmes), dialogues percutants, répliques et expressions mémorables, touche sentimentale (très bon choix de Sabrina Ouazani) sans qu'elles fassent tomber le film dans le mélo, caractérisation des personnages en quelques plans et répliques (le père, pas dupe), rythme haletant et personnage victime d'un système et d'une obsession et une addiction qui le dépassent et donc attachant malgré tout. Un film fiévreux, intense, captivant, et même émouvant, et très ancré dans son époque et dans le cinéma contemporain tout en s'emparant du meilleur des films d'hier qui ont forgé la culture cinématographique du réalisateur.

    Ensuite, en 2021, il sortit l’excellent Envole-moi, avec Victor Belmondo (quelle révélation !) et Gérard Lanvin puis, en 2022, Le Temps des secrets, magnifique adaptation du roman éponyme, troisième tome des Souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol, paru en 1960. 

    Christophe Barratier a par ailleurs à cœur de partager sa passion du cinéma et de la musique ( bien avant d’être réalisateur, il a ainsi suivi une formation musicale classique et un cursus de guitariste classique) puisqu’il est le cofondateur (avec Sam Bobino) du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule que je couvre chaque année et dont je vous parle avec enthousiasme depuis la première édition (mon compte-rendu de la dernière ici) et dont j'ai récemment fait un cadre romanesque, mais c'est là une autre histoire...

    Comme dans ses précédents films, avec ce Comme par magie, Christophe Barratier révèle un acteur (il y eut Jean-Baptiste Maunier, Nora Arzeneder...) ou fait éclater le talent d’un comédien déjà un peu connu (Arthur Dupont, Victor Belmondo) ou révèle l’étendue de la palette de jeu d’un acteur déjà renommé comme c’est le cas ici avec Kev Adams qui joue pour la première fois un rôle de père, oscillant entre drame et comédie, et dévoilant plus de nuances dans son interprétation. A nouveau, Christophe Barratier met également en scène un duo improbable et attachant, celui formé par Victor et son beau-père sous les traits de Gérard Jugnot que le cinéaste retrouve ici pour la quatrième fois, toujours aussi juste et sachant faire passer une émotion dans un silence, un geste ou un regard.

    Mais la révélation du film est pour moi Claire Chust (dont le visage est malheureusement absent de l'affiche...) qui incarne Nina, une jeune femme qui a grandi avec Victor, élevée d’abord en foyer comme lui, deux enfants nés sous X dont l’amitié est aussi ancienne qu’indéfectible. Elle dégage un charme enfantin et une grâce ingénue, et son personnage évolue joliment. La femme-enfant fragile se mue ainsi progressivement en femme qui s’assume davantage. Comme Victor, elle grandit. Quand l’un va vers l’enfant qu’il a et devient peu à peu père, l’autre pour évoluer doit aller vers ses origines et renouer avec l’enfant qu’elle fut sans doute pour se débarrasser du manteau encombrant de l’enfance blessées.

    Contrairement à ses précédents films, ce n’est pas Philippe Rombi  (et avant lui Bruno Coulais et Reinhardt Wagner) qui a écrit la bande originale mais Bertrand Burgalat, une bo teintée de notes jazzy qui accompagne judicieusement ce film tendre et drôle, avec mélancolie et malice, entre piano, guitare et flûte.

    Je déplore simplement qu'il n'y ait pas plus de tours de magie à l’image de celui final, réjouissant, qui n’est pas sans rappeler celui vertigineux du Prestige de Christopher Nolan. 

    Ce qui se dégage de ce film, entre rires et larmes, c’est donc avant tout une énorme tendresse. En résulte aussi une réflexion intéressante et pleine d'espoir sur la filiation, la transmission et la (re)construction malgré le deuil ou l’absence, sur la famille aussi, celle que l’on bâtit, en dépit des aléas de l'existence. Victor, Nina, Jacques et Lison sont finalement tous victimes de l’abandon, et vont aller de l’ombre vers la lumière, grâce aux liens qui se tissent entre eux. Si les derniers plans les montrent isolés les uns des autres, c'est parce qu'ils se sont certes trouvés une famille mais aussi parce qu'ils ont trouvé qui ils étaient vraiment ou voulaient être.

     Un film délicat, ludique, drôle et tendre qui ne juge pas ses personnages et ne tombe jamais dans le cynisme, sans doute la raison pour laquelle la critique l’a (injustement) snobé. Je vous le recommande. En ces temps troublés, cette douce mélodie qui se fraie un chemin vers l'harmonie n’est jamais larmoyante, et cela fait un bien fou ! On quitte même à regret ce quatuor particulièrement attachant dont on aimerait connaître la suite des aventures...

  • Critique de MARIE-LINE ET SON JUGE de Jean-Pierre Améris

    cinéma,film,critique,marie-line et son juge de jean-pierre améris,jean-pierre améris,murielle magellan,louane emera,michel blanc

    « Et puis, il y a ceux que l'on croise, que l'on connaît à peine, qui vous disent un mot, une phrase, vous accordent une minute, une demi-heure et changent le cours de votre vie. » Victor Hugo

    C’est ce qui arrive à Marie-Line et à "son juge". Marie-Line (Louane Emera) est une jeune fille d’origine modeste, qui vit avec son père, dépressif, cloué à domicile après un terrible accident du travail. Pleine de vie, flamboyante avec ses cheveux roses, ses tenues colorées et bigarrées, ses tatouages, elle travaille comme serveuse dans une brasserie du Havre. « Son juge » est un client du café, bougon, renfermé, d’apparence aussi sinistre (vieil imperméable gris et cartable en cuir) que Marie-Line semble gaie. C’est dans ce café qu’elle rencontre Alexandre (Victor Belmondo), employé de cinéma et étudiant en master, avec qui c’est le coup de foudre. La différence de culture (Alexandre adore le cinéma, et Truffaut, ce nom qui n’est que celui d’une jardinerie pour Marie-Line), et surtout le regard condescendant que ses amis portent sur la jeune femme et sa situation sociale, vont les séparer. Marie-Line, qui ne comprend pas ou comprend trop bien pourquoi il la quitte, lâchement, le bouscule. Il tombe, se blesse. Elle se retrouve au tribunal, jugée par le fameux juge client sinistre. Elle est condamnée à une peine avec sursis et une amende de 1500 euros, qu’elle est incapable de payer, venant de perdre son emploi de serveuse, licenciée. Le juge qui a perdu son permis va lui proposer alors de devenir son chauffeur pendant un mois.

    La voiture toute cabossée dans laquelle Marie-Line transporte tantôt un chien à l’odeur fétide qu’elle garde car la voisine est en chimio tantôt une bibliothèque pour un voisin oblige le juge à se recroqueviller, et va devenir le lieu des confidences de ce duo singulier, lui et ses costumes gris, sa déprime, elle et sa chevelure rose comme sortie tout droit d’un dessin animé ou d’un film de Ken Loach, avec son prénom qui résonne comme celui d’une star de cinéma dont elle ne connaît pourtant rien. Marie-Line guidée par une indéfectible joie de vivre malgré les blessures de l’existence par laquelle elle n’a pas été épargnée. Le juge, solitaire, renfermé, dépressif, enfermé dans son passé. Leur rencontre va les libérer l’un et l’autre, les aider à regarder le passé en face et à affronter l’avenir. Dès qu’ils sont ensemble, la magie (du cinéma) opère, elle dont le père l’aime si mal va trouver en lui un père spirituel, et lui va trouver en elle la fille qu’il aurait pu avoir.

    Il en est de certains films comme de certaines personnes : ils vous émeuvent, d’emblée, sans que vous sachiez bien pourquoi.  Cela s’appelle le charme, ce dont ce film regorge de la première à la dernière seconde. Peut-être aussi parce qu’ils mettent en scène des personnages à l’image de la vie : nuancés, complexes, graves et légers. Peut-être parce qu’ils s’attachent aux êtres les plus intéressants : ceux qui ne se réduisent pas à ce qu’ils semblent être. L’émotion affleure constamment. Dès ce premier plan de Marie-Line, derrière les barreaux de la prison jusqu’au dernier où la caméra, comme elle, prend son envol, et nous emporte dans son tourbillon d’optimisme. La justesse de l’interprétation, la sensibilité des dialogues (scénario de Marion Michau et Jean-Pierre Améris, d'après le roman de Murielle Magellan), la photographie de Virginie Saint-Martin (qui sublime Le Havre) et de la réalisation y sont aussi pour beaucoup. Ainsi que la musique, magnifique bande originale de Guillaume Ferran qui accompagne l’émotion, avec aussi un des plus beaux moments du film sur cette sublime chanson de Julien Clerc (Les Séparés) sur un poème de Marceline Desbordes-Valmore, un très beau texte sur le deuil, que je ne connaissais pas et que je vous invite à lire ci-dessous.

    N'écris pas, je suis triste et je voudrais m'éteindre.
    Les beaux étés, sans toi, c'est l'amour sans flambeau.
    J'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindre
    Et frapper à mon cœur, c'est frapper au tombeau.

    N'écris pas, n'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes.
    Ne demande qu'à Dieu, qu'à toi si je t'aimais.
    Au fond de ton silence, écouter que tu m'aimes,
    C'est entendre le ciel sans y monter jamais.

    N'écris pas, je te crains, j'ai peur de ma mémoire.
    Elle a gardé ta voix qui m'appelle souvent.
    Ne montre pas l'eau vive à qui ne peut la boire.
    Une chère écriture est un portrait vivant.

    N'écris pas ces deux mots que je n'ose plus lire.
    Il semble que ta voix les répand sur mon cœur,
    Que je les vois briller à travers ton sourire.
    Il semble qu'un baiser les empreint sur mon cœur.

    N'écris pas, n'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes.
    Ne demande qu'à Dieu, qu'à toi si je t'aimais.
    Au fond de ton silence, écouter que tu m'aimes,
    C'est entendre le ciel sans y monter jamais.

    N'écris pas!

    Le duo fonctionne tellement bien qu’il est impossible d’imaginer quels autres acteurs que Louane Emera et Michel Blanc auraient pu incarner Marie-Line et son juge. Michel Blanc se glisse à la perfection dans la peau de ce juge, bougon au cœur meurtri et tendre, qui laisse sa fragilité apparaître, derrière la carapace du juge qui pourrait pourtant encore pleurer en voyant défiler toute la misère du monde (excellente reconstitution de la vie du tribunal). À qui douterait encore que Michel Blanc est un des meilleurs acteurs français, dans la comédie et a fortiori dans le drame, je répondrais voyez le remarquable et bouleversant Monsieur Hire de Patrice Leconte. Louane Emera a également toujours le ton juste, avec sa gaieté et sa force communicatives, une énergie et une bonté rares derrière la dégaine improbable de son personnage cartoonesque.

    L’ensemble de la distribution et des seconds rôles sont tout aussi remarquablement joués et écrits : Philippe Rebbot dans le rôle du père (mal) aimant, maladroit, dépressif, et touchant, Victor Belmondo (qui pâtit plus de sa filiation qu’il n’en bénéficie, son talent n’étant pas reconnu à sa juste valeur, il était déjà remarquable dans Envole-moi de Christophe Barratier et L’Albatros de Xavier Beauvois) dans le rôle de l’amoureux velléitaire, Nathalie Richard dans le magnifique rôle d’Evelyne (très beau personnage que je vous laisse découvrir), Alexandra Gentil dans le rôle de la sœur qui n’a pas pris le bon tournant…

    C’est la vie. Poids léger. Les émotifs anonymes. L’homme qui rit. Une famille à louer. Autant de films parmi d’autres de Jean-Pierre Améris qui, à chaque fois, m’ont bouleversée, par leur sensibilité, la qualité de l’écriture, et la justesse de l’interprétation. Voyez Les émotifs anonymes dans lequel Poelvoorde donne brillamment corps (mal à l’aise, transpirant, maladroit), vie (prévoyante et tétanisée par l’imprévu) et âme (torturée et tendre) à cet émotif avec le mélange de rudesse involontaire et de personnalité à fleur de peau caractéristiques des émotifs et Isabelle Carré, à la fois drôle et touchante, qui sait aussi nous faire rire sans que jamais cela soit aux dépends de son personnage.  La (première) scène du restaurant est un exemple de comédie ! Et voyez L’homme qui rit, sublime adaptation de Victor Hugo (on y revient), un enchantement mélancolique, un opéra moderne ( musique enregistrée à Londres avec un orchestre de 65 musiciens qui apporte une force lyrique au film), une histoire d’amour absolu, idéalisée, intemporelle, un film universel au dénouement bouleversant, un humour grinçant, de la noirceur et de la tragédie sublimés par un personnage émouvant qui à la fois nous ressemble si peu et tellement (et un univers fascinant, poignant : celui d’un conte funèbre et envoûtant.)

    L'origine du film Marie-Line et son juge se trouve dans le roman de Murielle Magellan (scénariste de plusieurs films de Jean-Pierre Améris), Changer le sens des rivières, paru en 2019, qu'il nous donne évidemment envie de lire. C’est ce que raconte avec beaucoup de subtilité et de pudeur ce film et ce en quoi il nous donne férocement envie de croire : la possibilité d’aller contre le déterminisme social, de changer le cours des rivières. Qu’une rencontre peut nous aider à voir la vie autrement, à saisir notre chance, à prendre notre envol. Qu’il faut rester ouvert aux surprises que nous réservent la vie, malgré les vicissitudes du destin, et les rencontres, aussi improbables semblent-elles. Vous n’oublierez pas ce duo magnifique et leur improbable « symbiose », et ce film pétri d’humanité, profondément émouvant, tendre, sensible, optimiste, porté par l’amour des mots, des êtres, et du cinéma de son réalisateur. Un petit bijou d'émotion, à voir absolument !

  • Critique de SECOND TOUR d’Albert Dupontel (au cinéma le 25 octobre 2023)

    unnamed.jpg

    Alain Cavalier (Pater), Bertrand Tavernier (Quai d’Orsay), Pierre Scholler (L’exercice de l’Etat), Xavier Durringer (La Conquête), Anne Fontaine (Présidents), Nicolas Pariser (Alice et le Maire)…Ces dernières années, nombreux sont les cinéastes à avoir placé la politique française au cœur des intrigues de leurs films, très réussis pour la plupart. Ce nouveau long-métrage, abordant lui aussi ce sujet, était-il nécessaire ? Sans aucun doute, car Albert Dupontel y apporte son ton si singulier, faussement naïf (à l’image de son héroïne incarnée ici par Cécile de France). Après Adieu les cons (sorti en 2020) qui récolta 7 César dont celui de meilleur film, avec ce huitième long-métrage dédié à Bertrand Tavernier, Jean-Paul Belmondo et Michel Deville, Albert Dupontel revient avec une fable, tragicomique et réjouissante, aux frontières de l’absurde.

    Journaliste politique en disgrâce placée à la rubrique football, Mlle Pove (Cécile de France) est sollicitée pour suivre l’entre-deux tours de la campagne présidentielle. Le favori est Pierre-Henry Mercier (Albert Dupontel), héritier d'une puissante famille française et novice en politique. Troublée par ce candidat qu'elle a connu moins lisse, Mlle Pove se lance dans une enquête aussi étonnante que jubilatoire, aidée de son cameraman Gus (Nicolas Marié).

    Albert Dupontel raconte que l’idée de ce film lui est venue en voyant le documentaire Bobby Kennedy for president consacré à la campagne de ce dernier en 1968, et à son issue tragique, s’étant demandé ce qu’il serait advenu « si Robert Kennedy n’avait rien dit de ses véritables intentions politiques et sociales », ajoutant que « quelques semaines avant son assassinat, Romain Gary l’avait averti « Est-ce que vous vous rendez compte qu’ils vont vous tuer ? ». Robert Kennedy avait répondu qu’il le savait. Cette détermination à la fois héroïque et résignée a été le point de départ de mon personnage imaginaire Pierre-Henry Mercier. »

    Citant Balzac, « la réalité, on l’exprime ou on la restitue », Albert Dupontel explique que depuis des années il ne cherche qu’à exprimer la réalité, et non à la restituer. C’est donc par le prisme du conte contemporain que Dupontel dissèque ici le cynisme des politiques et journalistes de notre époque auquel il oppose une réconfortante utopie dans laquelle les enjeux environnementaux seraient pris à bras-le-corps. Mais cette utopie, dans une époque où le cynisme et l’individualisme règnent, doit avancer masquée. Le double (le masque) est d’ailleurs au centre de ce film comme le laisse entendre malicieusement son titre.

    La grande force du film, outre les dialogues percutants, c’est indéniablement sa distribution, Dupontel en tête, qui montre ici de multiples facettes (et même la dualité) de son talent, mais aussi Cécile de France, toujours aussi juste, que ce soit dans un film de Mouret, Giannoli ou Dupontel, au rythme et au phrasé pourtant si différents. Déterminé, rebelle et intrépide, son personnage est avant tout intéressé par la quête de la vérité, quel qu’en soit le coût pour sa carrière. Elle forme un duo attendrissant et désopilant avec Nicolas Marié, au jeu si expressif dans l’interprétation du naïf et optimiste Gus, passionné de foot qui en fait même une référence en tous domaines. Un tandem complémentaire qui donne lieu à un comique de répétition, sacrément efficace.

    L’intrigue est magnifiée par les envolées formelles de la caméra de Dupontel, le montage de Christophe Pinel, la musique de Christophe Julien et par la photographie du chef opérateur Julien Poupard dont la lumière « radicale » inonde la nature (comme ce plan lyrique d’un aigle majestueux qui virevolte avant de plonger) en opposition avec la lumière de faible intensité, à la limite de l’obscurité, qui environne les personnages, et leur entourage souvent flou, dans les bureaux ou dans le « jeu »politique ou social.

    Même si ce film est sans doute le plus policé de Dupontel, ses thèmes de prédilection, comme celui de l’enfant rejeté par la société devenant un adulte plutôt ordinaire avant que son destin ne se et ne le révèle extraordinaire, sont bien présents, comme l’explique lui-même le cinéaste : « je raconte toujours les mêmes histoires, les enfants qui courent après les parents, les parents après les enfants, les enfances traumatisées… ».

    Un film salutairement candide, au rythme trépidant, au scénario brillamment dichotomique, entre fable, comédie et thriller politique, bercé de nobles références dans divers domaines (de Médée à Pakula, de Chaplin à Gilliam ou Pollack), tantôt tendre, tantôt cynique, porté par l’utopie de la prise de conscience de l’urgence écologique que résume parfaitement cette citation de Hannah Arendt employée par Dupontel dans le dossier de presse : « Je me prépare au pire en espérant le meilleur. »  

     

  • Critique Le REPAIRE DES CONTRAIRES de Léa Rinaldi (au cinéma le 1er novembre 2023)

    cinéma, critique, le repaire des contraires, Léa Rinaldi, critique le repaire des contraires léa rinaldi, documentaire

    Selon Robert Bresson, « ce qui est beau au cinéma, ce sont les raccords, c'est par les joints que pénètre la poésie. »

    De la poésie. Et des fascinants contrastes. Voilà ce qui se dégage avant tout du nouveau documentaire de Léa Rinaldi, une poésie et des contrastes déjà contenus dans le titre, nom de la magnifique compagnie sur laquelle la réalisatrice porte son regard aiguisé. Une poésie qui surgit là où on ne l’attend pas, et qui exhale alors d’autant plus de force. Une poésie et des contrastes présents dès les premiers plans. Dans les flaques d’eau qui reflètent le gris des immeubles et le bleu du ciel. Dans le visage grave, coloré et chatoyant d’un enfant grimé en Indien devant le portrait de Rimbaud. Dans cet arbre devant un immeuble. Ou plus tard, dans les ballons multicolores qui s’envolent devant des immeubles. Et dans les sons, de la ville, mais surtout de la musique d'inspiration indienne. A la radio du véhicule qui circule dans la cité, judicieusement, par la voix d’une journaliste qui en émane, nous est présenté le cadre du documentaire. Celui de Chanteloup-Les-Vignes (encore un nom riche de contrastes !), « une des banlieues les plus défavorisées de l’ouest parisien, des hlm défraichis, des rues tristes, des enfants souvent livrés à eux-mêmes ». Et son quartier de la Noé, « véritable tour de Babel », avec « jusqu’à 50 nationalités », « ses rixes, son trafic de drogue ». Mais ce n’est pas à cela que va s’intéresser le documentaire qui plante ainsi astucieusement le décor. Au désespoir, Léa Rinaldi oppose un lieu synonyme d’espoir qui déjoue la fatalité. Un lieu de liberté en opposition à ces immeubles où on « se ronge les doigts ». Le repaire des contraires.

    Ce n’est pas au décor mais à des personnalités que s’intéresse avant tout Léa Rinaldi : le cinéaste indépendant Jim Jarmusch, les rappeurs Los Aldeanos, le marin Ian Lipinski. Et cette fois la metteuse en scène Neusa Thomasi.  Plus qu’une personnalité, un vrai personnage. Et quel personnage ! De ceux qui semblent émaner d’une fiction. Comme à chaque fois, Léa Rinaldi s’intéresse à des individus marginaux qui évoluent dans des milieux conflictuels, voire hostiles, mais qui restent tournés vers les autres, animés par leur passion. Réalisatrice et productrice indépendante, spécialisée dans le documentaire d’immersion, Léa Rinaldi s’intéresse avant tout à leur « vision singulière de l’existence ». Avec sa société aLéa Films, elle a ainsi porté de nombreux projets documentaires au cinéma.  Après le diptyque Behind Jim Jarmusch (2011) / Travelling at night with Jim Jarmusch (2013) sur le réalisateur américain, elle réalise Esto es lo que hay, chronique d’une poésie cubaine (2015), le portrait intime d’un groupe de rap cubain contestataire à l’heure de la transition du régime castriste. En 2019 sort Sillages, son film sur la traversée atlantique solitaire de Ian Lipinski, double vainqueur de la Mini-Transat. Le Repaire des Contraires sortira en salles le 1er novembre  2023. En latin, aléa signifie « jeu de dés », « métaphore du défi que représente la réalisation d’un film en immersion complète avec ses protagonistes, avec la part de hasard liée aux rencontres et à l’instant présent ». Et il faut dire que dans ce documentaire, le hasard s’en est donné à cœur joie…

    Léa Rinaldi a ainsi posé sa caméra à Chanteloup-les-Vignes, banlieue la plus pauvre d’île de France située à 30km au nord de Paris. En contrebas de la ville se trouve la cité de la Noé, un grand ensemble qui, dans les années 1990, était complètement marginalisé. Les trois quarts des habitants de la ville vivaient alors dans des logements sociaux.  Cette ville, jusque dans les années 90 surnommée Chicago en Yvelines, a été rendue célèbre par le film La Haine qui y fut tourné. Le film de Léa Rinaldi pourrait être le « repaire » du « contraire » de celui de Kassovitz. Ici dominent la couleur et l’amour que la metteuse en scène Neusa Thomasi porte à son art et à ses "élèves".  Personnalité forte, atypique, fascinante, haute en couleurs, on comprend aisément que Léa Rinaldi se soit décidée à réaliser ce documentaire après avoir rencontré la metteuse en scène brésilienne. Ainsi raconte-t-elle leur rencontre à l’origine de ce documentaire : « Conseillée par des amis communs, Neusa est un jour venue toquer à la porte de ma société de production, vêtue de plumes et de bottes colorées, pour me présenter ce nouveau projet de construction de cirque social. Car cette femme indépendante voit enfin son action reconnue par la municipalité: Un chapiteau en dur, financé par la mairie, sera construit et Neusa en deviendra la résidente permanente.  Je crois qu’il faut faire un film... Il va y avoir du spectacle ! » m’avait-t-elle prévenue ! ».

    La metteuse en scène engagée est ainsi restée en France après une tournée de théâtre, vivant d’abord comme immigrée sans papiers. Cette femme, véritable personnage de cinéma, par son humanité, sa parole libre, franche et singulière, son engagement, sa combattivité, son rôle primordial dans la cité et sa passion méritait sans aucun doute un portrait.  Dommage qu’il ait fallu que son chapiteau parte en fumée pour que les politiques et médias s’intéressent à son travail. Lorsqu'en 1993, elle vient présenter sa pièce, elle découvre un désert culturel où les populations n’arrivent pas à cohabiter. Malgré tout, elle décide de rester et de créer la Compagnie des Contraires. Son objectif : utiliser les arts du spectacle comme outil pour créer du lien social et offrir aux jeunes un lieu d’expression libre. La Compagnie est d'abord itinérante. Elle sillonne la ville à la rencontre des habitants pour leur proposer des ateliers créatifs. Au fil du temps, son action va progresser jusqu'à la construction en 2018 d'un chapiteau permanent, financé par la région et destiné à accueillir tous les enfants de Chanteloup, Le Repaire des Contraires, un endroit où s’exprimer librement, où tous les rêves sont permis et ce, grâce aux arts du cirque. Elle se lance pour défi de recréer du lien social grâce à l’art et à l’éducation populaire. La Compagnie des Contraires est un véritable refuge pour les enfants de la cité ; une bulle de poésie, où l’art prend vie au milieu du béton. Avec sa compagnie, elle cherche à fédérer les jeunes de la ville autour de la création artistique et espère ainsi renouer les liens sociaux qui manquent à la banlieue. Au fil des années, la compagnie est parvenue à s’implanter, jusqu’à ce que la mairie décide de financer la construction d’un lieu permanent, au pied des tours de la cité de la Noé. Malheureusement, dans la nuit du 2 novembre 2019, le chapiteau est ravagé par un incendie criminel qui réduit en cendres tout le bâtiment. Dévastées par cet événement, Neusa et sa troupe devront redoubler d’efforts pour survivre à cette tragédie et reconstruire.

    Ce film a été tourné sur trois années. Témoignage du combat d’une « guerrière » confrontée aux réalités souvent âpres d'un territoire auxquelles elle oppose la poésie, l'art, l'espoir, il se penche sur les aléas de la vie du chapiteau, mais aussi en particulier sur parcours de quatre enfants qui s'émancipent et évoluent grâce à cela. La diversité de leurs âges et origines socio-culturelles constitue une richesse, un atout de ce lieu fédérateur et hors du commun. Vous n’oublierez pas Marwan, Joachim, Saibatou et Victoria, l’intelligence de leur discours, la passion qui pétille dans leurs yeux, et leur talent éclatant qui sans doute serait à jamais resté en sommeil sans ce cirque et sans l'aide de Neusa. Grimés en Indiens, comme les guerriers conquérants qu’ils sont eux aussi, ou leurs beaux visages à nu, ils ont toute leur place sur « la place des poètes » devant les visages de Paul Valéry, Arthur Rimbaud et Victor Hugo, et l’énorme « pied » en sculpture, présent dans le film de Matthieu Kassovitz. C’est un tout autre visage de la ville que montre Léa Rinaldi, une ville bigarrée, colorée, riche de ses contrastes, loin du noir et blanc de Kassovitz avec ses barres d’immeubles hostiles. Ici, il y a de la joie, de la poésie, de l’espoir, de la renaissance, de la verdure. Cette verdure qui résiste même à l’incendie, comme le souligne Neusa : « Les arbres n'ont pas vraiment brûlé, un signe de renouveau. La nature est plus forte que l'homme. La nature sera toujours plus forte que l'homme. »

    Au cœur de cette cité, en son cœur battant, il y a donc Neusa avec son énergie communicative et sa parole lucide, qui aime passionnément cette ville sans en édulcorer les aspérités, les blessures et les faiblesses, comme elle ne cache rien aux enfants de la dureté de la vie : « Tout est un passage dans la vie. La vie c’est un passage. » « On pleure quand on arrive. On pleure quand on en repart et on n’en repart pas. » « L'être humain manque de passion et parfois il n'arrive pas à les réaliser, quand il n'arrive pas il devient fou, notre société est une machine à créer des fous. » Comme souvent, ce sont les êtres qui ont survécu au pire et n’ont pas cédé à l’aigreur mais se sont tournés vers les autres qui sont les plus passionnants. Neusa raconte ainsi avoir été rejetée par ses deux parents qui attendaient un garçon, avoir été battue jusqu’à ses 17 ans, avoir eu une approche de la mort quotidienne, un "désir de la mort quotidien", et ne pouvoir vivre sans « conscience de la mort », raison pour laquelle elle parle aux enfants de la mort comme « quelque chose de léger », pour « démythifier la peur de la mort».  

    Ce documentaire est aussi passionnant pour ses contradictions, ce qu’il dit de notre société et de notre époque, de ses béances et ses forces, en ce que ce lieu de « création artistique pour tous » émerge dans une cité réputée pour sa violence.  Pour que la compagnie puisse jouer, Neusa a parfois été en danger de mort. Certaines personnes ne voulaient pas de la présence de compagnie.  Le chapiteau a été incendié lorsqu’il est devenu un lieu municipal. La réalisatrice exprime cela comme ayant pu provenir « de jalousies ou de l'ignorance de certains habitants, comme cela aurait pu émerger des suites de bavures policières, du démantèlement de réseaux de trafics de drogue, etc. Son succès a mis trop de lumière dans ce quartier, qui préférait rester dans l’ombre…Peut-être aussi ont-ils attaqué le chapiteau car il est le symbole du travail de deux femmes, Neusa et Catherine Arenou, mairesse de Chanteloup. L’importance de leurs contributions a pu attirer les regards et les foudres de certains misogynes. En outre, c’est un lieu très résilient qui renaît déjà de ses cendres. Et cela peut aussi déranger. »

    Le documentaire est aussi singulier et captivant en raison de son attention au son et à l'utilisation astucieuse de la musique, intradiégétique et extérieure, dont il est très empreint, avec notamment la magnifique musique composée  par Julien Tekeyan, ou celle accompagnant des séquences contemplatives magnifiant l’image, mettant en exergue avec lyrisme le travail des enfants, notamment sur un sublime requiem de Mozart.

    Avec ce documentaire, riche de lumière et d'humanité, et sa caméra toujours à bonne distance, comme celle qu'elle filme, respectueuse et engagée, Léa Rinaldi porte un regard différent et salutaire sur la banlieue. Ce cirque y devient un symbole de réussite, d’harmonie et d’intégration, riche de ses contrastes et paradoxes, un monde d’évasion pour les enfants, faisant de leurs différences une force et les réunissant dans la même passion, un espace de respiration et de rêve, mais aussi un symbole d’obstination et d’espoir avec la renaissance du chapiteau après l’incendie, témoignage de la ténacité  et la solidarité de la compagnie dans l’adversité. Comme son sujet, ce documentaire a été un combat, et comme son sujet, il est une  bulle de poésie et d’utopie, « un lieu de lumière, de liberté», « l’éclat d’une luciole dans la nuit ». Nous restent en mémoire : les couleurs qui inondent ce film, la joie, la poésie, les visages d’enfants face caméra, leurs numéros impressionnants sur la musique lyrique. Des images qui survivent aux cendres, et en effacent le souvenir. La vie et l'art plus forts que tout. Et bien sûr la personnalité fascinante de Neusa.  On aurait envie d’en voir encore plus sur son travail  comme celui, passionnant, qu'elle effectue sur Jean de Florette, cet « étranger qui arrive dans petit village », symbole de la  « peur de la culture de l'autre », cette « méconnaissance de la culture de l'autre qui donne de la discrimination », cet « homme cultivé qui parle un vrai français qui aime la poésie, les fleurs et la culture française. »

    Un documentaire à l'image de son sujet : riche de ses contrastes et contraires, entremêlant brillamment poésie et réalité, âpreté de la vie et utopie, d’autant plus nécessaire en ces temps troublés qu'il met en lumière un lieu de (ré)conciliation (« on est une famille avec ce cirque ») qui exalte le pouvoir de l’art, qui réunit ceux qui se côtoient sans se connaître et crée du lien social, là où « le contraire engendre la vie ». Ne le manquez pas ! Voilà qui me rend d’autant plus impatiente de découvrir le premier long-métrage de fiction de Léa Rinaldi, Des Rives qui « raconte l’histoire d’une jeune trentenaire qui hérite du bateau à voile de son père et se lance dans une croisière pirate qui l’amènera à rencontrer toutes sortes de migrations (politiques, écologiques, touristiques, trafics, etc.) »

    Pour en savoir plus sur la compagnie : http://www.compagniedescontraires.com/lacompagniedescontraires.html 

  • Hommage à Jude Law - 49ème Festival du Cinéma Américain de Deauville - Critique de THE NEST de Sean Durkin

    Deauville, cinéma, critique, Festival du Cinéma Américain de Deauville, Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023

    The Nest était projeté aujourd'hui dans le cadre de l'hommage à Jude Law. L'occasion de revoir ce film qui avait obtenu le Grand Prix 2020 et de vous le recommander de nouveau.

    Dans les années 1980, Rory (Jude Law), un ancien courtier devenu un ambitieux entrepreneur, convainc Allison (Carrie Coon), son épouse américaine, et leurs deux enfants, de quitter le confort d’une banlieue cossue des États-Unis pour s’installer en Angleterre, son pays de naissance. Persuadé d’y faire fortune, Rory loue un vieux manoir en pleine campagne où sa femme pourra continuer à monter et à donner des cours d’équitation. Mais l’espoir d’un lucratif nouveau départ s’évanouit rapidement et l’isolement fissure peu à peu l’équilibre familial.

    Vanessa Paradis, la présidente du jury du 46ème Festival du Cinéma Américain de Deauville, dans le cadre duquel The Nest avait été projeté en compétition, a évoqué « un thriller oppressant, une fable sur le délitement d'une famille portée par une élégance de sa mise en scène et deux acteurs d'exception ».

    Ce deuxième film de Sean Durkin, qui avait remporté en 2011 le prix du meilleur réalisateur au Festival de Sundance pour Martha Marcy May Marlene, a en effet récolté pas moins de trois récompenses au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2020 : Grand prix, Prix de la Révélation et Prix de la Critique Internationale.

    Tout est en ordre dans cette famille et dans le nid (signification de The Nest) au sein duquel elle vit. Du moins, en apparence : tout est en ordre. Les voitures sont bien rangées devant le cossu pavillon. Rory reçoit un coup de fil dont on n’entend pas le contenu. Tout juste le voit-on avoir une conversation téléphonique qui semble le réjouir, derrière une fenêtre de la maison. Premier élément qui instille mystère et suspicion quant à l’apparente sérénité qui semble régner. Chacun des membres de la famille a une vie bien orchestrée, en équilibre comme la gymnastique que pratique la fille d’Allison. La musique laisse deviner un bonheur tranquille, une vie sans aspérités. Chaque matin, Rory apporte le café à sa femme. Et puis un jour il lui annonce « on devrait déménager » et lui présente cela comme une opportunité. « Tu devrais avoir ta propre écurie » lui dit-il, comme s’il s’agissait de lui demander son avis et de la convaincre. De simples détails dont le spectateur se souviendra ensuite laissent pourtant déjà présager ce qui deviendra le centre de leurs préoccupations : l’argent (elle réclame l’argent de ses leçons d’équitation) et les remarques pernicieuses de Rory (Rory fait comprendre que s’ils sont venus dans ce coin des Etats-Unis, c’est pour se rapprocher de la famille d’Allison).

    Malgré les réticences d’Alison, ils partent pour l’Angleterre où ils emménagent dans un nouveau nid. Un manoir isolé aussi gigantesque qu’inhospitalier et lugubre choisi par Rory seul et dans lequel il n’aurait certainement pas déplu à Hitchcock de placer l’intrigue d’un de ses films. Rory fanfaronne en évoquant le « parquet posé dans les années 1700 », les «membres de Let Zeppelin qui ont vécu ici en enregistrant un album » ou encore en offrant un manteau de fourrure avec grandiloquence et une once de grossièreté à Allison. Son patron lui dit en plaisantant : « ton bureau c’est pour apaiser ton ego fragile. » Cet ego est bel et bien ce qui domine ce personnage dont la propension au mensonge pour satisfaire son orgueil est la principale caractéristique. A son épouse, il dit « j’ai hâte de te montrer à tout le monde » comme un objet qu’il exhiberait tout comme il évoquera les 5000 dollars que lui coûte le « cheval défectueux » de sa femme le rabaissant là aussi à un état d’objet. Il paie le restaurant pour ses collègues. Ment en parlant de leur « penthouse à New York » alors qu’ils ne possèdent rien. Et Allison découvre que ce départ n’était pas la conséquence d’une opportunité mais d'une démarche de Rory.

    Derrière ce bonheur de façade, tout semble pouvoir exploser d’un instant à l’autre, et le nid pouvoir se fissurer.  Une scène de dîner au restaurant entre les deux époux témoigne d’ailleurs de la fragilité de leur bonheur mais aussi du caractère d’Alisson, la force de ce personnage étant aussi un des atouts de ce film, ne la cantonnant pas au rôle d’épouse complaisante et fragile. Une scène jubilatoire que je vous laisse découvrir.

    Peu à peu, le vernis se craquèle. On découvre que Rory a une mère qui vit en Angleterre et  qu’il n’a pas vue depuis des années, et dont il n’a vraisemblablement pas parlé à sa femme, et auprès de laquelle il se vante d’avoir épousé « une sublime blonde américaine. »  Les signes extérieurs de richesse sont primordiaux pour Rory en ces années 1980 où l’argent est roi. Tout se mesure en argent pour lui. Une revanche sur son « enfance merdique » comme il la qualifiera. Une revanche qu’il estime mériter, quoiqu’il en coûte à sa famille (au propre comme au figuré). Peu à peu leur monde se délite. Leur fille se met à fumer en cachette, à avoir de mauvaises fréquentations, à se rebeller. Leur fils subit du harcèlement à l’école et est terrifié à l’idée de traverser le manoir. Et même Allison semble croire que des ombres fantomatiques se faufilent dans le décor.  Et le cheval, l’élément d’équilibre de la famille, semble lui aussi perdu, malade, et courir vers une mort qui semble annoncer celle de toute la famille.

    La grande richesse de ce film provient de la parfaite caractérisation de ses deux personnages principaux et de leurs deux enfants, de leurs fragilités qui s’additionnent et semblent les mener vers une chute irréversible. L’obsession de réussite de Rory lui fait occulter tout le reste. Et tout n’est plus qu’une question d’argent, même sa relation avec Allison à qui il rappelle qu’il l’a sortie de la situation dans laquelle elle se trouvait avec sa fille avant de le rencontrer.

    Derrière le personnage imbuvable, pétri d’orgueil et de suffisance, aveuglé par son ambition, se dessine peu à peu le portrait d’un être brisé par son enfance. Le scénario est émaillé d’indices qui, comme ceux d’une enquête, nous permettent de constituer peu à peu le portrait et les causes de sa personnalité. Les dialogues souvent cinglants donnent lieu à des scènes d’anthologie et le basculement semble à chaque instant possible.

    Le dénouement signe l’explosion finale (et l’implosion finale, celle de la famille), inévitables. Chacun des occupants du nid franchit le seuil de sa folie avant de basculer irrémédiablement ou, qui sait, de retrouver le cocon rassurant et protecteur,  là où il n’est plus permis de jouer, de faire semblant.  D’ailleurs, pour rentrer, Rory se fraie un chemin au milieu des feuilles comme pour venir se réfugier auprès des siens et assister à la morale de la fable.

    Sean Durkin pose finalement un regard compatissant sur l’enfant capricieux et en mal de reconnaissance qu’est Rory jusqu’à faire tomber le masque. Face à lui, son épouse n’est pas la victime de ses actes mais bataille pour maintenir à flot le nid familial.  Carrie Coon et Jude Law par l’intensité et les nuances de leur jeu apportent la complexité nécessaire à ces deux grands enfants perdus que sont Allison et Rory.

    La musique, de plus en plus inquiétante, et la mise en scène, d’une élégante précision, épousent brillamment l’angoisse qui progressivement, s’empare de chacun des membres de la famille, se retrouvant bientôt tous isolés, dans le fond comme dans la forme, dans le manoir comme dans les problèmes qu’ils affrontent. La noirceur et la nuit s’emparent des âmes et des décors. Jusqu’à ce que, qui sait, la clarté et le jour ne se lèvent et le nid ne réconforte et recueille ses occupants.  Un scénario ciselé, une mise en scène élégante, des personnages brillamment dessinés au service d’un suspense haletant et d’un dénouement d’une logique à la fois surprenante et implacable.

  • Critique de LA TORTUE ROUGE de MICHAEL DUDOK DE WIT (2016)

    Critique de la tortue rouge.jpg

    La Tortue rouge faisait partie de la sélection officielle du 69ème Festival de Cannes, dans la catégorie Un Certain Regard. Ce film a obtenu le Prix Spécial du Jury Un Certain Regard avant de nombreux autres prix et nominations dans le monde, notamment aux César et aux Oscars comme meilleur film d’animation. Michaël Dudok de Wit avait auparavant  déjà remporté l’Oscar du Meilleur court-métrage d’animation pour Père et fille.

    La Tortue rouge a été cosignée par les prestigieux studios d’animation japonaise Ghibli qui collaborent pour la première fois avec un artiste extérieur au studio, a fortiori étranger. Ce film est en effet le premier long-métrage d’animation du Néerlandais Michael Dudok de Wit, grâce à l’intervention d’Isao Takahata, réalisateur notamment des sublimes films d’animation Le Tombeau des lucioles et Le Conte de la princesse Kaguya et cofondateur, avec Hayao Miyazaki, du studio Ghibli, et ici producteur artistique tandis que Pascale Ferran a cosigné le scénario avec le réalisateur. À ce trio, il faut ajouter le compositeur, Laurent Perez del Mar, sans la musique duquel le film ne serait pas complètement le chef-d’œuvre qu’il est devenu.

    Ce conte philosophique et écologique est un éblouissement permanent qui nous attrape dès la première image (comme si nous étions ballottés par la force des éléments avec le naufragé) pour ne plus nous lâcher, jusqu’à ce que la salle se rallume, et que nous réalisions, abasourdis, que ce voyage captivant sur cette île déserte, cet état presque second dans lequel ce film nous a embarqués, n’étaient que virtuels.

    C’est l’histoire d’un naufragé sur une île déserte tropicale peuplée de tortues, de crabes et d’oiseaux. Il tente vainement de s’échapper de ce lieu jusqu’à sa rencontre avec la tortue rouge, qu’il combat d’abord…avant de succomber à son charme. Quand la carapace de l’animal va se craqueler puis se fendre, une autre histoire commence en effet. La tortue se transforme en femme. Une transformation dans laquelle chacun peut projeter sa vision ou ses rêves. Que ce soit un écho à la mythologie et à l’œuvre d’Homère : comme Ulysse, le naufragé est retenu dans une île par une femme. Ou que ce soit une projection de ses désirs. Ou une personnification de la nature pour en signifier la beauté et la fragilité. Le rouge de cet animal majestueux contraste avec le bleu et le gris de la mer et du ciel. Respecté, solitaire, paisible, mystérieux, il est aussi symbole d’un cycle perpétuel, voire d’immortalité. Comme une parabole du cycle de la vie que le film met en scène.

    Le murmure des vagues. Le chuchotement du vent. Le tintement de la pluie. L’homme si petit au milieu de l’immensité. La barque à laquelle il tente de s'accrocher. Le vrombissement de l’orage. Les cris des oiseaux. Les vagues qui se fracassent contre les rochers, puis renaissent. Le bruissement des feuilles. L'armée joyeuse des tortues. Le clapotis de l'eau. La nature resplendit, sauvage, inquiétante, magnifique. Sans oublier la respiration (dissonante ou complémentaire de l’homme) au milieu de cette nature harmonieuse.

    La musique à peine audible d’abord, en gouttes subtiles, comme pour ne pas troubler ce tableau, va peu à peu se faire plus présente. L’émotion du spectateur va aller crescendo à l'unisson, comme une vague qui prendrait de l’ampleur et nous éloignerait peu à peu du rivage de la réalité avant de nous embarquer, loin, dans une bulle poétique et consolatrice. Cela commence quand le naufragé rêve d’un pont imaginaire, la force romanesque des notes de Laurent Perez de Mar nous projette alors dans une autre dimension, déjà. Puis, quand tel un mirage le naufragé voit 4 violonistes sur la plage, qui jouent une pièce de Leoš Janáček : String Quartet No.2 Intimate Letter

    Jamais l’absence de dialogue (à peine entendons-nous quelques cris des trois protagonistes) ne freine notre intérêt ou notre compréhension mais, au contraire, elle rend plus limpide encore ce récit d’une pureté et d’une beauté aussi envoûtantes que la musique qui l’accompagne. Composée en deux mois une fois l’animation terminée et le film monté, elle respecte les silences et les bruits de la nature. La musique et les ambiances de nature se (con)fondent alors avec virtuosité pour créer cette symbiose magique. Jamais redondante, elle apporte un contrepoint romanesque, lyrique, et un supplément d’âme et d’émotion qui culmine lors d’un ballet aquatique ou plus encore lors de la scène du tsunami. À cet instant, la puissance romanesque de la musique hisse et propulse le film, et le spectateur, dans une sorte de vertige hypnotique et sensoriel d’une force émotionnelle exaltante, rarement vue (et ressentie) au cinéma.

    Ce film universel qui raconte les différentes étapes d’une vie, et reflète et suscite tous les sentiments humains, est en effet d’une force foudroyante d’émotions, celle d’une Nature démiurgique, fascinante, grandiose et poétique face à notre vanité et notre petitesse humaines. Une allégorie de la vie d’une puissance émotionnelle saisissante exacerbée par celle de la musique à tel point qu’on en oublierait presque l’absence de dialogues tant elle traduit ou sublime magistralement les émotions, mieux qu’un dialogue ne saurait y parvenir.

    Le graphisme aussi épuré et sobre soit-il est d’une précision redoutable. Les variations de lumières accompagnent judicieusement l’évolution psychologique du personnage. Rien n’est superflu. Chaque image recèle une poésie captivante.

    La tortue rouge est film contemplatif mais aussi un récit initiatique d’une poésie, d’une délicatesse et d’une richesse rares dont on ressort étourdis, avec l’impression d’avoir volé avec les tortues, d’avoir déployé des ailes imaginaires pour nous envoler dans une autre dimension et avec l’envie de réécouter la musique pour refaire le voyage (et y projeter nos propres rêves, notre propre "tortue rouge") et se laisser emporter par elle et les images qu’elle initie, nous invitant dans un ailleurs étourdissant, entre le ciel et la mer, dans un espace indéfini et mirifique. Un ailleurs qui est tout simplement aussi la vie et la nature que ce film sublime et dans lequel il nous donne envie de plonger. Plus qu'un film, une expérience sensorielle unique. Un chef-d’œuvre.

    Lien permanent Imprimer Catégories : CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2016 Pin it! 0 commentaire
  • Critique de ANATOMIE D’UNE CHUTE de Justine Triet (palme d’or du Festival de Cannes 2023 – au cinéma le 23.08.2023)

    cinéma, critique, film, anatomie d'une chute, Justine Triet, film, palme d'or, Festival de Cannes 2023

    J’ai découvert ce film en « rattrapage » le dernier jour du Festival de Cannes, quelques heures avant la clôture lors de laquelle Ruben Östlund et son jury lui ont décerné la palme d’or, et j’en suis sortie bousculée, heurtée par la lumière réconfortante du Sud après cette plongée dans cette histoire qui m’avait totalement happée. La récompense cannoise suprême est amplement méritée pour ce thriller de l’intime qui m’a captivée de la première à la dernière seconde. Comme à l’issue d’un thriller, le film terminé, vous n’aurez qu’une envie : le revoir, pour quérir les indices qui vous auraient échappés. Avec cette palme d’or française, le cinéma hexagonal recevait ainsi pour la onzième fois la prestigieuse récompense, dévolue à une réalisatrice pour la troisième fois de l’histoire du festival après Jane Campion, pour La leçon de piano, en 1993, et après Julia Ducournau, pour Titane, en 2021. Anatomie d’une chute est le quatrième long-métrage de Justine Triet après La bataille de Solférino (2013), Victoria (2016) et Sibyl (2019). Alors qu’un autre film de procès récoltait les louanges des festivaliers, Le procès Goldman de Cédric Kahn, à la Quinzaine des cinéastes, le procès de cette chute a également reçu des avis presque unanimement enthousiastes. Il serait néanmoins très réducteur de définir ce film comme étant uniquement un « film de procès ».

    Sandra (Sandra Hüller), Samuel (Samuel Theis) et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel (Milo Machado Graner), vivent depuis un an loin de tout, à la montagne, dans la région dont Samuel est originaire. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ?

    Ce sont finalement trois mystères qu’explore le film, contenus dans son titre : le mystère d’un couple, surtout de sa déliquescence, le mystère d’une mort suspecte, le mystère des récits de Sandra, écrivaine. Trois chutes. Le terme chute s’applique ainsi à ces trois mystères. La chute du couple. La chute (physique) qui conduit à la mort de Daniel. La chute d’une œuvre (qu’elle soit romanesque ou cinématographique). C’est donc à cette triple anatomie que nous convie Justine Triet. Et finalement à l’anatomie de celle qui les réunit : le fascinant, intrigant, froid et impénétrable personnage de Sandra. 

    Cela commence dans le cadre en apparence serein du chalet familial, par une chute : celle d’une balle dans un escalier, qui en préfigure d’autres. Une jeune universitaire vient interviewer Sandra sur son travail d’écrivaine. Autour d’un verre, une joute verbale s’installe, non dénuée de séduction. Cette dernière répond de manière évasive, et dans ses réponses et sa manière de répondre, déjà, s’instaure un certain malaise qui s’accroît lorsque Samuel, invisible, à l’étage, met une musique assourdissante (une version instrumentale du P.I.M.P de 50 Cent , P.I.M.P de Bacao Rhythm et Steel Band) qu’il écoute en bouche tout en rénovant les combles du chalet. Bien qu’absent du cadre, Samuel envahit l’espace. Sandra feint tout d’abord de faire abstraction de cet envahissement sonore qui entrave l’interview, qu’elle doit finalement interrompre. Pour s’échapper de cette cacophonie, le jeune Daniel part sortir son chien. C’est là qu’il découvrira le corps sans vie de son père.

    Le personnage de Sandra est absolument passionnant, celui d’une femme libre, à la personnalité retorse. C’est finalement cette personnalité qui semble être disséquée et désapprouvée lors du procès parce qu’elle n’entre pas dans les cases. Dans la vie d’une romancière, on préfère ainsi imaginer qu’elle « tue le héros de son roman » plutôt  « qu’un banal suicide» de son mari. Sa froideur et sa distance la rendent rapidement suspecte aux yeux du procureur qui n'aura de cesse de prouver sa culpabilité. Incarné par Antoine Reinartz, il s’acharne sur elle avec une rare violence. Son récit à lui est parfaitement manichéen. Sandra fait une « bonne coupable », une parfaite « méchante » pour que soit raconté « le bon récit », celui de l’écrivaine meurtrière.

    L’aveugle est finalement le seul à (sa)voir. Plus que de vérité, il est question de réécriture de la vérité, de choix de récit et c’est avant tout cela qui rend cette histoire passionnante. Elle questionne constamment cette notion de vérité et d’écriture. Le récit appartient alors à Daniel. C’est à lui que reviendra de choisir le récit officiel. Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger (film prenant avec James Stewart, que je vous recommande au passage) dont le titre a inspiré celui du film de Justine Triet, interrogeait lui aussi cette notion de vérité. Dans Sibyl, Virginie Efira incarne une romancière reconvertie en psychanalyste. Rattrapée par le désir d'écrire, elle décide de quitter la plupart de ses patients. Là aussi, elle va réécrire une réalité…

    La dissection du couple est également particulièrement passionnante, notamment une scène de dispute pendant laquelle vous retiendrez votre souffle (ce ne sera d’ailleurs pas la seule). Est ainsi disséquée la complexité des rapports qu’entretiennent Sandra et Samuel, constitués de rancœurs, de jalousie aussi, d’inégalité. L’un et l’autre puisent dans la vie, dans leur vie, pour écrire, l’une avec plus de succès que l’autre. Samuel veut faire de la vie de son couple la matière de son roman, il enregistre d’ailleurs leurs conversations. Le scénario, habile et ciselé, inverse les rôles stéréotypés qu’offre la plupart des récits. C’est elle qui réussit et vit de sa plume (lui n’est qu’un professeur qui tente d’écrire). C’est lui qui est en mal de reconnaissance. C’est en cela aussi que l’on fera son procès, on lui reproche de n’être finalement pas à sa place.

    Sandra Hüller, présente dans deux films en compétition cette année à Cannes (l’autre était The Zone of Interest de Jonathan Glazer), révélée à Cannes en 2016 dans Toni Erdmann, est impressionnante d’opacité, de froideur, de maitrise, d’ambiguïté. Justine Triet a écrit le rôle pour elle et elle l’incarne à la perfection.  « J’ai écrit pour elle, elle le savait, c’est une des choses qui m’ont stimulée dès le départ. Cette femme libre qui est finalement jugée aussi pour la façon qu’elle a de vivre sa sexualité, son travail, sa maternité : je pensais qu’elle apporterait une complexité, une impureté au personnage, qu’elle éloignerait totalement la notion de « message » a ainsi déclaré Justine Triet.

    Swann Arlaud (Petit paysan, Grâce à Dieu, Vous ne désirez que moi…), pour moi un des meilleurs acteurs de sa génération, est également  d’une rare justesse dans le rôle de l’avocat, sensible, très impliqué, qui fut sans doute plus qu’un ami, ce qui donne une fragilité intrigante à son personnage, instillant un trouble dans leurs relations.

    Justine Triet a fait le choix de ne pas mettre de musique additionnelle, néanmoins la musique du début nous hante, contrebalancé par le prélude de Chopin que Daniel joue au piano.

    Justine Triet et Arthur Harari (coscénariste) livrent un film palpitant sur le doute, le récit, la vérité, la complexité du couple, et plus largement des êtres. Un film qui fait une confiance absolue au spectateur. Un film dont le rythme ne faiblit jamais, que vous verrez au travers du regard de Daniel, l'enfant que ce drame va faire grandir violemment, comme lui perdu entre le mensonge et la vérité, juge et démiurge d’une histoire qui interroge, aussi, avec maestria, les pouvoirs et les dangers de la fiction.