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critique - Page 6

  • Critique - UN COUP DE MAÎTRE de Rémi Bezançon (au cinéma le 9 août 2023)

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    « Dans un incendie, entre un Rembrandt et un chat, je sauverais le chat. » Dans Un homme et une femme de Claude Lelouch, Jean-Louis (Jean-Louis Trintignant), en citant cette phrase de Giacometti, demande à Anne (Anouk Aimée) si elle « choisirait l’art ou la vie ». Mais peut-être y aurait-il une troisième voie qui consisterait à les entrelacer…

    « L'art n'est pas juste une représentation de la réalité. L'art peut créer sa propre réalité. » Dès les premières secondes d'Un coup de maître, juste avant cette phrase, notre attention est attisée, déjà, par une mystérieuse toile dont on se rapproche et qu'accompagnent les notes cristallines puis ardentes de Laurent Perez del Mar tandis qu’Arthur (Vincent Macaigne), off, prononce ces mots : « Cette pièce est l’œuvre de l’artiste Renzo Nervi. »

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    ©Thomas Nolf

     

    Renzo Nervi (Bouli Lanners) est ainsi un « peintre figuratif radical en pleine crise existentielle » et surtout l’ami de longue date d’Arthur Forestier (Vincent Macaigne), propriétaire d'une galerie d'art passionné qui le représente et avec qui il partage son amour de l'art. Déprimé, ne parvenant plus à peindre, Renzo sombre dans l'ennui le plus total. Il accepte tout de même un assistant (Bastien Ughetto), cédant à l'insistance de celui qui le considère comme une « légende vivante ». De son côté, Arthur s'acharne à reconstruire ce que son ami peintre, aussi dépressif qu'excessif, s'acharne à détruire. Pour sauver Renzo, il va ainsi jusqu'à élaborer un plan audacieux qui finira par les dépasser… Jusqu’où peut-on aller par amitié ?

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    ©Thomas Nolf

    Quatre ans après Le Mystère Henri Pick, qui réunissait Fabrice Luchini et Camille Cottin dans l’adaptation de l'excellent roman éponyme de David Foenkinos, Rémi Bezançon met à nouveau en scène un savoureux duo de comédiens. Après l’hommage au livre et au pouvoir des mots, c’est cette fois l’art pictural qui est à l’honneur. Ce septième long-métrage de Rémi Bezançon est donc à nouveau une adaptation, en l'occurrence d’un film argentin, Mi obra maestra de Gaston Duprat, dont il a cosigné le scénario avec Vanessa Portal, également cosignataire de ses scénarios des films suivants : Le Premier jour du reste de ta vie, Un heureux évènement, Nos futurs, le Mystère Henri Pick mais aussi de Premiers crus de Jérôme Le Maire.

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    C’est en 2005, au Festival du Film de Cabourg dans le cadre duquel il présentait son premier long-métrage, Ma vie en l’air, que j’avais découvert l’univers de Rémi Bezançon, interpellée déjà par son écriture ciselée, un cinéma de la nostalgie et de la mélancolie teintées d’humour, d'un romantisme dénué de mièvrerie.

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    Vint ensuite, en 2008, Le premier jour du reste de ta vie, un beau succès estival qui avait allègrement dépassé le million d’entrées et récolté 9 nominations aux César. « 5 personnages. 5 membres d’une même famille. 5 journées déterminantes. 12 ans. » À nouveau, nous retrouvions ce ton mêlant astucieusement tendre ironie et drame qui s’imposait dès la première scène, la première journée : la mort décidée du chien de 18 ans et le départ de l’aîné, au grand désarroi, plus ou moins avoué, du reste de la famille. Un pan de vie et d’enfance qui se détachait, violemment. Le spectateur se reconnaît forcément à un moment ou à un autre de ce film personnel et universel, dans un instant, un regard, un déchirement, une émotion, des pudeurs, des non-dits, un étrange hasard, la tendresse ou la complicité ou l’incompréhension d’un sentiment filial, la déchirure d’un deuil (d’un être ou de l’enfance), ou encore ces instants d’une beauté redoutable lors desquels bonheur et horreur indicibles semblent se narguer et témoigner de toute l’ironie, parfois d’une cruauté sans bornes, de l’existence. Cinq regards sur le temps qui passe impitoyablement et que chacun tente de retenir. Un film empreint de la nostalgie, douce et amère, délicieuse et douloureuse, de l'enfance, porté par une judicieuse synchronisation entre le fond et la forme et une utilisation tout aussi judicieuse du hors-champ et de l'ellipse. De ces films que l'on revoit avec le même plaisir à chaque diffusion. Ne manquez pas la prochaine...

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    Puis, en 2011, il y eut Un heureux évènement, l'adaptation du roman éponyme d'Éliette Abécassis, publié en 2005.

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    Ensuite, ce fut Zarafa, en 2012, coréalisé avec Jean-Christophe Lie. Ce film d’animation était déjà une histoire d’amitié indéfectible, entre Maki, un enfant de 10 ans, et Zarafa, une girafe orpheline, cadeau du Pacha d’Égypte au Roi de France Charles X. Un périple palpitant, entre récit initiatique et conte, basé sur une réalité historique, avec un scénario là encore particulièrement réussi (de Alexander Abela et Rémi Bezançon) qui évoquait ainsi l'esclavage, la fraternité et la liberté.

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    Nos futurs, le cinquième long-métrage réalisé par Rémi Bezançon, était une tragi-comédie surprenante et double, définition qui peut d’ailleurs s’appliquer à Un coup de maître dont le titre est aussi polysémique que celui du film précité. Nos futurs, c’est l’histoire de « deux amis d’enfance, qui s’étaient perdus de vue depuis le lycée, se retrouvent et partent en quête de leurs souvenirs… ». 

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    L’amitié est donc aussi au centre d'Un coup de maître, celle, inébranlable, pétrie d’admiration que voue Arthur à Renzo, de son côté reconnaissant que son ami lui soit toujours resté fidèle malgré « les ponts d’or que lui offraient les galeries à sa grande époque ». « Même si tout les oppose, l'amour de l'art les réunit » précise le pitch officiel qui pourrait être celui d'une comédie romantique dont le film reprend et détourne d'ailleurs la structure et les codes. L'amitié au cinéma a été sublimée par Claude Sautet. Il y avait Vincent, François, Paul et les autres. Il y a désormais Arthur et Renzo.

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    ©Thomas Nolf

    Qu’avons-nous fait de nos rêves ? De nos espoirs d’adolescence ? De ce sentiment de « no future », que la mort n’arriverait jamais ou n’arriverait qu’aux autres, aux inconnus ? Telles sont les questions auxquelles répondait No future, récit initiatique particulièrement sensible sur l’amitié, les souvenirs, les douleurs insondables, la nostalgie et la nécessité d’y faire face pour affronter le présent et l’avenir. Un coup de maître s’interroge aussi sur les rêves, plutôt sur les concessions à sa liberté qu'accepte ou n'accepte pas un artiste pour accéder à ses rêves, ou à la « réussite » dans sa sphère artistique. Mais c’est d’abord une comédie jubilatoire qui brocarde le monde de l’art et sa marchandisation effrénée : « Le milieu de l'art est une farce. Il est l'illustration de la corruption du monde que nous laissons derrière nous. L'art est désormais un investissement comme un autre. »

    Un coup de maître n’épargne pas non plus la versatilité des flagorneurs qui disparaissent quand le succès se tarit (et qui réapparaissent tout aussi vite en cas de revirement de fortune), laquelle peut tout autant s’appliquer au milieu de la peinture qu'à celui du cinéma. Le snobisme des expressions employées pour qualifier les toiles pourrait aussi venir de certains critiques de films : « Sous la cruauté de cette peinture se dégage une ironie, une certaine commisération, de la mansuétude même. » (Il faut voir le tableau en question pour juger de l’absurdité et donc de l'effet comique de cet avis !). Sans parler de ce critique qui évoque la « matrice mortifère de son existentialisme » à propos de la peinture de Renzo. L’humour noir est aussi omniprésent. Renzo est ainsi hanté par le souvenir de sa femme disparue : « C'est le gros problème de la mort. La mort, il y a quelque chose d'irrémédiable dedans. »

    Labyrinthes. Tel est le nom de l’exposition de Renzo. Un labyrinthe scénaristique, peut-être est-ce ainsi que l’on pourrait qualifier chaque film de Rémi Bezançon. Mais un labyrinthe dont on retrouve toujours la sortie, avec la lueur réconfortante au dénouement. C’était déjà le scénario « labyrinthique » que j’avais tant aimé dans No future : une construction particulièrement astucieuse qui jouait avec le temps, sa perception, telle celle que nous avons de notre propre passé, forcément biaisée en raison du prisme déformant des souvenirs, souvent infidèles. Un habile puzzle qui, une fois reconstitué au dénouement, nous ravageait. Un film qui nous donnait envie de refaire le voyage à l’envers pour le revivre à la lueur de son arrivée et dire à nos amis à quel point nous sommes heureux qu'ils fassent partie de nos futurs.

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    ©Thomas Nolf

    Ce qui échappe à la marchandisation, c’est donc l’amitié, à l’honneur dans Zarafa, No future et Un coup de maître, mais aussi l’émotion que procure une œuvre d’art. C’est d’ailleurs cette émotion qui a fait naître l’amitié entre Arthur et Renzo, le premier étant bouleversé en découvrant pour la première fois une œuvre du second. La valeur de l’art, c’est la valeur du souvenir et non sa valeur marchande, comme celle que Renzo attribue au Portrait de Maude Abrantès de Modigliani, un tableau devant lequel l’ami d’Arthur rêverait de passer ses journées.

    Vincent Macaigne est parfait dans le rôle de l’ami d'une fidélité inaltérable, un peu gauche, mais prêt à tout par amitié. Aussi crédible en galeriste qu'en médecin de nuit dans le film éponyme d'Élie Wajeman dans lequel il est magistral, aussi à l’aise dans le drame que dans la comédie comme dans Chronique d’une liaison passagère, la fable d’une trompeuse légèreté d'Emmanuel Mouret, expression par laquelle on pourrait d'ailleurs également définir Un coup de maître.

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    © Hélène Legrand

    Bouli Lanners, dans le rôle du peintre qui préfère perdre sa vie plutôt que son âme, ou plutôt que de la « vendre au diable », livre une prestation savoureuse de bougon désabusé, entier, déprimé, obstiné, exubérant, et faussement misanthrope, témoignant une nouvelle fois de toute l’étendue de son jeu après son rôle de gendarme tourmenté dans La nuit du 12 de Dominik Moll pour lequel il a reçu le César 2023 du meilleur acteur dans un second rôle.

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    © Zinc. Film

    Les seconds rôles, justement, sont judicieusement distribués : Anaïde Rozam, Aure Atika, Bastien Ughetto. Aure Atika incarne ici Dudu, une galeriste impudente. Elle aussi a toujours autant de présence et de précision dans la comédie que dans le drame (et mériterait davantage de premiers grands rôles, notamment dramatiques). Ainsi, récemment, dans Rose d’Aurélie Saada, elle était très émouvante dans le rôle de ce personnage aveuglé par l’amour qui sombre puis renaît mais aussi dans le film, plus ancien, de Stéphane Brizé, Mademoiselle Chambon, dans lequel elle est d'une sobriété et d'une justesse remarquables.

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    © Hélène Perkins

    On se souvient également de Bastien Ughetto, déjà inénarrable dans un autre film labyrinthique, joyeusement immoral, drôle et cruel, la comédie grinçante de François Ozon, Dans la maison.

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    © Thomas Nolf

    Comme toujours dans le cinéma de Rémi Bezançon, la bande originale est particulièrement marquante. Après Sinclair pour Le premier jour du reste de ta vie, avec une BO aussi parsemée de morceaux de Bowie, The Divine Comedy, Janis Joplin, Lou Reed et évidemment Etienne Daho avec cette magnifique chanson à laquelle le réalisateur a emprunté son titre pour celui de son film, après la musique signée Pierre Adenot pour No future, cette fois il retrouve son compositeur de Zarafa et Le Mystère Henri Pick, Laurent Perez del Mar. La musique se fait la complice du montage ingénieux de Sophie Fourdrinoy et de la somptueuse photographie de Philippe Guilbert (qui a de nombreux longs-métrages à son actif parmi lesquels le bouleversant J'enrage de son absence de Sandrine Bonnaire), lequel a visiblement puisé son inspiration dans l'univers de peintres renommés, de Rembrandt à Monnet en passant par Renoir. Preuve en est l'image ci-dessous...

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    © Thomas Nolf

    La puissance magnétique de la musique de Laurent Perez del Mar accompagne le geste du peintre, et caresse les toiles. Dès le début, ces notes qui ruissellent, rebondissent et tombent comme le feraient des gouttes cristallines sur un miroir, préfigurant les premiers mots en off, nous enjoignent à bien regarder, au-delà. Le mélange astucieux de modernité et de classicisme, avec ces claviers, guitares, et violoncelles, illustre ainsi le caractère de ce film : salutairement inclassable. La musique se fait aussi onirique, fantastique ou même cauchemardesque, sur le sublime poème de Victor Hugo, Le Tombeau de Théophile Gautier. Comme un peintre avec les couleurs sur sa palette, le compositeur entremêle instruments, teintes et sonorités, à la fois bigarrées et logiques.

    Chacune des BO de Laurent Perez del Mar frappe la mémoire, et y laisse une forte empreinte, immortalisant ainsi le souvenir des images qu'elle colore, approfondit ou éclaire. Comme dans La Tortue rouge de Michael Dudok de Wit, cette musique foudroyante de pureté et d'émotions, en harmonie avec celles que suscite la Nature, démiurgique, fascinante et poétique dont elle exacerbe la magnificence. Comme dans La Brigade de Louis-Julien Petit, avec ces notes venues d’ailleurs qui rappellent les vies exilées et les périples des jeunes migrants. Comme dans Carole Matthieu de Louis-Julien Petit, quand la musique d'une beauté déchirante accompagne cette dernière dans un crescendo bouleversant, telle une armée en marche. Comme dans Les Éblouis de Sarah Suco, quand les envolées des violons, à la fois flamboyantes et délicates, ponctuées des larmes subtiles du piano, reflètent les tourments et les élans de la jeune Camille. Comme dans My son de Christian Carion, avec ces notes lancinantes et obsédantes, obscurément envoûtantes, sur les paysages grandioses et sauvages, à leur image : d'une beauté sombre, étrangement ensorcelante. Comme dans Ténor de Claude Zidi Jr, quand la musique suggère la mélancolie et la nostalgie de la professeure de chant, la fougue aventureuse de la jeunesse, ou quand elle accompagne la lecture de la poignante Lettre de Marie, prenant alors de l’ampleur et de l’amplitude à l’unisson de l’émotion qu'elle transcende. Comme dans Les Invisibles de Louis-Julien Petit, ces visages de femmes maquillées, dont la chanson Move over the light souligne joyeusement l'élan d'espoir et de renaissance. Comme dans Zarafa, quand elle procure un souffle épique aux images...

    Dans Un coup de maître, la musique semble duale, comme ce film avec son début et sa fin en miroir, avec ces notes, récurrentes, entendues dès le générique, dont on a l'impression qu'elles tintinnabulent. Là aussi, grâce à la musique, il y a des plans qui restent en mémoire. Ce rai de lumière qui éblouit sur ce moment de « folie » de Renzo avec ces notes légèrement dissonantes qui rappellent celles du début, ces notes qui carillonnent presque comme un reflet sonore de la lumière éblouissante, qui se font ensuite plus douces et apaisées. Mais aussi ces plans « à la Rembrandt » à la lueur des bougies auxquels la musique procure une aura presque magique. Renzo lui-même se réfère d’ailleurs au peintre néerlandais : « Je suis né en 360 à partir de Rembrandt. Je préfère compter à partir de Rembrandt qui était un vrai génie. »

    À la fin, la musique s’emporte et s’emballe comme des applaudissements victorieux, comme un tourbillon de vie, comme un cœur qui renaît, comme le pouls de la forêt, avec de plus en plus de profondeur aussi, comme si la toile atteignait son paroxysme, sa plénitude. Dévoilant toute sa profondeur, elle emporte alors comme une douce fièvre, harmonieuse, réconfortante, avec ces notes de guitare et cette chanson finale (All you’ve got interprétée par Laure Zaehringer) que l’on emmène avec soi.

    La musique illustre ainsi parfaitement le propos du film. Ce qui compte, comme avec le tableau de Modigliani, comme avec toute œuvre d’art, ce sont les émotions qu'elle convoque. Ce qui importe vraiment dans l’art, même si « le monde de l’art est une farce », ce sont les images et les réminiscences que suscite une œuvre, comme ce Portrait de Maude Abrantes pour Renzo. La musique et les plans du début et de la fin se répondent ainsi brillamment, illustrant cette première phrase « l’art crée sa propre réalité », comme si nous pouvions finalement imaginer tout cela à partir d’un tableau, celui qui apparaît au tout début du film. Ce qui compte, c’est bel et bien de « saisir l'expérience que l'œuvre offre à vos sens » qu’il s’agisse d’une musique, d’un film ou d’un tableau.

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    © Thomas Nolf


    Cette tragi-comédie burlesque et mélancolique, aux dialogues d'une ironie mordante et au scénario labyrinthique et brillant, est donc une invitation à l’imaginaire, à mieux regarder, à privilégier l’émotion qu’offre une œuvre d’art. Comme dans les précédents films de Rémi Bezançon, on retrouve cet enchevêtrement de second degré et de profondeur, de gravité et de légèreté apparente, de comédie et de drame, cette mélancolie teintée d’humour comme une « politesse du désespoir ». On en ressort la tête pleine d'images, de peintures, de poésie, de dialogues savoureux, de musique (bref, d'arts !), et avec l’envie de « bien regarder » car, comme le disait Picasso : « L'art est un mensonge qui nous permet de dévoiler la vérité.» Oui, apprendre à regarder, c’est l’essentiel. » À regarder derrière la toile. Ou derrière les apparences et les êtres de prime abord misanthropes…

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    Une tragi-comédie maligne aussi, qui joue et jongle avec l'art et la réalité, au-delà même du film puisque Anne-Dominique Toussaint et Zinc.* ont présenté une exposition des tableaux du peintre fictif Renzo Nervi réalisés pour le film par Adam Martyniak, Milosz Flis et Anita Werter. Intitulée Labyrinthes (comme celle du peintre fictif Renzo Nervi !), cette exposition a eu lieu dans l’espace de la Galerie Cinéma* : « 18 tableaux réalisés pour le film qui nous emportent dans l’univers coloré et énigmatique d’un artiste controversé (et dans celui du cinéaste). Un faux documentaire sur Renzo Nervi, ainsi que des (vraies) interviews avec le réalisateur et les chefs décorateurs, sont visibles dans la petite salle de projection de la Galerie pendant l’exposition. Une vente aux enchères des tableaux est organisée cet été au profit de l’association Action contre la faim. » Une idée aussi généreuse qu'astucieuse puisque les 20 tableaux spécialement créés pour le film pour donner vie à l'univers du peintre interprété par Bouli Lanners (qui a aussi réalisé un des tableaux vendus) sont ainsi vendus aux enchères au profit d'Action contre la faim, du 17 juillet au 31 août. Vous pouvez ainsi participer à la vente aux enchères caritative, ici, ou visiter la galerie virtuelle des oeuvres, là. Vous pourrez également voir les œuvres à la maison Tajan (37 rue des Mathurins, 75008 - Paris), du 21 au 31 août 2023 de 10h à 18h (fermé les 26 et 27 août. Vous y trouverez notamment le tableau RENZO NERVI (né en 360 après Rembrandt) REGARDEZ. Le prix de départ pour toutes les œuvres est à 100 euros. 

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    Entre l'art et la vie, définitivement, peut-être est-il préférable de ne pas choisir, d'opter pour la mise en abyme et de se fondre dans le décor (comme le fait d'ailleurs le cinéaste lui-même dans le film), parce que, comme l'écrivait Oscar Wilde, « la vie imite l'art, bien plus que l'art n'imite la vie », ce qui n'est surtout pas une raison pour vous dispenser de l'art et d'aller voir ce film à l'image de son duo : réjouissant et (car) inclassable ! Souhaitons à cette ode à l'amitié (et à l'émotion inestimable -au sens propre comme au sens figuré- que procure la peinture, et l'art en général), décalée, burlesque, inventive, tendre, inattendue, incisive, mélancolique, profonde et drôle, le même succès estival qu'au Premier jour du reste de ta vie, sorti il y a 15 ans, également en plein été.

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    © Zinc. Film

    Bonus : Rémi Bezançon a aussi réalisé plusieurs spots pour la sécurité routière, dont ce dernier de 2023, formidable, que je vous recommande vivement.

    Découvrez la bande-annonce du film Un coup de maître, ici.

    *Ce film a été distribué par la jeune maison de distribution, Zinc., tout comme Les Petites victoires de Mélanie Auffret dont je vous avais parlé, ici.

    *Galerie Cinéma | 26, rue Saint-Claude 75003 Paris | contact@galeriecinema.com | +33 (0) 1 45 35 14 04 | du mardi au samedi, 11h - 19h 

  • Critique – LES OMBRES PERSANES de Mani Haghighi (au cinéma le 19 juillet 2023)

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    Il y a quelques mois, je vous parlais ici de mon énorme coup de cœur pour le film Leila et ses frères de Saeed Roustaee dont la grande force réside dans sa mise en scène, qu’elle épouse le sentiment de suffocation des personnages dans un misérable appartement ou au contraire qu’elle les surplombe tel un démiurge écrasant et menaçant, avec aussi des scènes absolument inoubliables comme ce regard d’une rare intensité entre deux personnages dans le reflet d’une vitre puis dans l’embrasure d’une porte qui suffit à nous faire comprendre toute une vie de regrets et un amour perdu.

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    Le cinéma iranien regorge de chefs-d’œuvre, de Kiarostami à Panahi, et de films que je vous recommande sur la situation en Iran (voir en bas de cet article), sur ces « ombres » qui planent constamment.

    Les "ombres persanes" ici se réfèrent plutôt à cette image en miroir à laquelle se trouvent confrontés les personnages. À Téhéran, un homme et une femme découvrent en effet par hasard qu’un autre couple leur ressemble trait pour trait. Passé le trouble et l’incompréhension va naître une histoire d’amour... et de manipulation.

    La multiplicité de genres auxquels le film se confronte est aussi le reflet de l’éclectisme des précédents films de Haghighi, de son premier long-métrage, Abadan, en 2003 à Men at Work (Berlinale, Forum 2006), basé sur une idée d’Abbas Kiarostami, à la a coécriture de deux scénarios avec Asghar Farhadi, La Fête du Feu (2006) et Canaan (2008), basé sur une nouvelle d’Alice Munro. Ou encore Valley of Stars, en compétition à la Berlinale 2016 ou 50 Kilos of Sour Cherries (2017), une comédie romantique qui fut aussi l’un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma iranien et enfin Pig en compétition à la Berlinale 2018.

    Les premières images des Ombres persanes, particulièrement intenses et marquantes, nous plongent d’emblée dans une atmosphère hypnotique, inquiétante et mystérieuse. Dans un couloir sombre, un homme est poursuivi par un autre qui menace de le tuer, le tout sur une musique métallique et intrigante. Arrivé au bout du couloir irradié de lumière, nous assistons à une scène de rixe…Ellipse. La caméra furète ensuite dans une file de voitures sur lesquelles tombe une pluie intarissable jusqu’à s’arrêter à une voiture d’auto-école dans laquelle se trouvent deux femmes. Par la vitre, l’une d’elles, Farzaneh (Taraneh Alidoosti), la monitrice, enceinte, reconnaît son mari, Jalal (Navid Mohammadzadeh) avec qui elle formait déjà un couple fragile. Farzaneh et Jalal vont ainsi se retrouver confrontés à un couple physiquement identique mais différent dans sa personnalité et sa condition sociale, plus aisée.

    Dès le début, s’instaure ainsi une situation d’inconfort, d’incompréhension, de trouble. La pluie même, incessante, incongrue, apparaît comme une étrangeté. « Il paraît que c’est parce que le pôle Nord fond qu’il n’arrête pas de pleuvoir par ici » tente d’expliquer la femme qui prend une leçon de conduite.

    Le réalisateur a fait des études de philosophie et c’est notamment en cela que le film est aussi passionnant, par ses multiples degrés de lecture, notamment philosophique, mais aussi par les divers genres dans lesquels il fait une incursion. Thriller, film social, film fantastique, film noir, romance, c’est en ce qu’il mêle habilement tous ces genres que ce film hybride et singulier est captivant. La lecture politique n’est aussi jamais bien loin dans le cinéma iranien, qu’il évoque frontalement la situation ou le fasse plus implicitement comme ici avec l’idée du double instillant l’altérité, le doute, le mystère, donc ce qui n’est pas permis dans un pays dans lequel le fondamentalisme gouverne, et dans lequel une seule croyance est légitimée. Haghighi, avec cette idée du double, pose brillamment la question du libre arbitre et de la liberté, dans un pays où elle est cadenassée.

    Tout contribue à exacerber la sensation de mystère : la musique (remarquable bande originale d’une impressionnante puissance évocatrice de Ramin Kousha), les clairs-obscurs (photographie inspirée de Morteza Nafaji), les hors-champs, les ellipses….

    La ville tentaculaire de Téhéran se prête tout particulièrement à cette histoire labyrinthique dans laquelle Mohsen (l’homme de l’autre couple) est dévoré par la paranoïa, le sentiment d’insécurité, la jalousie, une ville dont il semble lui-même être alors le reflet (ou l'inverse). Comme si l'histoire de double(s) était infinie...

    Haghighi parvient à la parfaite alchimie entre les différents genres, avec cette histoire polysémique mise en scène avec maestria, interprétée par deux comédiens époustouflants (jamais dans la démonstration par laquelle ils auraient pu se laisser tenter pour différencier les deux personnages qu’ils incarnent) déjà réunis dans Leila et ses frères, Taraneh Alidoosti ( qui se fit connaître pour son rôle marquant dans Le Client de Farhadi) et Navid Mohammadzadeh, (célèbre pour ses rôles dans trois films de Saeed Roustaee). Ce film qui fait confiance à l’intelligence du spectateur et refuse le didactisme, à son dénouement, nous laisse KO et admiratifs, avec l’impression tenace de sa dernière image, forte et lumineuse, terrassant un temps les ombres sur lesquelles il continue de nous interroger bien après la fin de la séance, comme si cette pluie fascinante et inquiétante continuait à tomber sur nos têtes, et le mystère à planer. Brillant. Etourdissant. A voir absolument le 19 juillet au cinéma.

    Digressions sur le cinéma iranien

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    J’aurais de nombreux autres films iraniens à vous recommander notamment Taxi Téhéran  de Jafar Panahi dont le titre résume le projet. Cela pourrait être aussi Cinéma Téhéran tant les deux mots, Cinéma et Taxi, sont presque ici synonymes. Une déclaration d’amour au cinéma. Comme cette rose sur le capot de la voiture pour « les gens de cinéma sur qui on peut toujours compter », sans doute les remerciements implicites du réalisateur, au-delà de la belle image qui clôt le film et nous reste en tête comme un message d'espoir. Un hymne à la liberté. Un plaidoyer pour la bienveillance. Un film politique. Un vrai-faux documentaire d’une intelligence rare. Un état des lieux de la société iranienne. Un défi technique d’une clairvoyance redoutable. Bref, un grand film.  Et cette rose, sur le capot, au premier plan, comme une déclaration d'optimisme et de résistance. Entre ces deux plans fixes du début et de la fin : la vie qui palpite malgré tout. La fin n’en est que plus abrupte et forte. Un film qui donne envie d’étreindre la liberté, de savourer la beauté et le pouvoir du cinéma qu'il exhale, exalte et encense. Un tableau burlesque, édifiant, humaniste, teinté malgré tout d’espoir. Un regard plein d’empathie et de bienveillance. Ma critique complète, ici.

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    Je vous recommande aussi des films moins connus comme Les chats persans de Bahman Ghobadi ou encore Téhéran de Nader T.Homayoun qui montre un peuple désenchanté qui, à l'image de la dernière scène,  suffoque et meurt, et ne parvient pour l'instant qu'à retarder de quelques jours cette inéluctable issue. Un premier film particulièrement réussi, autant un thriller qu'un documentaire sur une ville et un pays qui étouffent et souffrent. Un cri de révolte salutaire, une nouvelle fenêtre ouverte sur un pays oppressé.

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    Et sans rapport avec la situation en Iran mais parce que c’est un des films les plus poétiques qu'il m'ait été donné de voir,  24 frames, le dernier de Kiarostami, disparu en juillet 2016,  des courts-métrages réunis par le producteur Charles Gillibert.  Chacune de ces « frames » est mémorable. De ces deux chevaux dansant langoureusement sous la neige sur fond de musique italienne, à surtout, ce dernier cadre. Une fenêtre à nouveau s’ouvrant sur des arbres qui se plient. Devant un bureau avec un écran avec, au ralenti, un baiser hollywoodien. Et, devant l’écran, une personne endormie. La magie de l’instant lui est invisible. Comme un secret partagé,  pour nous seuls, spectateurs, éblouis, de cet ultime plan du film et de la carrière de cet immense cinéaste. Comme une dernière déclaration d’amour au cinéma. A la fin des 5 minutes de ce baiser au ralenti sur l’écran de l’ordinateur s’écrivent ces deux mots, “The End”, sur une musique qui célèbre l’amour éternel. Une délicate révérence. Deux mots plus que jamais chargés de sens. Un film et une carrière qui s’achèvent sur l’éternité du cinéma et de l’amour. Un pied de nez à la mort. Son dernier geste poétique, tout en élégance. Et finalement peut-être la plus belle des réponses à l'oppression et à la violence.
     

     

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  • Critique - LES ALGUES VERTES de Pierre Jolivet (au cinéma le 12 juillet 2023)

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    Il y a un peu plus d’un an, je vous parlais ici du film Goliath de Frédéric Tellier qui se penchait sur la lutte contre le glyphosate qui est, depuis 2015, considéré comme « cancérogène probable » par l’OMS. Un film percutant sur un sujet essentiel dont je pensais naïvement qu’il recevrait davantage d’échos médiatiques et de soutiens dans le combat qu'il met en exergue. De nombreux films engagés, à l’image de celui précité, évoquent des combats de David contre Goliath. Ceux de Costa-Gavras, Loach, Boisset, Varda ou des films comme L’affaire Pélican de Pakula ou Effets secondaires de Soderbergh ou plus récemment La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé.  Si le cinéma ne change pas toujours le monde, il peut y contribuer, et en tout cas la fiction sans aucun doute peut permettre que les projecteurs soient braqués sur des réalités révoltantes. J’en suis intimement persuadée et plus encore après voir vu le passionnant et édifiant dernier film de Pierre Jolivet que je vous recommande d’emblée. Vous avez tout le temps d’aller voir le dernier volet de Mission impossible (que je vous recommande aussi) mais ce film-ci est fragile, restera forcément moins longtemps à l’affiche, alors allez le voir en premier lieu, et ne tardez pas.

    Projeté dans la catégorie « Coups de projecteur » du 9ème Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule, cette semaine sort en salles Les algues vertes, le film de Pierre Jolivet co-écrit avec la journaliste Inès Léraud, et inspiré d’une BD vendue à plus de 130000 exemplaires. En 2019, Inès Léraud publiait ainsi avec Pierre Van Hove Algues vertes, l’histoire interdite aux éditions La Revue dessinée - Delcourt, une BD qui remporta 6 prix dont le grand prix du journalisme et le prix de la BD bretonne. Ensuite, en 2021, elle co-fonda le média d’investigation indépendant Splann ! avec d'autres journalistes travaillant en Bretagne.

    Synopsis : À la suite de morts suspectes, Inès Léraud (Céline Sallette), jeune journaliste, décide de s’installer en Bretagne pour enquêter sur le phénomène des algues vertes. À travers ses rencontres, elle découvre la fabrique du silence qui entoure ce désastre écologique et social. Face aux pressions, parviendra-t-elle à faire triompher la vérité ?

    « On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité. » Le long-métrage commence par cette citation de Voltaire, judicieusement choisie, reflétant le double discours du film qui est à la fois une déclaration d’amour à la Bretagne (celle des vivants à qui on « doit des égards ») et un combat légitime et acharné contre le silence retentissant et aberrant qui entoure les algues vertes (la vérité due aux morts qui en furent victimes).

    La première scène du film nous montre le rivage vu d’en haut. Indistinctes tout d’abord, les algues vertes dessinent un tableau abstrait presque fascinant. En se rapprochant, on découvre leurs ramifications tentaculaires. Le scandale est flagrant, indéniable… Et pourtant le silence règne face à l’évidence de la prolifération des algues. Bien sûr, rien dans cette image ne traduit encore leur dangerosité que le film démontre ensuite de manière magistrale.

    Ce film a ainsi l’intelligence d’être autant une déclaration d’amour à la Bretagne qu’une déclaration de guerre aux algues vertes (et au silence qui entoure ce fléau), et de mettre en parallèle l’histoire personnelle d’Inès (son histoire avec sa compagne Judith et son histoire d’amour avec la Bretagne où elles finiront par s’installer) et son combat. Il commence véritablement au moment du décès de Jean-René Auffray, joggeur retrouvé mort dans une vasière remplie d’algues vertes, dans la baie de Saint-Brieuc, en septembre 2016. Inès ne va avoir de cesse de lutter contre « la fabrique du silence qui entoure l’agroalimentaire breton », en enquêtant inlassablement et en y consacrant toutes ses chroniques radiophoniques, malgré les pressions, les menaces de morts et le silence obstiné des personnes qu’elle sollicite.

    Céline Sallette incarne subtilement l’opiniâtreté d’Inès, son courage, son investissement, son empathie, son intégrité, qui ne fléchissent pas, que ce soit face à la virulence d’un représentant de la FNSEA (qui ne réfutera pas l’importance du syndicat dans cette exploitation de la terre à outrance, pas même quand elle dira que la « FNSEA choisit le Ministre de l’Agriculture » et pour qui la vraie violence c’est « le prix du lait à cause des consommateurs qui ne veulent pas payer le prix »), ou face à  la couardise d’un vice-président de Conseil Régional devenu député (incarné par Jonathan Lambert) qui reconnaîtra l’ingratitude de sa profession et arguera des intérêts contradictoires qu’il doit gérer. L’agro-alimentaire est « un État dans l’État » et c’est à ce mastodonte invincible que se confronte Inès. Certains chiffrent donnent le tournis. Imaginez :  on dénombre 14 millions de cochons en Bretagne, soit 4 fois plus que d’habitants !

    Le film ne cède jamais au manichéisme. Inès ne fait pas de son combat une lutte contre les agriculteurs, bien au contraire, rappelant qu’ils ne sont que des pions dans cette surexploitation de la terre, des victimes de cette guerre et d’intérêts économiques supérieurs, et que deux agriculteurs par jour se suicident. Ce développement des algues vertes est en effet la conséquence de l’industrie agroalimentaire et notamment des rejets de nitrates provenant de l’élevage intensif. En cas d’accumulation importante, leur décomposition au soleil produit des gaz dangereux pour l’humain comme pour l’animal, notamment l’hydrogène sulfuré (H2S) qui « peut tuer aussi rapidement que du cyanure ».

     Il était tout aussi courageux de la part de Pierre Jolivet de s’attaquer à ce sujet, de dénoncer les complicités politiques (qui nient ou parfois même maquillent la réalité pour préserver les intérêts touristiques et plus largement économiques de toute une région). Tourné essentiellement dans le Finistère-nord, et autour de Saint-Brieuc, là où se concentre une grande partie des algues vertes, le tournage même, en six semaines avec presque 2 décors par jour, fut aussi un véritable défi. Certaines images restent gravées et suscitent forcément notre indignation : ces sangliers morts, ce cours d’eau rouge sang, ces algues vertes à perte de vue.

    Ce n’est pas la Bretagne qu’attaque Inès mais cette aberration écologique qui met en danger les populations qui y vivent. La Bretagne est montrée dans toute sa splendeur avec ses paysages d’une rudesse envoûtante. La compagne d’Inès (lumineuse Nina Meurisse dans le rôle de Judith), dira clairement qu’elle tombe amoureuse de la région. Et les baignades d’Inès constituent une respiration dans son quotidien éprouvant, mais aussi pour le spectateur qui suit comme un thriller son haletante et périlleuse enquête.

    Céline Sallette est entourée d’une pléiade de remarquables acteurs qui incarnent des personnages parfois bruts mais souvent très attachants : Hervé Mahieux, Françoise Comacle, Eric Combernous. Le personnage de Rosy Auffray (Julie Ferrier) représente magnifiquement, à la fois l’aveuglement, le scepticisme, les choix cornéliens (préserver sa tranquillité ou combattre) en lesquels chacun peut se reconnaître et contribue à l’émotion qui nous emporte totalement à la fin avec l’espoir que, enfin, David l’emporte contre Goliath, nous donnant envie de nous intéresser encore plus au sujet et de savoir ce que donnera l’appel de la vraie Rosy (en cours) dans le procès pour la reconnaissance de la responsabilité des algues vertes dans le décès de son mari.

    Pierre Jolivet signe là un magnifique portrait d’héroïne contemporaine, mais surtout un film engagé, militant même, qui pour autant n’oublie jamais le spectateur, et d’être une fiction, certes particulièrement documentée et instructive mais qui s’avère captivante et prenante de la première à la dernière seconde, tout en décrivant avec beaucoup d’humanité et subtilité un scandale sanitaire et toutes les réalités sociales qu’il implique. Ajoutez à cela la subtile musique originale d’Adrien Jolivet et vous obtiendrez un film marquant à la hauteur du sujet, des victimes d’hier et des personnes qui pourraient en être demain, qui rend aussi un vibrant hommage à la beauté renversante de la Bretagne.

  • Critique de CLÉO, MELVIL ET MOI de Arnaud Viard (au cinéma le 5 juillet 2023)

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    Selon Léonard de Vinci, « La simplicité est la sophistication suprême. » C’est aussi souvent de la simplicité que provient la grâce comme celle qui surgit (et, brusquement, et subrepticement nous émeut) dans le quatrième long-métrage en tant que réalisateur du comédien Arnaud Viard après l’excellent Clara et moi (2004), puis Arnaud fait son deuxième film (2015) et Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part (2020).

    Saint-Germain-des-Prés. Le noir et blanc. La simplicité, donc. Déjà trois bonnes raisons d’aimer ce film.

    A Paris, dans la stupeur du premier confinement, Arnaud (Arnaud Viard), séparé d’Isabelle (Romane Bohringer) et papa de Cléo (Cléo Viard Garcin) et Melvil (Melvil Viard Garcin), va profiter de cette parenthèse pour prendre soin de ses enfants et faire le point sur sa vie, ce qui le conduit aux souvenirs mais aussi à l’avenir... L’avenir, c’est peut-être Marianne (Marianne Denicourt), la pharmacienne du quartier, aux yeux verts et au sourire contagieux.

    Un père. Deux enfants. Saint-Germain-des-Prés. Un moment suspendu. Une rencontre. Cela pourrait être le pitch d’un film d’Agnès Varda, comme un écho au titre et au prénom de sa fille, ou le début d’un film de Claude Sautet. Je me souviens des scènes de café filmées à travers la vitre, indissociables des films de ce dernier, déjà présentes dans Clara et moi. Dans l’adaptation des nouvelles d’Anna Gavalda, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, il y était question des « choses de la vie », aussi, déjà.

    Tout commence au Jardin du Luxembourg : une conversation entre hommes qui pourraient être Vincent, François Paul et les autres. Des cris joyeux d’enfants ponctuent la conversation. La France va bientôt être confinée. Un soleil aussi irréel que ces annonces règne et règnera imperturbablement. La caméra caresse la beauté et la sérénité exacerbées de Saint-Germain-des-Prés. Nimbé de ce noir et blanc élégant et intemporel, le quartier légendaire du sixième arrondissement de Paris apparaît dans toute sa splendeur romanesque. Rue de Seine. Rue Jacob. Rue de Tournon... « La capitale est en apnée » mais semble aussi, enfin, respirer.

    16 mars 2020. Le Président de la République annonce que nous sommes « en guerre ». En ce mois de mars 2023, alors que j’écris ces lignes, pour beaucoup, le souvenir de ces 55 jours improbables pendant lesquels l’activité économique s’est arrêtée (et le monde, aussi), s’est déjà presque évanoui dans les limbes de nos souvenirs et de nos vies tempétueuses, dévoré par l’actualité carnassière. Et pourtant qui peut dire que cette période surréaliste n’a pas modifié le cours de sa vie, qu’elle n’a pas suscité de nombreux questionnements quand elle ne l’a pas confronté à ses pires angoisses (l’inaction, la maladie, la mort) ? Pour d’autres, cette période éprouvante fut aussi paradoxalement une douce parenthèse. Du temps pour soi. Du temps d’introspection. De respiration. Comme pour Arnaud avec ses deux enfants de 6 ans et 3 ans et demi (ceux du réalisateur). Les scènes, improvisées, avec ces derniers distillent une fraicheur, printanière, à l’exemple de la météo si incroyablement clémente pendant ces 55 jours.

    Ce film est joliment inclassable, à part. Entre l’autobiographie, la réflexion poétique, le journal intime, teintés de fiction, bercés par la voix off à la deuxième personne du singulier de son réalisateur/protagoniste. Cela crée à la fois une distance et une intimité avec le spectateur, un écho à ses propres émotions, notamment lorsqu’il évoque son père avec beaucoup de tendresse. Les rires des enfants et leur parfum d’insouciance viennent alors contrebalancer ces mots nostalgiques et poignants qui évoquent le disparu ( et plus ou moins consciemment nos disparus à qui nous voudrions adresser une lettre posthume qui aurait l'élégance de ce noir et blanc) : « Tu te mets à sangloter comme un enfant avec ton père alors tu lui dis je t'aime papa. », « Mais ton héros ultime était ton père. » ou quand son père lui dit devant une salle de cinéma comble « Tu es un acteur magnifique » et qu’il en conclut : « Ton père venait de te reconnaître. »

    Parmi ces moments de grâce évoqués en préambule :  le sourire rayonnant de Marianne Denicourt, des mots et dessins d’enfant glissés sous l’oreiller, une incursion dans la comédie musicale avec une scène de danse (en)chantée et enchanteresse (qui rappelle celle de Clara et moi entre Julie Gayet et Julien Boisselier), rue Bonaparte, sur une chanson spécialement composée par Vincent Delerm, douce et grisante (« le Flore fantôme, la nuit qui vient, ce décor-là, Cinecittà à Saint-Germain »). La chanson s’intitule Je n’avais pas vu les choses comme ça. Ce fut aussi un temps le titre du film. En effet, personne n’aurait imaginé l’inconcevable et sans doute chacun l’a-t-il vécu de manière singulière. Parmi ces instants de grâce encore, la musique de l’iconoclaste et irremplaçable Christophe (disparu aux premiers jours de la pandémie, et avec lui un peu de la poésie qu’il trimballait, avec sa voix si émouvante et sa démarche dégingandée) qui s’échappe d’une fenêtre et envahit la place de Fürstenberg et à la fois charme et accable Arnaud comme le surgissement d’une beauté triste, soudain bouleversante car à la fois présente et évanouie. La musique, celle de la chanson La Dolce vita, le poursuit jusqu’à la place de l’Odéon, vide, où il danse avec Marianne. La vie et la poésie l’emportent sur le prosaïque, et nous emportent. A propos de musique, il faut aussi souligner la douceur, là encore, de celle, originale, de Philippe Jakko, Jean Marc Fyot et Alex Shelter.

    Vous l’aurez compris, je vous recommande cette promenade germanopratine, à la fois joyeuse et mélancolique, jalonnée d’escales nostalgiques et gracieuses, que l’on termine à regret avec, en tête, la beauté de Paris, le sourire de Marianne et un parfum de Dolce vita :

    Tous les soirs sans fin

    J'traîne un vieux désarroi

    Mon gilet de chagrin

    Loin de la dolce vita

  • Rétrospective Lars von Trier, le 12 juillet au cinéma - Critique de MELANCHOLIA

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    L'intégrale de Lars von Trier sera à (re)découvrir au cinéma, le 12 juillet, en version restaurée. L'occasion de vous parler de Melancholia.

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    Je me souviens encore de cet  immense  choc, tellurique certes mais surtout cinématographique, lorsque je l'avais découvert dans le cadre du Festival de Cannes, où il figurait en compétition, en 2011. 

    Je pourrais vous en livrer le pitch. Ce pitch vous dirait que, à l'occasion de leur mariage, Justine (Kirsten Dunst) et Michael (Alexander Skarsgård ) donnent une somptueuse réception dans le château de la sœur de Justine, Claire(Charlotte Gainsbourg) et de son beau-frère. Pendant ce temps, la planète Melancholia se dirige inéluctablement vers la Terre...

     Mais ce film est tellement plus que cela…

    Dès la séquence d’ouverture, d’une beauté sombre et déroutante, envoûtante et terrifiante (une succession de séquences et photos sur la musique de Wagner mêlant les images de Justine  et les images de la collision cosmique), j’ai été éblouie, subjuguée, happée par ce qui se passait sur l’écran pour ne plus pouvoir en détacher mon attention. Après ce prologue fantasmagorique et éblouissant,  cauchemardesque,  place au « réalisme » avec les mariés qui sont entravés dans leur route vers le château où se déroulera le mariage. Entravés comme Justine l’est dans son esprit. Entravés comme le sera la suite des évènements car rien ne se passera comme prévu dans ce film brillamment dichotomique, dans le fond comme dans la forme.

    Lars von Trier nous emmène ensuite dans un château en Suède, cadre à la fois familier et intemporel, contemporain et anachronique, lieu du mariage de Justine, hermétique au bonheur. La première partie lui est consacrée tandis que la seconde est consacrée à sa sœur Claire. La première est aussi mal à l’aise avec l’existence que la seconde semble la maitriser jusqu’à ce que la menaçante planète « Melancholia » n’inverse les rôles, cette planète miroir allégorique des tourments de Justine provoquant chez tous cette peur qui l’étreint constamment, et la rassurant quand elle effraie les autres pour qui, jusque là, sa propre mélancolie était incompréhensible.

    Melancholia, c’est aussi le titre d’un poème de Théophile Gautier et d’un autre de Victor Hugo (extrait des « Contemplations ») et le titre que Sartre voulait initialement donner à « La nausée », en référence à une gravure de Dürer dont c’est également le titre. Le film de Lars von Trier est la transposition visuelle de tout cela, ce romantisme désenchanté et cruel. Ce pourrait être prétentieux mais au lieu de se laisser écraser par ses brillantes références (picturales, musicales, cinématographiques), Lars von Trier les transcende pour donner un film d’une beauté, d’une cruauté et d’une lucidité renversantes.

     C’est aussi  un poème vertigineux, une peinture éblouissante, un opéra tragiquement romantique, bref une œuvre d’art à part entière. Un tableau cruel d’un monde qui se meurt ( dont la clairvoyance cruelle de la première partie fait penser à Festen de Vinterberg) dans lequel rien n’échappe au regard acéré du cinéaste : ni la lâcheté, ni l’amertume, ni la misanthropie, et encore moins la tristesse incurable, la solitude glaçante face à cette « Mélancholia », planète vorace et assassine, comme l’est la mélancolie dévorante de Justine.

    Melancholia est un film  qui mêle les genres habituellement dissociés (anticipation, science-fiction, suspense, métaphysique, film intimiste…et parfois comédie, certes cruelle) et les styles (majorité du film tourné caméra à l’épaule) .

    Un film de contrastes et d’oppositions. Entre rêve et cauchemar. Blancheur et noirceur. La brune et la blonde. L’union et l’éclatement. La terreur et le soulagement. La proximité (de la planète) et l’éloignement (des êtres).

    Un film à contre-courant, à la fois pessimiste et éblouissant. L’histoire d’une héroïne  incapable d’être heureuse dans une époque qui galvaude cet état précieux et rare avec cette expression exaspérante « que du bonheur ».

    Un film dans lequel rien n’est laissé au hasard, dans lequel tout semble concourir vers cette fin…et quelle fin ! Lars von Trier parvient ainsi à instaurer un véritable suspense terriblement effrayant et réjouissant qui s’achève par une scène redoutablement tragique d’une beauté saisissante aussi sombre que poignante et captivante qui, à elle seule, aurait justifié une palme d’or. Une fin sidérante de beauté et de douleur. A couper le souffle. D’ailleurs, je crois être restée de longues minutes sur mon siège dans cette salle du Grand Théâtre Lumière, vertigineuse à l’image de ce dénouement, à la fois incapable et impatiente de transcrire la multitude d’émotions procurées par ce film si intense et sombrement flamboyant.

    Et puis… comment aurais-je pu ne pas être envoûtée par ce film aux accents viscontiens (Le Guépard et Ludwig- Le crépuscule des Dieux  de Visconti ne racontant finalement pas autre chose que la déliquescence d’un monde et d’une certaine manière la fin du monde tout comme Melancholia), étant inconditionnelle du cinéaste italien en question ?

    Kirsten Dunst incarne la mélancolie ( tout comme dans Marie-Antoinette et Virgin Suicides) à la perfection dans un rôle écrit au départ pour Penelope Cruz.

    Un très grand film qui bouscule, bouleverse, éblouit, sublimement cauchemaresque et d’une rare finesse psychologique qui me laisse le souvenir lancinant et puissant  d’un film qui mêle savamment les émotions d’un poème cruel et désenchanté, d’un opéra et d’un tableau mélancoliques et crépusculaires.

    Alors je sais que vous êtes nombreux à vous dire réfractaires au cinéma de Lars von Trier…mais ne passez pas à côté de ce chef-d’œuvre qui vous procurera plus d’émotions que la plus redoutablement drôle des comédies, que le plus haletant des blockbusters, et que le plus poignant des films d’auteurs et dont je vous garantis que la fin est d’une splendeur qui confine au vertige. Inégalée et inoubliable.

  • Critique - LE SAMOURAÏ de Jean-Pierre Melville (au cinéma le 28.06.2023, en version restaurée 4K)

    Le 28 juin prochain, les films du Camélia ressortent Le Samouraï dans une version restaurée 4K inédite. L'occasion rêvée de (re)voir le chef-d'œuvre de Jean-Pierre Melville au cinéma.

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    Jef Costello (Alain Delon) est un tueur à gages dont le dernier contrat consiste à tuer le patron d’une boîte de jazz, Martey. Il s’arrange pour que sa maîtresse, Jane (Nathalie Delon), dise qu’il était avec elle au moment du meurtre. Seule la pianiste de la boîte, Valérie (Cathy Rosier) voit clairement son visage. Seulement, lorsqu’elle est convoquée avec tous les autres clients et employés de la boîte pour une confrontation, elle feint de ne pas le reconnaître… Pendant ce temps, on cherche à  tuer Jef Costello « le Samouraï » tandis que le commissaire (François Périer) est instinctivement persuadé de sa culpabilité qu’il souhaite prouver, à tout prix.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    Dès le premier plan, Melville parvient à nous captiver et à nous plonger dans une atmosphère, celle d’un film hommage aux polars américains qui est aussi la référence de bien des cinéastes comme Johnny To dans Vengeance dans lequel le personnage principal se prénomme d’ailleurs Francis Costello mais aussi Jim Jarmusch  dans Ghost Dog, la voie du samouraï  sous oublier Michael Mann avec Heat, Quentin Tarantino  avec Reservoir Dogs ou encore John Woo avec The Killer et bien d’autres qui, plus ou moins implicitement, ont cité ce film de référence…et plus récemment encore le personnage incarné par Ryan Gosling dans  Drive présente de nombreuses similitudes avec Costello ou encore celui de Clooney dans The American d'Anton Corbijn.

    Ce premier plan, c’est celui du Samouraï à peine perceptible, fumant, allongé sur son lit, à la droite de l’écran, dans une pièce morne dans laquelle le seul signe de vie est le pépiement d’un oiseau, un bouvreuil. La chambre, presque carcérale, est grisâtre, ascétique et spartiate avec en son centre la cage de l’oiseau, le seul signe d’humanité dans cette pièce morte (tout comme le commissaire Mattei interprété par Bourvil dans Le Cercle rouge a ses chats pour seuls amis).  Jef Costello est un homme presque invisible, même dans la sphère privée, comme son « métier » exige qu’il le soit. Le temps s’étire. Sur l’écran s’inscrit « Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle…peut-être… » ( une phrase censée provenir du Bushido, le livre des Samouraï et en fait inventée par Melville). Une introduction placée sous le sceau de la noirceur et de la fatalité comme celui du Cercle rouge au début duquel on peut lire la phrase suivante : "Çakyamuni le Solitaire, dit Siderta Gautama le Sage, dit le Bouddha, se saisit d'un morceau de craie rouge, traça un cercle et dit : " Quand des hommes, même sils l'ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d'entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge (Rama Krishna)".

    Puis, avec calme et froideur (manière dont il agira tout au long du film), Costello enfile sa « panoplie », trench-coat et chapeau, tandis que son regard bleu acier affronte son image élégante et glaciale dans le miroir. Le ton est donné, celui d’un hiératisme silencieux et captivant qui ne sied pas forcément à notre époque agitée et tonitruante. Ce chef-d’œuvre (rappelons-le, de 1967) pourrait-il être tourné aujourd’hui ? Ce n’est malheureusement pas si certain…

    Pendant le premier quart d’heure du film, Costello va et vient, sans jamais s’exprimer, presque comme une ombre. Les dialogues sont d’ailleurs rares tout au long du film mais ils  ont la précision chirurgicale et glaciale des meurtres et des actes de Costello, et un rythme d’une justesse implacable : «  Je ne parle jamais à un homme qui tient une arme dans la main. - C’est une règle ? -  Une habitude. » Avec la scène du cambriolage du Cercle rouge (25 minutes sans une phrase échangée), Melville confirmera son talent pour filmer le silence et le faire oublier par la force palpitante de sa mise en scène. N’oublions pas que son premier long-métrage fut Le silence de la mer.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    La mise en scène de Melville est un modèle du genre, très épurée (inspirée des estampes japonaises), mise en valeur par la magnifique photographie d’Henri Decae, entre rues grises et désertes, atmosphère âpre du 36 quai des Orfèvres, passerelle métallique de la gare, couloirs gris, et l’atmosphère plus lumineuse de la boîte de jazz ou l’appartement de Jane. Il porte à la fois le polar à son paroxysme mais le révolutionne aussi, chaque acte de Costello étant d’une solennité dénuée de tout aspect spectaculaire.

    Le scénario sert magistralement la précision de la mise en scène avec ses personnages solitaires, voire anonymes. C’est ainsi « le commissaire », fantastique personnage de François Périer en  flic odieux prêt à tout pour satisfaire son instinct de chasseur de loup (Costello est ainsi comparé à un loup), aux méthodes parfois douteuses qui fait songer au « tous coupables » du Cercle rouge. C’est encore « La pianiste » (même si on connaît son prénom, Valérie) et Jane semble n’exister que par rapport à Costello et à travers lui dont on ne saura jamais s’il l’aime en retour. Personnages prisonniers d’une vie ou d’intérieurs qui les étouffent, là aussi comme dans Le cercle rouge.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    Le plan du début et celui de la fin se répondent ainsi ingénieusement : deux solitudes qui se font face, deux atmosphères aussi, celle grisâtre de la chambre de Costello, celle, plus lumineuse, de la boîte de jazz mais finalement deux prisons auxquelles sont condamnés ces êtres solitaires qui se sont croisés l’espace d’un instant.  Une danse de regards avec la mort qui semble annoncée dès le premier plan, dès le titre et la phrase d’exergue. Une fin cruelle, magnifique, tragique (les spectateurs quittent d’ailleurs le « théâtre » du crime comme les spectateurs d’une pièce ou d’une tragédie) qui éclaire ce personnage si sombre qui se comporte alors comme un samouraï sans que l’on sache si c’est par sens du devoir, de l’honneur…ou par un sursaut d’humanité.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    Que ce soit dans Le Doulos, Le Deuxième souffle et même, dans une autre mesure, L’armée des ombres, on retrouve toujours chez Melville cet univers sombre et cruel, et ces personnages solitaires qui firent dirent à certains, à propos de L’armée des ombres qu’il réalisait un « film de gangsters sous couverture historique » … à moins que ses « films de gangsters » n’aient été à l’inverse le moyen d’évoquer cette idée de clandestinité qu’il avait connue sous la Résistance. Dans les  films ayant précédé à L’armée des ombres  comme Le Samouraï, Melville se serait donc abrité derrière des intrigues policières comme il s’abritait derrière ses indéfectibles lunettes, pour éviter de raconter ce qui lui était le plus intime : la fidélité à la parole donnée, les codes qui régissent les individus vivant en communauté. Comme dans L’armée des ombres, dans Le Samouraï la claustrophobie psychique des personnages se reflète dans les lieux de l’action et est renforcée d’une part par le silence, le secret qui entoure cette action et d’autre part par les «couleurs », terme d’ailleurs inadéquat puisqu’elles sont ici aussi souvent proches du noir et blanc et de l’obscurité. Le film est en effet auréolé d’une lumière grisonnante, froide, lumière de la nuit, des rues éteintes, de ces autres ombres condamnées à la clandestinité pour agir.

    Evidemment, ce film ne serait sans doute pas devenu un chef-d’œuvre sans la présence d’Alain Delon (que Melville retrouvera pour Le Cercle rouge, en 1970, puis dans Un flic en 1972) qui parvient à rendre attachant ce personnage de tueur à gages froid, mystérieux, silencieux, élégant, dont le regard, l’espace d’un instant, face à la pianiste, exprime une forme de détresse, de gratitude, de regret, de mélancolie pour ensuite redevenir sec et brutal. N’en reste pourtant que l’image d’un loup solitaire impassible d’une tristesse déchirante, un personnage quasiment irréel (Melville s’amuse d’ailleurs avec la vraisemblance comme lorsqu’il tire sans vraiment dégainer) transformant l’archétype de son personnage en mythe, celui du fameux héros melvillien. 

    Avec ce film noir, polar exemplaire, Meville a inventé un genre, le film melvillien avec ses personnages solitaires ici portés à leur paroxysme, un style épuré d’une beauté rigoureuse et froide et, surtout, il a donné à Alain Delon l’un de ses rôles les plus marquants, lui-même n'étant finalement peut-être pas si éloigné de ce samouraï charismatique, mystérieux, élégant et mélancolique au regard bleu acier, brutal et d’une tristesse presque attendrissante, et dont le seul vrai ami est un oiseau. Rôle en tout cas essentiel dans sa carrière que celui de ce Jef Costello auquel Delon lui-même fera un clin d’œil dans Le Battant. Melville, Delon, Costello, trois noms devenus indissociables au-delà de la fiction.

    Sachez encore que le tournage se déroula dans les studios Jenner si chers à Melville, en 1967, des studios ravagés par un incendie lors duquel périt le bouvreuil du film. Les décors durent être reconstruits à la hâte dans les studios de Saint-Maurice.

     

  • Critique – LES FILLES D’OLFA de Kaouther Ben Hania (Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes 2023)

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    Je vous parle chaque année du Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes, décerné à un des films de la compétition officielle. L’an passé, le jury du Prix de la Citoyenneté avait couronné un film iranien, le magistral, suffocant et bouleversant Leila et ses frères de Saeed Roustaee. Ce prix met en avant des valeurs humanistes, universalistes et laïques. Il célèbre l'engagement d'un film, d'un réalisateur et d'un scénariste en faveur de ces valeurs. Je vous recommande ainsi les pages passionnantes du site officiel du Prix de la Citoyenneté qui les définissent. Les films suivants ont reçu le Prix de la Citoyenneté les années passées : Capharnaüm de Nadine Labaki (2018), Les Misérables de Ladj Ly (2019), Un héros de Asghar Farhadi (2021), Leila et ses frères de Saeed Roustaee (2022). Pour en savoir plus sur le Prix de la Citoyenneté, rendez-vous sur le site officiel du prix.

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    Pour sa cinquième édition, le Prix de la Citoyenneté a donc été attribué au film tunisien de Kaouther Ben Hania, Les filles d’Olfa. Le jury du Prix de la Citoyenneté 2023, présidé par Maria de Medeiros, a également décidé de décerner une mention spéciale au film Jeunesse de Wang Bing, mettant ainsi doublement le documentaire à l’honneur, genre souvent délaissé par le Festival de Cannes. Si certains doutaient que le genre du documentaire puisse témoigner d’un univers et du regard d’un cinéaste, et qu’il puisse être véritablement une œuvre filmique, alors le film de Kaouther Ben Hania devrait définitivement les convaincre du contraire.

    Si le jury présidé par Ruben Östlund n’a attribué aucune récompense à ce cinquième long-métrage de la réalisatrice tunisienne, cette dernière reviendra néanmoins de Cannes avec 4 prix. En plus du Prix de la Citoyenneté, elle a ainsi reçu le Prix du Cinéma Positif, l’Œil d’or du meilleur documentaire et la mention du Prix François Chalais. La singularité, la force et l’audace de cette œuvre justifient amplement ces différentes récompenses. Bien que les sujets et les cadres de ces deux films soient bien différents, comme la palme d’or dévolue cette année à Justine Triet, le film de Kaouther Ben Hania explore les notions de mensonge et de vérité, et l’idée de réécriture de sa propre histoire, celle d’une écrivaine soupçonnée de meurtre dans le premier cas, celle d’une mère (Olfa) dont deux des quatre filles ont été, selon ses propres termes, « dévorées par le loup ».

    Le dispositif original et hybride de la réalisatrice consiste à ce que la mère (Olfa) et ses deux filles (Eya et Tayssir), les benjamines, nous racontent l’histoire de la disparition des deux aînées (Rhama et Ghofrane). Trois comédiennes se joignent également à elles : Hend Sabri dans le rôle d’Olfa et deux actrices dans les rôles des aînées disparues, Nour Karoui et Ichraq Matar. La réalisatrice a eu l’idée de ce dispositif pour faire surgir une vérité, et pour que la mère ne surjoue pas ou ne réécrive pas trop la réalité. Olfa, bien consciente de cette possibilité de romancer sa réalité, se compare d’ailleurs à Rose dans Titanic.  « Elle raconte son histoire et des acteurs vont jouer cette histoire. Donc je suis Rose. » résume-t-elle.

    Plusieurs modes de narration se superposent ainsi : les souvenirs d’Olfa et ceux de ses deux filles cadettes encore présentes, face caméra, une reconstitution de leurs souvenirs qu’elles rejouent, les scènes reconstituées jouées par les comédiennes qui incarnent les sœurs ainées disparues, les scènes rejouées par Olfa elle-même, les scènes reconstituées jouées par la doublure d’Olfa. Tout cela aurait pu devenir extrêmement complexe et confus. Au contraire, en ressort une extrême limpidité qui contribue au surgissement d’une vérité.

    L’histoire d’Olfa et de ses filles avait été fortement médiatisée en Tunisie, il y a quelques années. Cette mère célibataire de quatre filles, qui travaille comme femme de ménage, faisait alors le tour des émissions pour évoquer ses deux filles disparues qui ont fui en Libye rejoindre « le loup », en réalité radicalisées.  C’est à ses contradictions, entre obscurité et lumière, violence, amour et espoir que s’est intéressée la réalisatrice. Cette dichotomie entre ombre et lumière est astucieusement illustrée par la réalisation, et surtout par la photographie (de Farouk Laaridh). Chaque plan mériterait que l’on s’y attarde, et notamment le recours aux couleurs : blanc, noir avec des touches de rouge qui apparaissent comme des étincelles d’espoir ou de gaieté.

    L’utilisation du décor est aussi particulièrement judicieuse. La réalisatrice dit ainsi s’être inspirée du décor unique de Dogville de Lars von Trier et, comme dans Dogville, ce qui se dit et se « joue » devant nous est tellement captivant et brillamment mis en scène que l’environnement disparaît presque et importe finalement peu. C’est d’ailleurs cette confiance dans le spectateur et dans la force évocatrice et cathartique du cinéma qui constitue une des grandes richesses du film.

     Pour montrer l’absence des hommes dans la vie des cinq femmes mais aussi peut-être pour les rendre insignifiants, uniformes, unis dans la même violence ou impuissance, un seul acteur (Majd Mastoura) joue tous les hommes de l’histoire. Le dispositif est d’une telle puissance et fait surgir des moments d’une telle intensité qu’il ne parviendra pas à rejouer une scène particulièrement éprouvante.

    Le « personnage » d’Olfa est passionnant par son ambiguïté, sa complexité, ses zones d’ombre. Si le film interroge la notion de vérité, il nous interpelle aussi sur le cycle de la violence, celle-ci se reproduisant de générations en générations. La reconstitution de la nuit de noces d’Olfa est effroyable mais témoigne aussi de ce jeu troublant avec la vérité. Olfa met alors en scène les comédiens et la façon dont elle l’envisage témoigne autant de la violence qu’elle a subie que de celle qu’elle porte désormais en elle. De victime du patriarcat, elle est passée à celle qui le défend, dirigeant le corps et le destin de ses filles, considérant leurs corps comme « dangereux », devenant possessive et dirigiste, jusqu’à l’extrême, jusqu’à la violence.

    Les reconstitutions sont d’autant plus troublantes que les deux cadettes ont atteint l’âge qu’avaient les aînées lors de leur départ. En les confrontant à celles qui les incarnent, c’est comme si un lien plus fort encore, gémellaire, les unissaient, mais aussi comme si elles se voyaient dans un miroir.

    Les béances que le film explore ne sont pas seulement celles de la famille mais aussi celles de la Tunisie, qui apparaît comme une société encore très patriarcale. Sous Ben Ali, le voile étant interdit, les filles et notamment les deux ainées d’Olfa considèrent alors comme un acte de rébellion de l’arborer, et comme un signe paradoxal de leur liberté, de résistance à leur mère qui reproduit sur elles les violences qu’elle a elle-même subies (la reconstitution de la scène lors de laquelle elle frappe une de ses filles est effroyable).

    Cette mise en abyme, cette théâtralisation du réel est aussi intéressante pour les questions avec lesquelles elle nous laisse et que cela fait émerger, les doutes sur la réécriture de la réalité également. Finalement, c’est aussi à une « anatomie d’une chute » que procède Kaouther Ben Hania, presque une enquête pour comprendre comment deux jeunes filles gaies et lumineuses ont pu ainsi se radicaliser, se tourner vers la noirceur, l’obscurantisme et la violence aveugle et inouïe. La musique d’Amine Bouhafa amplifie encore l’émotion. Par ce dispositif, la réalisatrice exalte aussi le rôle de la parole, là où elle n’était plus possible avec celles qui ne voulaient plus entendre que leur vérité, dogmatique. Le dernier regard face caméra nous hantera longtemps et renforce nos interrogations. Ce documentaire qui ne cède jamais au manichéisme, et qui brouille intelligemment la frontière entre réalité et fiction, pour mieux enfanter la vérité, est aussi original que fascinant, citoyen, instructif et poignant.