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critique - Page 7

  • Critique de LA SYNDICALISTE de Jean-Paul Salomé (au cinéma le 1er mars 2023)

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    Dans un précédent article, je citais cette célèbre phrase de François Truffaut : « Le cinéma est un mélange parfait de vérité et de spectacle. » Ce nouveau film de Jean-Paul Salomé, projeté dans le cadre de la dernière Mostra de Venise, en est l’incarnation parfaite, maintenant constamment un admirable équilibre entre les deux, vérité et spectacle, pour aboutir à ce film aussi instructif que passionnant grâce au brillant scénario de Fadette Drouard et Jean-Paul Salomé qui s’appuie principalement sur le livre éponyme de la journaliste Caroline Michel-Aguirre, une enquête très approfondie sur cette édifiante affaire.

    Trois ans après La Daronne, le cinéaste retrouve Isabelle Huppert, qui incarne La Syndicaliste donc, Maureen Kearney, déléguée CFDT chez Areva, qui, en 2012, est devenue lanceuse d’alerte pour dénoncer un secret d’Etat qui a secoué l’industrie du nucléaire en France : le démantèlement d’Areva par le PDG d’EDF, Henri Proglio, qui rêvait de devenir le numéro un du nucléaire français, peu importe que pour cela il faille brader les compétences françaises à la Chine avec pour conséquences la perte de l’indépendance énergétique française et des dizaines de milliers d’emplois menacés.  Seule contre tous, malgré les intimidations, Maureen Kearney s’est battue bec et ongles contre les ministres et les industriels pour faire éclater ce scandale et défendre plus de 50 000 emplois. Jusqu’au jour où elle fut violemment agressée…

    Que cette histoire brûlante soit une histoire vraie contribue à captiver encore plus notre attention et à rendre ce film, dénué de temps mort, encore plus haletant. Le long-métrage se divise ainsi en deux parties et presque en deux genres distincts : thriller politique et thriller psychologique.

    Le cinéma français, avec notamment Costa-Gavras et Boisset, a longtemps affectionné le genre du thriller politique inspiré d’histoires vraies, le délaissant quelque peu ces dernières années, avec pour exceptions le remarquable Grâce à Dieu de François Ozon en 2019, et, l’an passé, Goliath de Frédéric Tellier inspiré des affaires des "Monsanto Papers" mettant en cause ladite entreprise et le glyphosate utilisé dans son herbicide (un film que je vous recommande à nouveau au passage). On pense aussi au cinéma de Pakula (Les Hommes du président, l’Affaire Pélican…) ou à celui de Soderbergh (Effets secondaires, Erin Brockovich…). Ou encore, plus récemment, au cinéma plus social de Louis-Julien Petit ou Stéphane Brizé, au passage deux oubliés des César 2023 qui auraient mérité d’y figurer, respectivement pour La Brigade et Un autre monde. À nouveau, dans La Syndicaliste, comme dans les films précités, il s’agit du combat de David contre Goliath.

    Dans L’ivresse du pouvoir de Claude Chabrol, Isabelle Huppert incarnait Jeanne Charmant Killman, une juge d’instruction chargée de l’affaire de corruption et de détournement de fonds mettant en cause le président d’un grand groupe industriel. Elle se mettait en scène (notamment avec des gants rouges) dans son propre rôle de juge. L’ivresse que ce pouvoir engendrait lui faisait oublier la réalité jusqu’à ce qu’elle retourne dans l’ombre (au propre comme au figuré dans le dernier plan du film). Dans le film de Jean-Paul Salomé, aussi, Isabelle Huppert porte une armure, sa frange et ses cheveux blonds souvent cadenassés en un chignon savamment structuré, des bijoux et des vêtements colorés, et un indéfectible rouge à lèvres. C’est d’ailleurs avec ce rouge à lèvres qu’elle se maquillera devant le médecin qui l’aura examinée après son agression, un des éléments qui feront dire aux enquêteurs qu’elle n’a pas réagi « comme une femme violée ». Les regards masculins qui l’auscultent, dans tous les sens du terme, sont alors dubitatifs, surtout remplis de préjugés.

    Comme ce film, dichotomique, Maureen est forte et fragile, combative et blessée, condamnant ceux que le pouvoir enivre et parfois elle-même grisée par le sien. Isabelle Huppert, une fois de plus, excelle dans ce rôle, dans un troublant mimétisme avec la vraie Maureen, emportant notre empathie face aux épreuves et l’injustice auxquelles elle est doit faire face, et la solitude dans laquelle son combat l’enferme peu à peu. Autour d’elle figure toute une pléiade d’acteurs remarquables judicieusement choisis :  Marina Foïs dans le rôle (trouble) d’Anne Lauvergeon, Yvan Attal dans le rôle du colérique et ambitieux Luc Oursel, numéro 2 d’Areva, François-Xavier Demaison dans le rôle du compatissant bras droit de Maureen à la CFDT, Aloïse Sauvage dans le rôle d’une femme gendarme qui seule semble croire Maureen. Mais aussi Pierre Deladonchamps dans le rôle de l’enquêteur pétri de convictions, et Gégory Gadebois, toujours d’une justesse sidérante, dans le rôle du mari de Maureen, ingénieur du son pour des concerts de variétés, à mille lieux de l’univers de son épouse incarnée par Isabelle Huppert avec laquelle il forme un couple a priori improbable mais qui fonctionne merveilleusement à l’écran.

    Ce film est passionnant à bien des égards : le portrait de femme qu’il dresse et les obstacles et préjugés auxquels Maureen se trouve confrontée en tant que telle (on aimerait se dire que les temps ont changé, mais je n’en suis pas tellement persuadée), le suspense à la fois lié à la psychologie du personnage principal mais aussi à l’affaire et toutes ses ramifications, les différents pouvoirs dont il brosse le portrait ( écono­mique, politique et industriel) que Maureen doit affronter, les résonances dans l’actualité (Lauvergeon, Proglio, Sarkozy, Montebourg, Hollande sont ouvertement cités), l’idée de vérité qu’il interroge.

    Ajoutez à cela la magnifique photographie de Julien Hirsch, le montage particulièrement rythmé, la musique de Bruno Coulais qui instille un degré supplémentaire dans l’émotion et le suspense, et vous obtiendrez un réquisitoire politique puissant qui réussit le défi d’être aussi un grand film populaire comme l’étaient de précédents films de Jean-Paul Salomé pas toujours estimés à leur juste valeur (Belphégor, Le fantôme du Louvre, Arsène Lupin, Les femmes de l’ombre…). En sortant de la séance, bouleversée, on se dit que le cinéma vient d’offrir ce qu’il a de meilleur : un film à la fois didactique et palpitant, engagé et divertissant, ne négligeant ni la forme ni le fond, respectant son sujet et le spectateur. Dans L’ivresse du pouvoir, la juge incarnée par Isabelle Huppert passait de la lumière à l’ombre tandis que, ici, à l’inverse, Maureen que l’on a voulu bâillonner, qui au début du film est évoquée par une voix off et n’apparaît à l’image qu’au bout de quelques minutes, retrouve une voix, puissante, devant l’Assemblée nationale, et en donne une à tous ces licenciés, victimes sans visages.  Un film important à côté duquel il serait dommage de passer et qui, peut-être, ouvrira une nouvelle page de cette histoire et qui, en tout cas, suscitera fortement le débat sur les zones d’ombre de cette affaire. Au cinéma le 1er mars 2023.

  • Critique de TITANIC de James Cameron de retour au cinéma le 8 février 2023 (en version restaurée 3D)

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    A l'occasion de son 25ème anniversaire, Titanic de James Cameron sera de retour en salles dans une version restaurée 3D HDR et HFR, le  8 février 2023. L'occasion pour moi de vous parler à nouveau de ce film de tous les superlatifs : il reste numéro 1 en France en nombre d'entrées avec 21, 77 millions de spectateurs, le film occupe la 3ème place au box-office mondial de tous les temps avec 2,2 milliards de dollars de recettes, il est avec Ben-Hur le film ayant été le plus récompensé aux Oscars avec 11 statuettes remportés (pour 14 nominations), la BO composée par James Horner est plus vendue de tous les temps...Rares sont en effet les films à s’être ainsi transformés en phénomènes de société. 

    Southampton, 10 avril 1912. L’évènement est international. Le paquebot le plus grand et le plus moderne du monde, réputé insubmersible, le "Titanic" qui doit son nom à son gigantisme, appareille pour son premier voyage, une transatlantique en direction de New York. Quatre jours plus tard, il heurte un iceberg avant de sombrer dans les eaux glaciales de l’Atlantique.

    Jack Dawson (Leonardo DiCaprio), un artiste pauvre et libre comme l’air, gagne son billet de 3ème classe au poker et embarque in extremis. De son côté, en première classe, la jeune Rose DeWitt Bukater (Kate Winslet) embarque avec son futur époux, Caledon Hockley (Billy Zane), aussi emprisonnée dans les conventions et dans un avenir cadenassé que Jack est libre de toute entrave. Rose va tenter de se suicider en se jetant d’un pont du paquebot. Jack va la sauver. Ils vont tomber amoureux et vivre une histoire d’amour intense, éphémère et éternelle, au milieu du chaos.

    Des années plus tard, Brock Lovett coordonne une équipe de fouilles de l'épave du Titanic. Lors d'une plongée en sous-marin, il espère enfin retrouver le Cœur de l'Océan, un bijou inestimable, porté par Louis XVI. Le coffre-fort qu’il remonte des profondeurs ne contient qu'un dessin représentant une jeune fille nue portant le bijou.

    Une dame très âgée, Rose Calvert, découvre ce dessin à la télévision. Elle appelle Lovett en affirmant être la jeune fille en question…

    Il faut le dire d'emblée : le résultat de la 3D est saisissant. Jamais encore la 3D ne m'avait semblée avoir cet impact (d'ailleurs, jamais encore la 3D ne m'avait semblée avoir d'impact tout court)... L'immersion est immédiate et l'émotion au rendez-vous. L’éclat de la photographie mais surtout la précision, le souci du détail nous fascinent et immergent immédiatement dans cette aventure tragique et romanesque. Une poupée de porcelaine. Une brosse. Un miroir brisé. Une chaussure. Un coffre…Tous ces objets qui flottent au milieu de l’épave semblent terriblement réels et rendent soudain particulièrement palpable et tangible l’humanité de la tragédie qui s’y est déroulée et de ceux qui l’ont vécue, et nous embarquent dès le début dans l’aventure bien que nous la connaissions par cœur.

    La 3D n'est pas ici un gadget mais un véritable atout qui procure au spectateur de vraies sensations et émotions, que ce soit dans les premières scènes à Southampton au cours desquelles nous découvrons le paquebot et où nous avons l’impression d’être dominés par son gigantisme et sa majesté ou dans les scènes du naufrage. Quand le navire apparaît dans toute sa splendeur, nous oublions qu’il n’est déjà plus qu’une épave engloutie, pour embarquer et croire qu’il est réellement insubmersible. Quand, beaucoup plus tard, le paquebot se lève, comme un mourant émet son dernier râle, avant de sombrer à jamais, tout en rejetant ses passagers à la mer, quand le silence précède le terrifiant fracas, la scène nous glace d’effroi.

    Les scènes intimistes sont presque plus impressionnantes encore que les scènes à grand spectacle tant le spectateur a l'impression d'être un intrus, de s'immiscer dans une sphère privée, et pas seulement d'en être spectateur. Et lorsque les mains de Jack et Rose se frôlent et s’étreignent, ou lorsque Jack peint Rose dénudée, nous avons presque envie de retenir notre souffle pour ne pas les déranger, tant leur trouble irradie l’écran.

    Grâce à la 3D, le danger, aussi, devient palpable, la somptuosité des décors ensuite ravagée est plus éblouissante encore, mais surtout la lâcheté, le courage, la beauté nous happent et heurtent plus que jamais. La scène où Rose déambule dans les couloirs en cherchant de l'aide nous donne la sensation magique et inquiétante d'être à ses côtés, tétanisés par le danger, révoltés par la couardise de certains passages, et lors de celle où Jack et Rose s'enlacent et "volent", la sensation est étourdissante comme si nous virevoltions aussi.

    Si Titanic était déjà romanesque, flamboyant et spectaculaire, cette conversion le transforme en une expérience exaltante, vertigineuse et parfois effroyable grâce à la profondeur de champ et grâce au souci du détail qui sont alors flagrants (tasse de porcelaine ou vestiges du naufrage, tout semble, pas seulement exister sur l’écran, mais prendre vie sous nos yeux).

     L’écriture presque schématique, voire dichotomique, est toujours aussi efficace. Les pauvres opposés aux riches. Le courage à la lâcheté. La raison à l’amour. L’insouciance à la gravité. La liberté de Jack opposée à l’enfermement de Rose. La clairvoyance de Jack opposée à l’aveuglement de ceux qui entourent Rose. Le silence de mort de la 1ère classe face à la musique et au rythme effréné de la gigue irlandaise dans la 3ème. L’éphémère et l’éternité qui ne s’opposent pas mais que réunit la catastrophe. Les sentiments y sont simples voire simplistes et manichéens mais tout est là pour nous étonner avec ce que nous attendons. Le mélange du spectaculaire et de l’intime, de la tragédie et de l’amour nous rappellent les plus grandes fresques (Autant en emporte le vent -ah, que serait l’incendie de Tara en 3D ?-,  Docteur Jivago) ou histoires d’amour (Casablanca, Le dernier métro) dans lesquelles la menace gronde (souvent la guerre) et renforce les sentiments alors confrontés aux obstacles (ici, la nature, la société). Titanic parvient à être à la fois un film catastrophe épique et une histoire d’amour vibrante sans que l’un prenne le pas sur l’autre, mais au contraire en se renforçant mutuellement. Un soufflé épique qui nous emporte contre notre raison même qui nous avertit de ces défauts comme certains personnages caricaturaux nous le rappellent comme l’égoïste, médiocre, odieux au possible fiancé de Rose ou comme une certaine outrance dans le mélodrame. Qu’importe !   

    Avec la 3D, les traits de Leonardo DiCaprio et Kate Winslet que nous avons vus grandir apparaissent dans leur éclat et l’innocence de leur jeunesse, et les visages blafards qui flottent sur l’eau n’en sont que plus redoutables, en miroir de cette splendeur passée et si proche. Il est d’ailleurs injuste que, contrairement à Kate Winslet, Leonardo Di Caprio n’ait pas été nommé aux Oscars comme meilleur acteur. Si la première interprète l’impétueuse, passionnée, fière et lumineuse Rose avec vigueur et talent, Leonardo DiCaprio, sans doute incarne-t-il un personnage trop lisse pour certains (mais il prouvera par la suite à quel point il peut incarner toutes les nuances et des rôles beaucoup plus sombres), il n’en est pas moins parfait dans son personnage d’artiste vagabond, libre, faussement désinvolte, malin, séduisant et courageux. Dans le chef d’œuvre de Sam Mendes,  Les noces rebelles , Kate Winslet et Leonardo DiCaprio, réunis à nouveau, ont d’ailleurs su prouver qu’ils étaient de grands acteurs (aux choix judicieux), dans des rôles qui sont à l’opposé de leurs rôles romantiques de Rose et Jack.

    Alors, bien sûr, l'art c'est aussi de laisser place à l'imaginaire du spectateur et sans doute ce nouveau procédé est-il une manière de prendre le spectateur par la main, de lui dicter ce qu'il doit regarder et même éprouver, ce qui pourrait faire s'apparenter le cinéma à une sorte de parc d'attraction abêtissant mais ce tour de manège-là est tellement étourdissant que ce serait faire preuve de mauvaise foi que de bouder notre plaisir.

    Ce Titanic en 3D permet de revisiter le film de James Cameron. Ou quand le cinéma devient une expérience au service de l'émotion, des sensations mais surtout du film et du spectateur. Vous aurez l’impression étrange et vertigineuse d'être réellement impliqués dans une des plus belles histoires d'amour de l'histoire du cinéma. Histoire d'amour mais aussi histoire intemporelle et universelle, d'orgueil, d'arrogance et de lâcheté, une tragédie métaphorique des maux de l'humanité, une course au gigantisme et à la vitesse au détriment de l’être humain et de la nature, qui fait s'entrelacer mort et amour, éphémère et éternité, et qui reste aussi actuelle et émouvante 15 ans après. Un film avec de la profondeur (dans les deux sens du terme désormais), et pas un simple divertissement. Un moment de nostalgie aussi pour ceux qui, comme moi, l'ont vu en salles lors de sa sortie et pour qui ce sera aussi une romantique réminiscence que de redécouvrir les amants immortels, "Roméo et Juliette" du XXème siècle, et de sombrer avec eux, avant de retrouver la lumière du jour et de quitter à regrets les eaux tumultueuses de l’Atlantique et cette histoire d’amour rendue éternelle par les affres du destin, et par la magie du cinéma.

    Le 8 février, plongez au "cœur de l'océan" et au cœur du cinéma... Achetez votre billet pour embarquer sur le Titanic (vous en aurez vraiment l’impression), je vous promets que vous ne regretterez pas le voyage, cette expérience unique, magique, étourdissante, réjouissante : définition du cinéma (du moins, de divertissement) finalement porté ici à son paroxysme! A (re)voir et vivre absolument.

    Lien permanent Imprimer Catégories : IN THE MOOD FOR NEWS (actualité cinématographique) Pin it! 0 commentaire
  • BABYLON de Damien Chazelle : critique du film (au cinéma le 18.01.2023)

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    « Tout art aspire à la musique », « Il n’y a rien de plus magique qu’un tournage de film ». Ces deux citations extraites de Babylon de Damien Chazelle ne pourraient suffire à résumer cette fresque foisonnante mais elles donnent une idée de l’impression qui subsiste après ce voyage étourdissant, cette expérience de cinéma sur le cinéma à ne voir qu’au cinéma, cette déclaration d’amour démente au septième art !

    Tout cela commence en plein milieu du désert, là où Manny Torres (Diego Calva) est chargé par le magnat d’Hollywood, Don Wallach (Jeff Garlin), de transporter un éléphant pour une fête qui sera donnée dans son imposant manoir. C’est par le truchement du regard de Manny que nous découvrons donc cet univers fantasque. Comme lui, qui vient du Mexique, éberlués, nous observons ce spectacle, à la fois repoussant et fascinant.

    Déterminée à entrer à la fête coûte que coûte parce que là sont ceux qui font et défont Hollywood, Nellie LaRoy (Margot Robbie) arrive en trombe, percutant avec sa voiture une statue devant le manoir du magnat des studios Don Wallach. Alors qu’on lui refuse l’entrée, Manny ment en disant la connaître. Voilà comment tout commence : leur lien indéfectible, et l’entrée de Nellie dans cet univers insensé.

    Cet univers, c’est celui de l'âge d'or d'Hollywood, à Los Angeles, dans les années 1920. Babylon retrace ainsi l’ascension et la chute de différents personnages lors de la création d’Hollywood, une ère de décadence et de dépravation sans limites. Parmi ces personnages, il y a donc Nellie LaRoy (Margot Robbie), qui veut à tout prix réussir en tant qu’actrice, Manny Torres (Diego Calva) qui veut au départ avant tout assister à un tournage, Jack Conrad (Brad Pitt), star du muet, Elinor St. John (Jean Smart), chroniqueuse mondaine, Sidney Palmer (Jovan Adepo), trompettiste virtuose, Lady Fay Zhu (Li Jun Li), notamment chanteuse, James McKay (Tobey Maguire)… Mais aussi Los Angeles qui est ici un personnage à part entière, petite ville poussiéreuse devenue une grande mégalopole après l’extension la plus rapide au monde.

    Le film est en Cinémascope, ce qui sied parfaitement à la nature épique et au gigantisme du cadre et de ce long-métrage dans lequel tout est démesuré et délirant. Et impressionnant. Tant de séquences sont de véritables moments d’anthologie, à commencer par la scène de la fête qui ouvre le film, complètement démentiel par sa forme, sa durée, sa nature. Une frénésie de corps, de musiques, de danses, d’agitation, de débauche, de surenchère en tout, de beauté et vulgarité entremêlées, un cirque fou, un théâtre décadent qui ne s’arrêtera qu’au petit matin, exsangue, et qui semble avoir été écrit et filmé par Fellini. Et au milieu de tout cela, avec la caméra de Chazelle qui épouse cette folie, Nellie qui soudain se fraie un chemin et dont la danse ardente et débridée capte toute l’attention.

    Cette première séquence rappelle celle tout aussi magistrale par laquelle débute La La Land. Rappelez-vous…Le film commence par un plan séquence virevoltant, jubilatoire, visuellement éblouissant. Sur une bretelle d’autoroute de Los Angeles, dans un embouteillage qui paralyse la circulation, une musique jazzy s’échappe des véhicules. Des automobilistes en route vers Hollywood sortent alors de leurs voitures, soudain éperdument joyeux, débordants d’espoir et d’enthousiasme, dansant et chantant leurs rêves de gloire.  La vue sur Los Angeles est à couper le souffle, la chorégraphie millimétrée est impressionnante et d’emblée nous avons envie de nous joindre à eux, de tourbillonner, et de plonger dans ce film qui débute par ces réjouissantes promesses.

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    La séquence de la fête dans Babylon n’est pas la seule à vous en mettre plein la vue. Il y a notamment cette séquence vertigineuse et ébouriffante de tournage, avec la scène de champ de bataille qui à elle seule a nécessité plus de 30 cascadeurs, 10 cavaliers, un orchestre complet de 30 musiciens, une chorégraphie de combat, et de nombreuses explosions conçues et exécutées par le coordinateur des effets spéciaux Elia Popov, tout cela avec 700 personnes dans un environnement étouffant, en plein été à Simi Valley.

    La magie du cinéma, c’est celle qui fait renaître le septième art de ses cendres, encore et encore et encore, lequel s’adapte (notamment au passage au parlant), même lorsque, comme la ville antique à laquelle le film emprunte son titre, sa dépravation, sa folie sulfureuse et sa démesure le conduisent à la ruine.

    Babylon a nécessité 15 années de travail et de recherche pour Damien Chazelle (qui est aussi l’auteur de ce scénario foisonnant). Vous verrez ainsi les années folles comme vous ne les avez jamais imaginées, un monde de sauvagerie, d’outrances et de vacarme. Le tournage s'est déroulé du 12 juillet au 20 octobre 2021, ce qui semble presque court tant le résultat est époustouflant. Tous les corps de métiers se sont surpassés : la cheffe-décoratrice Florencia Martin, le monteur Tom Cross (oscarisé pour Whiplash), le directeur de la photographie Linus Sandgren, (qui a également travaillé avec Damien Chazelle sur First man et La La Land, pour lesquels il a d'ailleurs aussi été oscarisé)…

    Pour que ce film soit une réussite, il fallait une distribution à sa démesure, mais surtout un Manny Torres auquel le spectateur puisse s’identifier puisqu’il est un peu notre double. Choisir un acteur méconnu était donc une excellente idée. Son visage de doux rêveur séduit d’emblée. Une carrière prometteuse s’ouvre certainement à lui après ce rôle marquant dans ce film hors normes. Jack Conrad est une star du cinéma muet au paroxysme de sa gloire, entre Douglas Fairbanks et Rudolph Valentino. Choisir Brad Pitt pour l’incarner, lui qui symbolise aussi cette gloire paroxystique aux yeux du monde entier, était là aussi une judicieuse idée. Il fallait enfin et surtout une actrice de la trempe et de l’audace de Margot Robbie pour jouer la sauvage et excessive Nellie, et sa soif insatiable de regards. Elle dévore et capture littéralement l’écran.

    Les personnages un peu plus « secondaires » ne sont pas négligés pour autant et sont tout aussi passionnants comme le trompettiste virtuose Sidney Palmer notamment dans une scène, terrible, dans laquelle on lui impose de se peindre le visage en noir pour qu'il soit "plus noir". Jovan Adepo montre alors toute l’étendue de son talent, son dégoût, sa révolte muette, et finalement sa résignation forcée. Lady Fay Zhu (Li Jun Li) est aussi un personnage fascinant aux facettes multiples. Chanteuse, elle écrit aussi les cartons pour les sous-titres. James McKay (Tobey Maguire) apparaît seulement à la toute fin du film mais il vous sera difficile de l’oublier tant ce personnage sinistre vous glacera d’effroi. Il faudrait en fait citer toute la distribution, absolument parfaite.

     Babylon est une épopée à dessein cacophonique et fougueuse qui exhale une fièvre qui nous emporte comme un morceau de jazz échevelé, ce jazz qui parcourt le film avec cette bo remarquable, énergique et entêtante, tantôt lyrique tantôt sauvage, signée Justin Hurwitz dont le thème rappelle furieusement celui, inoubliable, de La La Land. La musique sert aussi de lien dans ce film de désordres assumés. Le compositeur et le cinéaste se sont rencontrés lorsqu'ils étaient tous deux étudiants à Harvard. Justin Hurwitz a ainsi composé les partitions de tous les films de Damien Chazelle.

    Dans La La Land, on se souvient aussi de Sebastian (Ryan Gosling), passionné de jazz et talentueux musicien, qui est contraint de jouer la musique d’ascenseur qu’il déteste pour assurer sa subsistance. Mia (Emma Stone) rêve de rôles sur grand écran. Lui de posséder son propre club de jazz. Elle aime le cinéma d’hier, lui le jazz qui, par certains, est considérée comme une musique surannée.  Ces deux rêveurs mènent pourtant une existence bien loin de la vie d’artistes à laquelle ils aspirent… Le hasard les fait se rencontrer sans cesse, dans un embouteillage d’abord, dans un bar, et enfin dans une fête.  Nellie et Manny pourraient être un peu leurs doubles à une autre époque.

    Comme dans La La Land, Damien Chazelle montre et transmet une nouvelle fois sa fascination pour le jazz, mais aussi pour les artistes qui endurent souffrances et humiliations pour tenter de réaliser leurs rêves, comme dans Whiplash dans lequel, déjà, la réalisation s’empare du rythme fougueux, fiévreux, animal de la musique, grisante et grisée par la folie du rythme et de l’ambition, dévastatrice.

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    Revenons à Babylon, parfaite continuité de cette formidable filmographie de Damien Chazelle, film délibérément assourdissant et chaotique qui cite Chantons sous la pluie, Méliès, Buñuel (restez bien jusqu’à la fin, et vous verrez à quel point ce film est une déclaration d’amour fou au cinéma, par un montage que vous n'êtes pas prêts d'oublier, comme un tour de manège étourdissant et unique), et lorgne aussi du côté de Gatsby le magnifique (version Baz Luhrmann, notamment pour le mélange de flamboyance et mélancolie) et Once upon a time in Hollywood de Quentin Tarantino. Mais surtout une œuvre singulière de « grandeurs et décadences à Hollywood » qui, que ses excès vous agacent ou vous emportent, ne pourra vous laisser indifférents.

    Babylon est une déclaration d’amour au cinéma mais aussi de guerre à l’industrie cynique qui le sous-tend et le dévore parfois. Comme un rêve endiablé qui emprunterait à divers genres cinématographiques (c’est fascinant -j’ai employé plusieurs fois cet adjectif à dessein parce que c'est vraiment ce qu'est ce film : fascinant- avec quel brio Chazelle rend hommage aux différents genres cinématographiques en les remaniant brillamment) pour honorer la richesse du cinéma et des émotions qu’il suscite. De véritables montagnes russes que cette plongée dans les années folles qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom.

    Le cinéma affectionne la mise en abyme, ce qui a d’ailleurs souvent produit des chefs-d’œuvre. Il y a évidemment La comtesse aux pieds nus de Mankiewicz, Etreintes brisées de Pedro Almodovar,  La Nuit américaine de Truffaut, Sunset Boulevard de Billy Wilder, Une étoile est née de George Cukor, Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly, The Artist de Michel Hazanivicius, film sur le difficile passage au muet pour un acteur qui se référait également beaucoup au film de Stanley Donen et Gene Kelly, deux points communs avec Babylon. The Artist est néanmoins aussi sage que Babylon est débridé. Le film de Stanley Donen et Gene Kelly était d’ailleurs aussi largement cité dans La la land. The Artist était aussi un hymne à l'art qui porte ou détruit, élève ou ravage, lorsque le public, si versatile, devient amnésique, lorsque le talent se tarit, lorsqu’il faut passer de la lumière éblouissante à l’ombre dévastatrice. Le personnage de Jean Dujardin était aussi un hommage au cinéma d’hier auquel fait écho le personnage de Brad Pitt dans Babylon. La ressemblance s’arrête là.

    Ce passage du muet au parlant donne lieu à une des plus incroyables séquences de Babylon, lorsque Nellie fait ses premiers pas dans le cinéma parlant, après avoir réussi dans le muet, et rejoue plusieurs fois la même scène.

    Babylon, comme sa bo, nous laisse une forte empreinte une fois la salle quittée. Mais tout art aspire à la musique, non ? Un film délicieusement excessif qui trouve indéniablement la musique à laquelle il aspire. Puissante. Envoûtante. Démente. Rendez-vous le 18 janvier en salles pour découvrir ce cinquième long-métrage de Damien Chazelle, un très grand film pour lequel le mot spectaculaire semble avoir été inventé, un film d’une captivante extravagance, excessif, effervescent et mélancolique, un chaos étourdissant aussi repoussant qu’envoûtant, qui heurte et emporte, une parabole du cinéma avec son mouvement perpétuel, dont vous ne pourrez que tomber amoureux si vous aimez le cinéma parce qu’il en est la quintessence, une quintessence éblouissante et novatrice.

  • Critique - LE TOURBILLON DE LA VIE de Olivier Treiner (au cinéma le 21.12.2022)

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    Choisit-on son destin ? À quoi tiennent l’amour ou le bonheur ? Parfois de petits riens, d’infimes actions ou inactions qui auront de formidables ou terribles conséquences… Et si on jouait à pile ou face notre destinée, les conséquences seraient-elles pires ou meilleures que lorsque nos décisions sont le fruit d’une longue réflexion et de notre libre-arbitre ? Ou tout est-il écrit d’avance et n’avons-nous de toute façon aucun poids sur notre existence ? Y a-t-il toujours une seule route possible ou autant de voies que de destins envisageables pour la même personne ? Autant de questions ludiques et profondes que pose ce film qui l’est aussi, en plus d’être original et passionnant.

    « Le hasard est le plus grand romancier du monde » écrivait Honoré de Balzac.  C’est aussi sans aucun doute le plus grand scénariste, celui qui a inspiré ce premier long-métrage à Olivier Treiner, dix ans après L’Accordeur pour lequel il avait obtenu le César du court-métrage.

    Les grands tournants de notre existence sont parfois dus à de petits hasards. Si Julia Sorel (Lou de Laâge) n’avait pas fait tomber son livre ce jour-là, à la librairie, elle n’aurait probablement pas croisé Paul (Raphaël Personnaz) et n’aurait pas eu de coup de foudre, presque à la « Notting Hill ». Sa vie aurait-elle pris une direction radicalement différente ? À quelques lettres près, le nom du personnage incarné par Lou de Laâge ressemble à celui du plus célèbre personnage de Stendhal. Ce n'est certainement pas un hasard, le destin de ce dernier étant indissociable de ses rencontres.

    Si ce premier long-métrage est aussi singulier qu’universel, c’est parce qu’il traduit en images la question passionnante des multiples possibles d’une même existence que chacun s’est forcément posée un jour. Notre vie aurait-elle été la même si nous n’avions pas été à tel endroit tel jour à telle l’heure…ou si à l’inverse il ne nous avait pas été possible d’y être ou si nous avions pris la décision de ne pas y être ? Nos vies sont-elles soumises au hasard ou sont-elles écrites à l’avance ? A-t-on conscience qu’une décision a priori anodine peut faire basculer notre destin ? Le film montre que chaque existence est avant tout le fruit de ses choix même s’il y a des impondérables comme la maladie, en l’occurrence celle de la mère de Julia (Isabelle Carré), présente dans les quatre versions. C’était un vrai défi que de traduire ces questions philosophiques à l’écran et pourtant Olivier Treiner y parvient magistralement.

    On se souvient des Smoking /No smoking d’Alain Resnais avec sa série de personnages interprétés par Sabine Azéma et Pierre Arditi dont l’évolution des vies dépendait du fait qu’une cigarette soit fumée ou non. Ici, pour que le destin de Julia bascule dans un sens ou dans l’autre, que sa vie soit plus ou moins heureuse, cela dépendra d’un livre tombé, d’un passeport oublié ou de la personne que le destin (joué à pile ou face) choisira comme conducteur d’un scooter. A partir de là vont en découler quatre différentes Julia, quatre variations de la même personne, quatre personnalités. Dans plusieurs versions, Julia rencontre Paul : ils sont jeunes, beaux, ont l’avenir devant eux, lui comme mathématicien, elle comme pianiste. Comme dans un film de Sautet, la pluie va les rapprocher… Mais à chaque fois la personnalité de Paul fera que cette histoire connaîtra la même issue.

    Laurent Tangy, le directeur de la photographie, a créé une image qui s’assombrit au gré des épreuves traversées par Julia mais d’une grande élégance qui m’a fait songer à la photographie dans les films de Woody Allen, toujours d’une élégance soignée.

    Le travail sur le montage est tout aussi remarquable, ne nous égarant jamais malgré la multiplicité des histoires mais nous permettant au contraire de suivre de manière fluide ces vies parallèles de la même personne prise dans un tourbillon dramatique.

    Ce film est un hymne à la vie mais aussi à la musique qui le parcourt. C’est la passion et la vocation de Julia. Le frère du cinéaste, Raphaël Treiner a composé une musique qui reflète les sentiments de cette dernière. La musique classique apporte aussi une émotion supplémentaire, de Rachmaninov à Brahms, avec des scènes d’une poésie envoûtante comme lorsque Julia joue en plein Berlin lors de la chute du mur.

    Rares sont les actrices à pouvoir incarner autant de visages sans tomber dans l’esbroufe. Lou de Laâge est une fois de plus parfaite de nuances, de sensibilité, de talent discret. Je la suis depuis que je l’avais découverte dans ce petit bijou méconnu, J’aime regarder les filles de Frédéric Louf (film au romantisme assumé, imprégné de littérature, avec un arrière-plan politique et un air truffaldien, je vous le recommande au passage), en passant par Respire de Mélanie Laurent (dans lequel elle excelle, un rôle de manipulatrice qui, sous des abords au départ particulièrement affables, va se révéler venimeuse, double, perverse) ou plus récemment dans Boîte noire de Yann Gozlan. Je me souviens avec émotion du prix d’interprétation féminine que le jury du Festival du Film de Boulogne-Billancourt 2021 dont j’avais eu le plaisir de faire partie lui avait attribué pour Nino, une adolescence imaginaire de Nino Ferrer. Dans Le tourbillon de la vie, elle est ardente, profonde et lumineuse et elle incarne le(s) personnage(s) de Julia de 17 à 80 ans, avec toujours la même crédibilité et la même aisance malgré ses multiples facettes.

    Face à elle, Raphaël Personnaz arbore sa présence toujours aussi magnétique, que ce soit dans un film en costumes comme La Princesse de Montpensier de Tavernier dans lequel il incarnait le Duc d’Anjou ou dans des films dont l’action se déroule de nos jours comme Trois monde de Catherine Corsini ou  After de Géraldine Maillet dans lequel il est constamment sur le fil, à fleur de peau, à la fois touchant, et légèrement inquiétant, formant avec Julie Gayet un couple évident duquel émane un trouble lancinant. Il est tout aussi juste dans l’hilarant Quai d’Orsay de Bertrand Tavernier, dans Marius et Fanny de Daniel Auteuil, L’Affaire SK1 de Frédéric Tellier ou dans Dans les forêts de Sibérie de Safy Nebbou avec ce personnage qui se transfigure au fil du temps, retrouvant peu à peu la pureté et la spontanéité des joies enfantines. Cette fois, pour incarner le premier amour de Julia, sans manichéisme, il passe du rôle du jeune premier irrésistible à l’homme plus ambivalent, mathématicien brillant qui perd peu à peu de vue ses rêves et son éthique par appât du gain.

    Grégory Gadebois qui incarne le père de Julia montre une fois de plus qu’il peut tout jouer, du père bourru et même obtus de l’héroïne à l’amoureux de Maria rêve, la touchante comédie romantique de Lauriane Escaffre et Yvo Muller, un gardien, secret, discret mais solaire qui se déhanche sur Elvis Presley. Aliocha Schneider est également parfait dans le rôle de Nathan aussi crédible en jeune premier qu’en homme plus âgé. De même que Sébastien Pouderoux  en cancérologue solaire et réconfortant. Ou Denis Podalydès en pygmalion en mal d’enfant.

    Il y a du Lelouch dans cette « symphonie du hasard » et des coïncidences remplie d’humanité avec tous ces personnages ayant vécu ou abandonné leurs rêves, ayant traversé les désillusions qui jalonnent toute existence, mais se relevant en empruntant une voie qui n’était pas forcément celle envisagée au départ mais leur permettant malgré tout de trouver le chemin du bonheur. Un film qui, comme les vies qu’il narre, nous emporte dans un tourbillon, d’émotions, dont on sort chamboulé de questionnements, avec l'envie d'appréhender toute la complexité et la beauté de chaque petite seconde de vie ou de musique. Un premier film maîtrisé, palpitant de vie et parfait pour cette fin d’année.  Ne le manquez pas !

    Sortie en salles : le 21.12.2022

  • Critique – LE PARFUM VERT de Nicolas Pariser

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    Projeté en clôture de la Quinzaine des réalisateurs, Le Parfum vert est le troisième long-métrage de Nicolas Pariser qui, après Alice et le Maire, explore un nouveau territoire avec cette comédie d’espionnage qui s’inspire à la fois d’Hitchcock et d’Hergé.

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    Les polémiques et l’actualité d’alors avaient éclipsé le César 2020 de la meilleure actrice attribué (à juste titre) à Anaïs Demoustier, ainsi que son discours enthousiaste et brillant sur la scène de Pleyel. C’est déjà au moins une bonne raison pour faire cette digression en préambule pour vous parler à nouveau de cette fable politique de Nicolas Pariser, lequel avait déjà notamment réalisé le prenant Le grand jeu.

    Alice et le Maire. Voilà un titre qui résonne comme celui d’une Fable de La Fontaine. Ou comme un titre d’un film de Rohmer.  Ou comme un titre d’un film de Claude Sautet. Il y a un peu de toutes ces influences dans ce film qui nous embarque à Lyon où le Maire, Paul Théraneau, va mal. Son problème ? Un manque violent, étourdissant, abyssal d’idées. Il ne parvient plus à penser. Il se sent vide. Alors, il demande à une jeune femme, Alice Heiman, de l’aider. Elle est à peu près aussi velléitaire que lui qui, les yeux dans le vague, le bâillement au bord des lèvres, et le sommeil au bord des yeux, écoute distraitement les délibérations du conseil municipal et ânonne machinalement ses réponses. Elle ne sait pas bien ce qu’elle veut faire de sa vie. Leurs échanges vont ébranler leurs certitudes et un peu plus encore leurs incertitudes.

    Peut-être moins mordant que l’irrésistible Quai d’Orsay même si l’adjectif « mordant » est ici souvent employé, Alice et le Maire n’en est pas moins une critique, passionnante et acerbe, non pas tant des politiques d’ailleurs puisque le maire est ici sincèrement engagé (« J'ai tout sacrifié à ma passion ». « La politique c’est comme la musique ou la peinture, c’est tout le temps ou rien » déclare-t-il ainsi à Alice) que des communicants qui les entourent. Alice est une ex-étudiante en littérature et philosophie, qui n’appartient pas au cénacle, nullement impressionnée par les ors de la République dans le décor desquels elle déambule en jeans, avec assurance. La première note de la toute nouvelle collaboratrice du Maire est consacrée à la nécessité de la modestie. Tout un programme.

    Malgré cela ou grâce à cela, Alice devient peu à peu indispensable pour le Maire pour qui elle est « une tête pensante brillante, pas dans le prêt-à-penser », jusqu’à même recueillir ses confidences, et susciter ainsi la jalousie de son entourage. Le rôle et les paroles parfois ubuesque des communicants sont savamment croqués, et les dialogues souvent savoureux. D’un mot ou d'un regard, on souligne la misogynie ou la condescendance dont Alice est l'objet.

    Ajoutez à cela la musique de Debussy , les rêveries (partagés) du promeneur solitaire, la rencontre furtive et marquante de deux solitudes égarées, un long plan séquence où la magie opère où tout est dit au-delà des mots dans les gestes, des dialogues chorégraphiés dans un mouvement constant, une absence salutaire de cynisme et vous obtiendrez un film d’une ironie tendrement cruelle, qui nous captive, porté par une comédienne d’une rare justesse qui incarne un magnifique personnage qui (comme ce film) sort des cases et des cadres. En effet loin du prêt-à-penser. Comme ce film là aussi. Qui invite au dialogue, à la confrontation des idées.

    Changement de ton et de décor avec Le Parfum vert (nous y revenons...) qui commence par le plan de dos d’une femme, arborant un chignon tel celui de Madeleine (Kim Novak) dans Vertigo, et se dirigeant vers la Comédie Française. C’est là que, quelques minutes plus tard, un comédien de la troupe est assassiné par empoisonnement, en pleine représentation. Avant de mourir, il expire quelques mots, « le parfum vert », à l’oreille de Martin (Vincent Lacoste), membre de la troupe. Martin est ensuite kidnappé et conduit dans un manoir isolé de la région parisienne où le mystérieux commanditaire de son kidnapping, après lui avoir asséné ses vérités politiques, le libère. Après sa disparition soudaine et injustifiée, Martin est soupçonné par la police. Ayant observé de nombreuses planches de BD aux murs de la maison de son ravisseur, Martin entre dans une librairie spécialisée, pensant y trouver l’identité de ce dernier. C’est dans cette même librairie que Claire Cahan attend de dédicacer son ouvrage à des lecteurs qui se font attendre. Surtout désireuse d’échapper à cette vaine attente et à un dîner familial avec sa sœur à qui elle ne parle plus depuis dix ans, elle l’accompagne dans sa quête de vérité, direction Bruxelles.

    Le Parfum vert est un film hybride et inclassable mais surtout, à l’image de ses deux protagonistes et de ceux qui les interprètent : bourré de charme. Martin et Claire éprouvent la même angoisse, celle des Juifs en Europe, une Europe dans laquelle le fascisme et l’antisémitisme menacent plus que jamais. L’équilibre est fragile entre la comédie sentimentale, le drame historique et l’intrigue d’espionnage mais Nicolas Pariser parvient à le maintenir, à alterner et/ou mêler les genres selon les séquences.

    Sandrine Kiberlain prouve une nouvelle fois sa puissance comique (elle est irrésistible dans ce registre, notamment dans Les 2 Alfred de Bruno Podalydès, une comédie remarquable que je vous recommande au passage dans laquelle ce dernier porte un regard à la fois doux et acéré sur l’absurdité de notre société, un monde à la liberté illusoire dans lequel l’apparence prévaut), son sens du rythme et sa capacité étonnante à passer d’un registre à l’autre (elle est aussi convaincante dans les drames de Stéphane Brizé ou récemment dans Chronique d’une liaison passagère d'Emmanuel Mouret dans lequel elle est solaire et aventureuse), des qualités de polyvalence et de comique que possède aussi Vincent Lacoste, qui incarne ici un véritable (anti)héros maladroit, sujet aux crises d’angoisse, a fortiori lorsque le train s’arrête à la gare de Nuremberg : « à chaque fois que je passe par l’Allemagne, j’ai l’impression qu’on m’emmène à Auschwitz ! ».

    Face à lui, Claire est une femme déterminée, obstinée, fantasque, extravertie. Ce duo fonctionne tellement qu’il pourrait devenir récurrent. Même si le cinéaste ne semble pas désirer réaliser de suites, la fin, ouverte, et l’alchimie entre les deux, nous donne envie de continuer à suivre leurs aventures.

    Avec son rythme trépidant, Le Parfum vert rappelle ces films de De Broca ou Rappeneau ou même Lubitsch dans lesquels l’aventure (au sens propre ou sentimentale) se mêle avec brio au comique. Ajoutez à cela une touche hitchcockienne avec MacGuffin de rigueur y compris (ici un mystérieux "anthracite") ou escalier à spirale ou cauchemars rougeoyants qui en rappellent d’autres du maître du suspense, une photo très stylisée (de Sébastien Buchmann), une musique originale entrainante composée par Benjamin Esdraffo qui épouse l’énergie du film, les différents degrés de lecture, l’élégance de la réalisation, le voyage auquel il invite de Bruxelles à Budapest,  et vous obtiendrez un divertissement intelligent, de haute volée avec quelque scènes que n’aurait pas renié Hitchcock  comme une représentation de L'Illusion comique de Corneille pour démasquer le mystérieux espion de la troupe.

    Les références à Hergé sont aussi nombreuses, des costumes des protagonistes aux deux policiers moustachus décalés d’une trouble ressemblance qui font penser à Dupond et Dupont et dont l’apparition inattendue possède un indéniable ressort comique. Ce ton cartoonesque est renforcé par le recours au 35mm qui donne un aspect plus profond à l’image qui sied parfaitement à l'univers du film et contribue aussi à lui procurer sa singularité.

    Une comédie toujours au bord du drame, et l’inverse, un divertissement délicieux et réjouissant, parfait pour cette période des fêtes, avec son rythme échevelé, porté par une réalisation inspirée et deux comédiens exceptionnels dont le plaisir qu’ils ont à jouer contamine joyeusement les spectateurs qui ne s'ennuie pas une seconde, ce qui est déjà une excellente raison de vous déplacer pour découvrir ce film en salles, à partir du 21 décembre 2022.

  • Critique de MAESTRO(S) de Bruno Chiche

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    La scène d’ouverture présente Denis Dumar (Yvan Attal), chef d’orchestre, recevant une Victoire de la Musique Classique, et remerciant son entourage : son ex-femme et agent Jeanne (Pascale Arbillot), son fils Mathieu (Nils Othenin-Girard), sa mère Hélène (Miou-Miou), sa compagne Virginie (Caroline Anglade) - dont quelques plans nous suffisent à comprendre le rôle qu’elle joue dans sa vie - et son père, François (Pierre Arditi), également chef d’orchestre, absent, qui ne daignera même pas lui adresser un message de félicitations, préférant rester chez lui à écouter une musique mélancolique entouré de ses souvenirs. Cette scène initiale présente avec habileté Denis Dumar (qui demande à être sifflé plutôt qu'applaudi, ce qui n’est pas anodin sur ce que cela dit de l’image qu’il a de lui-même même s’il s’agit d’une boutade) et son entourage. Voilà le décor planté et les personnages caractérisés.

    Quand le père de Denis, François Dumar, apprend qu’il a été choisi pour diriger la Scala, son rêve ultime, il est fou de joie, transfiguré. Il revit et demande sa femme (avec qui il vit depuis 50 ans) en mariage. Heureux pour son père, et en même temps envieux, Denis déchante vite lorsqu’il découvre qu’il y a méprise et que c’est en réalité lui qui est attendu à Milan…

    Maestro(s) est une libre adaptation du film de Joseph Cedar, Footnote, sorti en 2011, dans lequel le père et le fils n’étaient pas chefs d’orchestre mais deux chercheurs universitaires travaillant sur la Torah. Bruno Chiche a eu la bonne idée (aidée au scénario de Yaël Langmann et Clément Peny) de transposer cette histoire dans le domaine de la musique classique.

    Si, comme moi, vous aimez la musique classique, alors ce film devrait vous enchanter. Et dans le cas contraire, il devrait vous donner envie dès la salle quittée d’écouter Antonín Dvorák, la 9ème de Beethoven, Laudate dominum de Mozart, la Sérénade de Schubert mais aussi Brahms et Rachmaninov qui parcourent le film tout en contribuant à faire évoluer l’intrigue. Les morceaux épousent les humeurs des personnages, reflétant par exemple tour à tour la mélancolie et la colère lorsqu’il s’agit de François. A cela s’ajoute une BO originale avec des notes beaucoup plus contemporaines signées Florencia Di Concilio. Le film fut ainsi présenté en avant-première dans le cadre du dernier Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule.

    L’autre atout de ce long-métrage, c’est sa distribution parfaite, en particulier son duo principal Arditi/Attal dont le face à face, lors duquel le premier est aussi bavard, volubile, remuant et vindicatif que le second est muet, statique et estomaqué, est particulièrement intense et justifie aussi le déplacement pour ce film avec lequel une certaine critique a été injustement sévère. Mais il faut aussi compter sur Miou-Miou, Caroline Anglade, et Pascale Arbillot dont je trouve qu’elle est encore trop rare dans des premiers rôles pour l’étendue de son talent. A noter aussi la découverte Nils Othenin-Girard, qui interprète le fils rêveur de Denis avec beaucoup de naturel. Comment trouver sa place (a fortiori dans la lumière) sans rester dans l’ombre des proches qui nous entourent ? Finalement, chacun des personnages devra répondre à cette question. Au dilemme et à l’interprétation plus intériorisée de Denis font face l’exubérance et la faconde de François. Un combat avec soi-même que chacun des deux devra affronter pour trouver sa mélodie du bonheur. Ce fut une excellente idée que d’avoir réunis Attal et Arditi pour  interpréter ce duo père/fils alors que le premier avait dirigé le second dans le mésestimé et pourtant palpitant film Les choses humaines, instantané brillant et nuancé de notre société qui en dresse un tableau passionnant mais effrayant, celui de mondes qui se côtoient sans se comprendre.

    Les plans séquences et la caméra particulièrement mobile du chef-opérateur Denis Rouden permettent d’éviter l’écueil du classicisme de cette histoire d’amour filial (et pas que) finalement plus tendre que cruelle portée par une pléiade de comédiens talentueux, un scénario sensible et surtout une musique qui suffisent (mais c'est déjà beaucoup) à provoquer l’émotion.

    « La musique souvent me prend comme une mer » écrivait Baudelaire. Alors laissez-vous emporter, bercer, et embarquer dans ce voyage mélodieux. Cette inestimable émotion-là vaut bien le déplacement, non ?

  • Critique de CORSAGE de Marie Kreutzer – Prix de la meilleure création sonore du Festival de Cannes 2022

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    Dans le cadre du 75ème Festival de Cannes, Corsage de Marie Kreutzer a reçu le prix de la meilleure création sonore. Ce prix est décerné parmi les films de la sélection Un Certain Regard. En 2017, en accord avec le Festival de Cannes, l’association La Semaine du Son a ainsi créé le Prix de la meilleure création sonore. L’association La Semaine du Son, fondé en 1998 par son président Christian Hugonnet, acousticien et expert près de la Cour d’appel de Paris, a « pour but d’amener chaque être humain à prendre conscience que le sonore est un élément d’équilibre personnel fondamental dans sa relation aux autres et au monde. »  Lancé avec le soutien de Costa-Gavras, ce prix récompense un réalisateur pour l’excellence sonore de son film « parce qu’elle sublime la perception artistique, sémantique et narrative du spectateur ». Le jury 2022 était présidé par le cinéaste Christophe Barratier, entouré de la comédienne Anne Parillaud, du compositeur Greco Casadesus, ainsi que de la cheffe opératrice Marie Massiani, et de Janine Langlois-Glandier et Christian Hugonnet, fondateurs du prix.

    Le jury, par la voix de son président, a ainsi explicité son prix décerné au film de Marie Kreutzer, attribué à l’unanimité : « En considération des vertus narratives, esthétiques, sémantiques de la dimension sonore d’une œuvre cinématographique, le jury de la Meilleure Création Sonore 2022, dans le cadre de la sélection Un Certain Regard, décerne son prix au film Corsage de Mary Kreutzer, distinguant ainsi une approche sonore d’un rare équilibre, restituant qualités des timbres de voix, atmosphères d’époques, degré des respirations et silences tout autant que les compositions musicales ».

    Noël 1877, Élisabeth d’Autriche (Sissi), fête son 40e anniversaire. Première dame d’Autriche, femme de l’Empereur François-Joseph Ier, elle n’a pas le droit de s’exprimer et doit rester à jamais la belle et jeune impératrice. Pour satisfaire ces attentes, elle se plie à un régime rigoureux de jeûne, d’exercices, de coiffure et de mesure quotidienne de sa taille. Etouffée par ces conventions, avide de savoir et de vie, Élisabeth se rebelle de plus en plus contre cette image.

    Corsage se focalise ainsi sur six mois de la vie d’Élisabeth d’Autriche, du Noël 1887, où on célèbre son 40ème anniversaire, dont elle semble absente déjà, à l’été suivant. 

    Cela commence d’emblée par un son, avant l’image. Celui du clapotis de l’eau. Sous le regard de deux dames de compagnie, Elisabeth apparaît alors, sous l’eau, dans sa baignoire, en apnée, s’entraînant à ne pas respirer. En apnée, elle le sera tout au long du film qui est avant tout cela : une quête de respiration dans un univers corseté. Oubliez les Sissi avec Romy Schneider, aussi charmants soient-ils, avec les décors kitschs et scénarii acidulés. Si dans les films de Ernst Marischka, Romy Schneider incarnait une Sissi douce et espiègle, 67 ans plus tard, Vicky Krieps interprète une Sissi tourmentée, révoltée, incandescente, obstinée qui veut à tout prix échapper à l’enfermement qu’elle subit et qui se rebelle contre le protocole. Quant aux décors, leurs murs sont souvent nus, délabrés, craquelés comme si ces intérieurs reflétaient l’intériorité des êtres. Les couleurs, souvent froides (magnifique photographie de Judith Kaufmann), reflètent aussi ces âmes glacées par les contraintes extérieures.

     « Ton rôle consiste à représenter. C’est pour cela que je t’ai choisie. C’est pour cela que tu es là » lui dit ainsi son empereur d’époux. « L’important est de laisser une belle image » dit également Elisabeth en passant devant un portrait de sa fille aînée décédée d’une maladie infantile.  « Je t’interdis de te noyer dans mon lac » lui déclare quant à lui son cousin. Voilà, tout est dit. Elisabeth doit constamment faire semblant, être en représentation, n’être qu’un corps qui laisse une belle image, tandis que les tourments de l’âme doivent être tus et étouffés.

    De nombreuses scènes la montrent se faisant habiller, le corset toujours plus serré, entravant sa respiration. On lui rappelle sans cesse son âge, et qu’elle n’est plus celle qu’elle était, dont la beauté fascinait tant. Elle impose des souffrances à ce corps qu’il faut maitriser, notamment par des régimes drastiques, ou par cette pesante coiffure. Elle aime particulièrement aller voir les fous dans les asiles, ceux qui sont enfermés, qui crient leur douleur qu’on veut claquemurer, ceux en lesquels elle se reconnaît. La folie semble aussi être là, toute proche, comme une forme paradoxale d’échappatoire. Alors, elle tape du point sur la table, fume, fait un doigt d’honneur, tire la langue, se coupe les cheveux, essaie à tout prix, même celui de la raison, de s’émanciper jusqu'à ce plan final, parfait contrepoint du début. Elle a besoin qu’on cesse de la regarder comme une image mais qu’on la voit telle qu’elle est. « J’aime te regarder me regarder» dit-elle ainsi.

    En contraste, les scènes où elle se sent enfin libre n’en sont que plus belles et poignantes. Lorsqu’elle s'évade sur son cheval au galop. Lorsqu’elle se baigne dans un lac au cœur de la nuit noire. Le corps échappe alors aux contraintes et aux regards.  La musique et la voix de Camille accompagnent ces moments d’évasion et insufflent une puissance émotionnelle supplémentaire à ces scènes. Ces envolées lyriques sonores font alors écho à celles de l’impératrice. Elles ressemblent tantôt à un cri de douleur, tantôt à un cri de liberté et marquent profondément le film de leur empreinte.

    Elisabeth a besoin de sortir du carcan dans lequel on veut la cadenasser, comme de réveiller sa fille en pleine nuit pour faire du cheval, pour agir et décider de ses mouvements. C’est d’ailleurs pour cela que l’image animée la réjouit autant et qu’elle accepte d’être filmée par un inventeur incarné par Finnegan Oldfield. Dans ces séquences muettes, elle est libre de crier, bouger, d’être. Le cinéma : espace de liberté, comme l’est ce film qui se départit des convenances.

    Vicky Krieps, productrice exécutive, est exceptionnelle et on comprend qu’elle ait à tout prix voulu être cette Sissi frondeuse. Elle est à la fois sombre et excentrique, enfermée et avide de liberté.  Elle a obtenu le prix de la meilleure performance de la sélection Un Certain Regard, pour un rôle très différent de celui qu'elle incarne dans Plus que jamais de Emily Atef qu’elle présentait également à Cannes cette année.

    Corsage n’est donc pas véritablement un biopic mais une réflexion et métaphore astucieuse des règles auxquelles doivent se plier les femmes, d’où l’intemporalité de ce film qui justifie les judicieux anachronismes. C’est le portrait d’une révoltée.  La forme épouse ainsi brillamment le fond. Marie Kreutzer (également scénariste de son film), elle aussi s’échappe : des contraintes formelles et des règles, et même de la vérité. Elle apporte de la modernité dans cette œuvre à l’image de l’impératrice qu’elle dépeint : irrévérencieuse.

    Il y eut le Marie-Antoinette de Sofia Coppola qui se jouait aussi des codes et des conventions, sans s'émanciper du glamour, indissociable du film d'époque en costumes, alors que Marie Kreutzer envoie tout valser pour aboutir à cette brillante allégorie de notre époque dans laquelle les apparences enserrent et emprisonnent  les femmes dans un corset plus insidieux que celui d’Elisabeth mais parfois non moins destructeur. Une œuvre  à l’image de sa création sonore, innovante, à juste titre récompensée, et de sa musique : intense, vibrante, marquante, engagée, puissante.

    Corsage de Marie Kreutzer à voir absolument au cinéma, le 14/12/2022.