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  • Critique – LES OMBRES PERSANES de Mani Haghighi (au cinéma le 19 juillet 2023)

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    Il y a quelques mois, je vous parlais ici de mon énorme coup de cœur pour le film Leila et ses frères de Saeed Roustaee dont la grande force réside dans sa mise en scène, qu’elle épouse le sentiment de suffocation des personnages dans un misérable appartement ou au contraire qu’elle les surplombe tel un démiurge écrasant et menaçant, avec aussi des scènes absolument inoubliables comme ce regard d’une rare intensité entre deux personnages dans le reflet d’une vitre puis dans l’embrasure d’une porte qui suffit à nous faire comprendre toute une vie de regrets et un amour perdu.

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    Le cinéma iranien regorge de chefs-d’œuvre, de Kiarostami à Panahi, et de films que je vous recommande sur la situation en Iran (voir en bas de cet article), sur ces « ombres » qui planent constamment.

    Les "ombres persanes" ici se réfèrent plutôt à cette image en miroir à laquelle se trouvent confrontés les personnages. À Téhéran, un homme et une femme découvrent en effet par hasard qu’un autre couple leur ressemble trait pour trait. Passé le trouble et l’incompréhension va naître une histoire d’amour... et de manipulation.

    La multiplicité de genres auxquels le film se confronte est aussi le reflet de l’éclectisme des précédents films de Haghighi, de son premier long-métrage, Abadan, en 2003 à Men at Work (Berlinale, Forum 2006), basé sur une idée d’Abbas Kiarostami, à la a coécriture de deux scénarios avec Asghar Farhadi, La Fête du Feu (2006) et Canaan (2008), basé sur une nouvelle d’Alice Munro. Ou encore Valley of Stars, en compétition à la Berlinale 2016 ou 50 Kilos of Sour Cherries (2017), une comédie romantique qui fut aussi l’un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma iranien et enfin Pig en compétition à la Berlinale 2018.

    Les premières images des Ombres persanes, particulièrement intenses et marquantes, nous plongent d’emblée dans une atmosphère hypnotique, inquiétante et mystérieuse. Dans un couloir sombre, un homme est poursuivi par un autre qui menace de le tuer, le tout sur une musique métallique et intrigante. Arrivé au bout du couloir irradié de lumière, nous assistons à une scène de rixe…Ellipse. La caméra furète ensuite dans une file de voitures sur lesquelles tombe une pluie intarissable jusqu’à s’arrêter à une voiture d’auto-école dans laquelle se trouvent deux femmes. Par la vitre, l’une d’elles, Farzaneh (Taraneh Alidoosti), la monitrice, enceinte, reconnaît son mari, Jalal (Navid Mohammadzadeh) avec qui elle formait déjà un couple fragile. Farzaneh et Jalal vont ainsi se retrouver confrontés à un couple physiquement identique mais différent dans sa personnalité et sa condition sociale, plus aisée.

    Dès le début, s’instaure ainsi une situation d’inconfort, d’incompréhension, de trouble. La pluie même, incessante, incongrue, apparaît comme une étrangeté. « Il paraît que c’est parce que le pôle Nord fond qu’il n’arrête pas de pleuvoir par ici » tente d’expliquer la femme qui prend une leçon de conduite.

    Le réalisateur a fait des études de philosophie et c’est notamment en cela que le film est aussi passionnant, par ses multiples degrés de lecture, notamment philosophique, mais aussi par les divers genres dans lesquels il fait une incursion. Thriller, film social, film fantastique, film noir, romance, c’est en ce qu’il mêle habilement tous ces genres que ce film hybride et singulier est captivant. La lecture politique n’est aussi jamais bien loin dans le cinéma iranien, qu’il évoque frontalement la situation ou le fasse plus implicitement comme ici avec l’idée du double instillant l’altérité, le doute, le mystère, donc ce qui n’est pas permis dans un pays dans lequel le fondamentalisme gouverne, et dans lequel une seule croyance est légitimée. Haghighi, avec cette idée du double, pose brillamment la question du libre arbitre et de la liberté, dans un pays où elle est cadenassée.

    Tout contribue à exacerber la sensation de mystère : la musique (remarquable bande originale d’une impressionnante puissance évocatrice de Ramin Kousha), les clairs-obscurs (photographie inspirée de Morteza Nafaji), les hors-champs, les ellipses….

    La ville tentaculaire de Téhéran se prête tout particulièrement à cette histoire labyrinthique dans laquelle Mohsen (l’homme de l’autre couple) est dévoré par la paranoïa, le sentiment d’insécurité, la jalousie, une ville dont il semble lui-même être alors le reflet (ou l'inverse). Comme si l'histoire de double(s) était infinie...

    Haghighi parvient à la parfaite alchimie entre les différents genres, avec cette histoire polysémique mise en scène avec maestria, interprétée par deux comédiens époustouflants (jamais dans la démonstration par laquelle ils auraient pu se laisser tenter pour différencier les deux personnages qu’ils incarnent) déjà réunis dans Leila et ses frères, Taraneh Alidoosti ( qui se fit connaître pour son rôle marquant dans Le Client de Farhadi) et Navid Mohammadzadeh, (célèbre pour ses rôles dans trois films de Saeed Roustaee). Ce film qui fait confiance à l’intelligence du spectateur et refuse le didactisme, à son dénouement, nous laisse KO et admiratifs, avec l’impression tenace de sa dernière image, forte et lumineuse, terrassant un temps les ombres sur lesquelles il continue de nous interroger bien après la fin de la séance, comme si cette pluie fascinante et inquiétante continuait à tomber sur nos têtes, et le mystère à planer. Brillant. Etourdissant. A voir absolument le 19 juillet au cinéma.

    Digressions sur le cinéma iranien

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    J’aurais de nombreux autres films iraniens à vous recommander notamment Taxi Téhéran  de Jafar Panahi dont le titre résume le projet. Cela pourrait être aussi Cinéma Téhéran tant les deux mots, Cinéma et Taxi, sont presque ici synonymes. Une déclaration d’amour au cinéma. Comme cette rose sur le capot de la voiture pour « les gens de cinéma sur qui on peut toujours compter », sans doute les remerciements implicites du réalisateur, au-delà de la belle image qui clôt le film et nous reste en tête comme un message d'espoir. Un hymne à la liberté. Un plaidoyer pour la bienveillance. Un film politique. Un vrai-faux documentaire d’une intelligence rare. Un état des lieux de la société iranienne. Un défi technique d’une clairvoyance redoutable. Bref, un grand film.  Et cette rose, sur le capot, au premier plan, comme une déclaration d'optimisme et de résistance. Entre ces deux plans fixes du début et de la fin : la vie qui palpite malgré tout. La fin n’en est que plus abrupte et forte. Un film qui donne envie d’étreindre la liberté, de savourer la beauté et le pouvoir du cinéma qu'il exhale, exalte et encense. Un tableau burlesque, édifiant, humaniste, teinté malgré tout d’espoir. Un regard plein d’empathie et de bienveillance. Ma critique complète, ici.

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    Je vous recommande aussi des films moins connus comme Les chats persans de Bahman Ghobadi ou encore Téhéran de Nader T.Homayoun qui montre un peuple désenchanté qui, à l'image de la dernière scène,  suffoque et meurt, et ne parvient pour l'instant qu'à retarder de quelques jours cette inéluctable issue. Un premier film particulièrement réussi, autant un thriller qu'un documentaire sur une ville et un pays qui étouffent et souffrent. Un cri de révolte salutaire, une nouvelle fenêtre ouverte sur un pays oppressé.

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    Et sans rapport avec la situation en Iran mais parce que c’est un des films les plus poétiques qu'il m'ait été donné de voir,  24 frames, le dernier de Kiarostami, disparu en juillet 2016,  des courts-métrages réunis par le producteur Charles Gillibert.  Chacune de ces « frames » est mémorable. De ces deux chevaux dansant langoureusement sous la neige sur fond de musique italienne, à surtout, ce dernier cadre. Une fenêtre à nouveau s’ouvrant sur des arbres qui se plient. Devant un bureau avec un écran avec, au ralenti, un baiser hollywoodien. Et, devant l’écran, une personne endormie. La magie de l’instant lui est invisible. Comme un secret partagé,  pour nous seuls, spectateurs, éblouis, de cet ultime plan du film et de la carrière de cet immense cinéaste. Comme une dernière déclaration d’amour au cinéma. A la fin des 5 minutes de ce baiser au ralenti sur l’écran de l’ordinateur s’écrivent ces deux mots, “The End”, sur une musique qui célèbre l’amour éternel. Une délicate révérence. Deux mots plus que jamais chargés de sens. Un film et une carrière qui s’achèvent sur l’éternité du cinéma et de l’amour. Un pied de nez à la mort. Son dernier geste poétique, tout en élégance. Et finalement peut-être la plus belle des réponses à l'oppression et à la violence.
     

     

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  • Critique - LES ALGUES VERTES de Pierre Jolivet (au cinéma le 12 juillet 2023)

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    Il y a un peu plus d’un an, je vous parlais ici du film Goliath de Frédéric Tellier qui se penchait sur la lutte contre le glyphosate qui est, depuis 2015, considéré comme « cancérogène probable » par l’OMS. Un film percutant sur un sujet essentiel dont je pensais naïvement qu’il recevrait davantage d’échos médiatiques et de soutiens dans le combat qu'il met en exergue. De nombreux films engagés, à l’image de celui précité, évoquent des combats de David contre Goliath. Ceux de Costa-Gavras, Loach, Boisset, Varda ou des films comme L’affaire Pélican de Pakula ou Effets secondaires de Soderbergh ou plus récemment La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé.  Si le cinéma ne change pas toujours le monde, il peut y contribuer, et en tout cas la fiction sans aucun doute peut permettre que les projecteurs soient braqués sur des réalités révoltantes. J’en suis intimement persuadée et plus encore après voir vu le passionnant et édifiant dernier film de Pierre Jolivet que je vous recommande d’emblée. Vous avez tout le temps d’aller voir le dernier volet de Mission impossible (que je vous recommande aussi) mais ce film-ci est fragile, restera forcément moins longtemps à l’affiche, alors allez le voir en premier lieu, et ne tardez pas.

    Projeté dans la catégorie « Coups de projecteur » du 9ème Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule, cette semaine sort en salles Les algues vertes, le film de Pierre Jolivet co-écrit avec la journaliste Inès Léraud, et inspiré d’une BD vendue à plus de 130000 exemplaires. En 2019, Inès Léraud publiait ainsi avec Pierre Van Hove Algues vertes, l’histoire interdite aux éditions La Revue dessinée - Delcourt, une BD qui remporta 6 prix dont le grand prix du journalisme et le prix de la BD bretonne. Ensuite, en 2021, elle co-fonda le média d’investigation indépendant Splann ! avec d'autres journalistes travaillant en Bretagne.

    Synopsis : À la suite de morts suspectes, Inès Léraud (Céline Sallette), jeune journaliste, décide de s’installer en Bretagne pour enquêter sur le phénomène des algues vertes. À travers ses rencontres, elle découvre la fabrique du silence qui entoure ce désastre écologique et social. Face aux pressions, parviendra-t-elle à faire triompher la vérité ?

    « On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité. » Le long-métrage commence par cette citation de Voltaire, judicieusement choisie, reflétant le double discours du film qui est à la fois une déclaration d’amour à la Bretagne (celle des vivants à qui on « doit des égards ») et un combat légitime et acharné contre le silence retentissant et aberrant qui entoure les algues vertes (la vérité due aux morts qui en furent victimes).

    La première scène du film nous montre le rivage vu d’en haut. Indistinctes tout d’abord, les algues vertes dessinent un tableau abstrait presque fascinant. En se rapprochant, on découvre leurs ramifications tentaculaires. Le scandale est flagrant, indéniable… Et pourtant le silence règne face à l’évidence de la prolifération des algues. Bien sûr, rien dans cette image ne traduit encore leur dangerosité que le film démontre ensuite de manière magistrale.

    Ce film a ainsi l’intelligence d’être autant une déclaration d’amour à la Bretagne qu’une déclaration de guerre aux algues vertes (et au silence qui entoure ce fléau), et de mettre en parallèle l’histoire personnelle d’Inès (son histoire avec sa compagne Judith et son histoire d’amour avec la Bretagne où elles finiront par s’installer) et son combat. Il commence véritablement au moment du décès de Jean-René Auffray, joggeur retrouvé mort dans une vasière remplie d’algues vertes, dans la baie de Saint-Brieuc, en septembre 2016. Inès ne va avoir de cesse de lutter contre « la fabrique du silence qui entoure l’agroalimentaire breton », en enquêtant inlassablement et en y consacrant toutes ses chroniques radiophoniques, malgré les pressions, les menaces de morts et le silence obstiné des personnes qu’elle sollicite.

    Céline Sallette incarne subtilement l’opiniâtreté d’Inès, son courage, son investissement, son empathie, son intégrité, qui ne fléchissent pas, que ce soit face à la virulence d’un représentant de la FNSEA (qui ne réfutera pas l’importance du syndicat dans cette exploitation de la terre à outrance, pas même quand elle dira que la « FNSEA choisit le Ministre de l’Agriculture » et pour qui la vraie violence c’est « le prix du lait à cause des consommateurs qui ne veulent pas payer le prix »), ou face à  la couardise d’un vice-président de Conseil Régional devenu député (incarné par Jonathan Lambert) qui reconnaîtra l’ingratitude de sa profession et arguera des intérêts contradictoires qu’il doit gérer. L’agro-alimentaire est « un État dans l’État » et c’est à ce mastodonte invincible que se confronte Inès. Certains chiffrent donnent le tournis. Imaginez :  on dénombre 14 millions de cochons en Bretagne, soit 4 fois plus que d’habitants !

    Le film ne cède jamais au manichéisme. Inès ne fait pas de son combat une lutte contre les agriculteurs, bien au contraire, rappelant qu’ils ne sont que des pions dans cette surexploitation de la terre, des victimes de cette guerre et d’intérêts économiques supérieurs, et que deux agriculteurs par jour se suicident. Ce développement des algues vertes est en effet la conséquence de l’industrie agroalimentaire et notamment des rejets de nitrates provenant de l’élevage intensif. En cas d’accumulation importante, leur décomposition au soleil produit des gaz dangereux pour l’humain comme pour l’animal, notamment l’hydrogène sulfuré (H2S) qui « peut tuer aussi rapidement que du cyanure ».

     Il était tout aussi courageux de la part de Pierre Jolivet de s’attaquer à ce sujet, de dénoncer les complicités politiques (qui nient ou parfois même maquillent la réalité pour préserver les intérêts touristiques et plus largement économiques de toute une région). Tourné essentiellement dans le Finistère-nord, et autour de Saint-Brieuc, là où se concentre une grande partie des algues vertes, le tournage même, en six semaines avec presque 2 décors par jour, fut aussi un véritable défi. Certaines images restent gravées et suscitent forcément notre indignation : ces sangliers morts, ce cours d’eau rouge sang, ces algues vertes à perte de vue.

    Ce n’est pas la Bretagne qu’attaque Inès mais cette aberration écologique qui met en danger les populations qui y vivent. La Bretagne est montrée dans toute sa splendeur avec ses paysages d’une rudesse envoûtante. La compagne d’Inès (lumineuse Nina Meurisse dans le rôle de Judith), dira clairement qu’elle tombe amoureuse de la région. Et les baignades d’Inès constituent une respiration dans son quotidien éprouvant, mais aussi pour le spectateur qui suit comme un thriller son haletante et périlleuse enquête.

    Céline Sallette est entourée d’une pléiade de remarquables acteurs qui incarnent des personnages parfois bruts mais souvent très attachants : Hervé Mahieux, Françoise Comacle, Eric Combernous. Le personnage de Rosy Auffray (Julie Ferrier) représente magnifiquement, à la fois l’aveuglement, le scepticisme, les choix cornéliens (préserver sa tranquillité ou combattre) en lesquels chacun peut se reconnaître et contribue à l’émotion qui nous emporte totalement à la fin avec l’espoir que, enfin, David l’emporte contre Goliath, nous donnant envie de nous intéresser encore plus au sujet et de savoir ce que donnera l’appel de la vraie Rosy (en cours) dans le procès pour la reconnaissance de la responsabilité des algues vertes dans le décès de son mari.

    Pierre Jolivet signe là un magnifique portrait d’héroïne contemporaine, mais surtout un film engagé, militant même, qui pour autant n’oublie jamais le spectateur, et d’être une fiction, certes particulièrement documentée et instructive mais qui s’avère captivante et prenante de la première à la dernière seconde, tout en décrivant avec beaucoup d’humanité et subtilité un scandale sanitaire et toutes les réalités sociales qu’il implique. Ajoutez à cela la subtile musique originale d’Adrien Jolivet et vous obtiendrez un film marquant à la hauteur du sujet, des victimes d’hier et des personnes qui pourraient en être demain, qui rend aussi un vibrant hommage à la beauté renversante de la Bretagne.

  • Compte-rendu et palmarès du 9ème Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule

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    Cet article sera complété au fur et à mesure des visionnages des films programmés dans le cadre du festival que je n’ai pas encore eu la possibilité de découvrir.

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    « J'étais très angoissée par l'infini, l'idée que l'univers n'avait pas de fin. Goldbach, c'était un moyen de mettre de l'ordre dans l'infini. » Cette phrase extraite du film Le Théorème de Marguerite d'Anna Novion, lauréat du prix de la meilleure musique de film, pourrait être aussi une magnifique définition du cinéma, et de l'art en général : une tentative de mettre de l'ordre dans l'infini, et de dompter les angoisses qu'il engendre. Et donc de maîtriser le temps. Le temps et la volonté de le maîtriser ou distordre étaient aussi au centre de plusieurs films de cette édition (Une nuit, Les Promesses). Cela tombe bien, un festival, et celui-ci en particulier, est avant tout un moyen d'en suspendre le vol ou d'en savourer chaque poussière de seconde.

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    « La fiction est le mensonge par lequel nous disons la vérité » écrivit Albert Camus. En attendant de vous livrer ma vérité en mensonge avec mon roman La Symphonie des rêves, en librairie le 5.10.2023 (Editions Blacklephant), qui a en partie pour cadre le Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule et au centre duquel se trouve la musique et en particulier la musique de film, je vous propose un récapitulatif de mes trois jours au festival au cours desquels la fiction, justement, fut à l’honneur. « Seule la musique est à hauteur de la mer » disait encore Albert Camus. Au Festival de La Baule, musique et mer s’enlacent ainsi dans une valse joyeuse…Chaque année, le festival est synonyme de réjouissantes et surprenantes découvertes cinématographiques, cette 9ème édition n’a pas dérogé à la règle. Elle fut portée par les battements trépidants de jazz de Kyle Eastwood. Le musicien, compositeur et arrangeur de musiques de film était en effet l’invité d’honneur de cette année. Le point culminant de sa présence fut un concert hommage aux plus belles musiques des films de son père, l’acteur et réalisateur Clint Eastwood, dont certaines qu’il a composées lui-même, un concert inédit intitulé Eastwood by Eastwood pour lequel il fut entouré de son quintet. Fils de Clint (à qui l'affiche de cette édition 2023 du festival rendait hommage), mais avant tout talentueux contrebassiste de jazz et compositeur ou arrangeur de musiques de film dont Gran Torino, Mystic River, Million Dollar Baby, Lettres d’Iwo Jima et Invictus, Kyle Eastwood est l’auteur de huit albums dont le dernier, Cinematic, est une variation sur des thèmes cultes du cinéma : Gran Torino, Pink Panther, Skyfall...

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    Le Festival de Cinéma et de Musique de Film de La Baule, auquel j'ai le plaisir d'assister depuis sa première année, revenait ainsi pour une 9ème édition qui eut lieu du 28 juin au 2 juillet 2023 avec, comme toujours, une sélection de longs et courts-métrages français en avant-première, en compétition ou hors compétition et, notamment, le dernier film du cofondateur du festival, Christophe Barratier, tourné en partie à La Baule, Comme par magie, en ouverture, présenté hors compétition pour la première fois au public en présence du réalisateur et de Gérard Jugnot. Cette comédie produite par M.E.S Productions, marque ainsi les retrouvailles entre Christophe Barratier et Gérard Jugnot, 20 ans après Les Choristes et 15 ans après Faubourg 36. 

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    Kev Adams incarne Victor, un jeune magicien en pleine ascension. Cela commence par une scène d’ouverture trépidante : un numéro de magie drôle et étourdissant interrompu par l’annonce de la naissance imminente de la fille du magicien. Seulement, rien ne se passe comme prévu et la tragédie succède rapidement à l'euphorie : la mère décède lors de l'accouchement. Victor doit alors élever seul sa fille qu’il prénomme Lison. Jacques (Gérard Jugnot), son fantasque beau-père, se mêle contre son avis de l’éducation de la petite auprès de laquelle il retrouve une seconde jeunesse. Ce tandem improbable aura pour arbitre Nina (Claire Chust), l’amie d’enfance de Victor…

    Christophe Barratier travaillait sur un autre projet quand le producteur Marc-Etienne Schwartz lui a proposé ce scénario, écrit à l’origine par Serge Lamadie et Cyril Gelbat, rejoints par Fabrice Bracq. Après quelques réussites en tant que producteur délégué et en tant que réalisateur de courts-métrages, Christophe Barratier, en 2004, connaissait un succès retentissant avec Les Choristes et ses 8,5 millions d’entrées puis ses deux César et ses deux nominations aux Oscars (meilleur film en langue étrangère et meilleure chanson pour Vois sur ton chemin). Vinrent après Faubourg 36 en 2008 et La Nouvelle guerre des boutons en 2011, des films nostalgiques dont l'action se déroulait dans les années 30, un cinéma populaire (au sens noble du terme) et de beaux hommages au cinéma d’hier.

    Faubourg 36 regorgeait ainsi de réjouissantes références au cinéma d’entre-deux guerres. Clovis Cornillac y ressemblait à s’y méprendre à Jean Gabin dans les films d’avant-guerre, Nora Arnezeder (la découverte du film comme Jean-Baptiste Maunier l'avait été auparavant dans Les Choristes) à Michèle Morgan : tous deux y faisaient penser au couple mythique Nelly et Jean du Quai des Brumes de Marcel Carné auquel un plan se référait d’ailleurs explicitement. Bernard-Pierre Donnadieu, quant à lui, rappelait Pierre Brasseur (Frédérick Lemaître) dans Les enfants du paradis de Carné et Jules Berry (Valentin) dans Le jour se lève du même Carné dont j’avais même cru reconnaître le célèbre immeuble dessiné par Alexandre Trauner dans le premier plan du film. Les décors du film entier paraissaient d’ailleurs rendre hommage à ceux de Trauner, avec cette photographie hypnotique et exagérément lumineuse entre projecteurs de théâtre et réverbères sous lesquels Paris et les regards scintillent de mille feux incandescents et mélancoliques. Et l'amitié qui unissait les protagonistes de ce Faubourg 36 résonnait comme un clin d’œil à celle qui unissait les personnages de La belle équipe de Duvivier.  Bref, Christophe Barratier est un cinéaste cinéphile. D'ailleurs, Les Choristes déjà était une adaptation du film de 1945 de Jean Dréville, La Cage aux rossignols.

    En 2016, il changea de registre avec le remarquable L’Outsider, thriller financier contemporain, très différent des films précités, une adaptation du livre écrit par Kerviel lui-même et publié en 2010, L'Engrenage : mémoires d'un trader, l’histoire d’un anti-héros pris dans une spirale infernale, dans l’ivresse de cette puissance de l’argent qui le grise et l’égare, et dans laquelle il se jette comme d’autres se seraient plongés dans la drogue ou l’alcool.  Barratier a réussi non seulement à vulgariser cet univers mais aussi à le rendre aussi passionnant et palpitant qu’un thriller. Ce film pourrait d’ailleurs illustrer un cours de scénario : ellipses à-propos (Kerviel sous le feu des blagues méprisantes qui deux ans plus tard en est l’auteur et répond avec aplomb aux sarcasmes), dialogues percutants, répliques et expressions mémorables, touche sentimentale (très bon choix de Sabrina Ouazani) sans qu'elles fassent tomber le film dans le mélo, caractérisation des personnages en quelques plans et répliques (le père, pas dupe), rythme haletant et personnage victime d'un système et d'une obsession et une addiction qui le dépassent et donc attachant malgré tout. Un film fiévreux, intense, captivant, et même émouvant, et très ancré dans son époque et dans le cinéma contemporain tout en s'emparant du meilleur des films d'hier qui ont forgé la culture cinématographique du réalisateur.

    Ensuite, en 2021, il sortit l’excellent Envole-moi, avec Victor Belmondo (quelle révélation !) et Gérard Lanvin puis, en 2022, Le Temps des secrets, magnifique adaptation du roman éponyme, troisième tome des Souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol, paru en 1960. 

    Comme dans ses précédents films, avec ce Comme par magie, Christophe Barratier révèle un acteur (il y eut Jean-Baptiste Maunier, Nora Arzeneder...) ou fait éclater le talent d’un comédien déjà un peu connu (Arthur Dupont, Victor Belmondo) ou révèle l’étendue de la palette de jeu d’un acteur déjà renommé comme c’est le cas ici avec Kev Adams qui joue pour la première fois un rôle de père, oscillant entre drame et comédie, et dévoilant plus de nuances dans son interprétation. A nouveau, Christophe Barratier met également en scène un duo improbable et attachant, celui formé par Victor et son beau-père sous les traits de Gérard Jugnot que le cinéaste retrouve ici pour la quatrième fois, toujours aussi juste et sachant faire passer une émotion dans un silence, un geste ou un regard.

    Mais la révélation du film est pour moi Claire Chust (dont le visage est malheureusement absent de l'affiche...) qui incarne Nina, une jeune femme qui a grandi avec Victor, élevée d’abord en foyer comme lui, deux enfants nés sous X dont l’amitié est aussi ancienne qu’indéfectible. Elle dégage un charme enfantin et une grâce ingénue, et son personnage évolue joliment. La femme-enfant fragile se mue ainsi progressivement en femme qui s’assume davantage. Comme Victor, elle grandit. Quand l’un va vers l’enfant qu’il a et devient peu à peu père, l’autre pour évoluer doit aller vers ses origines et renouer avec l’enfant qu’elle fut sans doute pour se débarrasser du manteau encombrant de l’enfance blessées.

    Contrairement à ses précédents films, ce n’est pas Philippe Rombi  (et avant lui Bruno Coulais et Reinhardt Wagner) qui a écrit la bande originale mais Bertrand Burgalat, une bo teintée de notes jazzy qui accompagne judicieusement ce film tendre et drôle, avec mélancolie et malice, entre piano, guitare et flûte.

    Je déplore simplement qu'il n'y ait pas plus de tours de magie à l’image de celui final, réjouissant, qui n’est pas sans rappeler celui vertigineux du Prestige de Christopher Nolan. 

    Ce qui se dégage de ce film, entre rires et larmes, c’est donc avant tout une énorme tendresse. En résulte aussi une réflexion intéressante et pleine d'espoir sur la filiation, la transmission et la (re)construction malgré le deuil ou l’absence, sur la famille aussi, celle que l’on bâtit, en dépit des aléas de l'existence. Victor, Nina, Jacques et Lison sont finalement tous victimes de l’abandon, et vont aller de l’ombre vers la lumière, grâce aux liens qui se tissent entre eux. Si les derniers plans les montrent isolés les uns des autres, c'est parce qu'ils se sont certes trouvés une famille mais aussi parce qu'ils ont trouvé qui ils étaient vraiment ou voulaient être.

     Un film délicat, ludique, drôle et tendre qui ne juge pas ses personnages et ne tombe jamais dans le cynisme, sans doute la raison pour laquelle la critique l’a (injustement) snobé. Je vous le recommande. En ces temps troublés, cette douce mélodie qui se fraie un chemin vers l'harmonie n’est jamais larmoyante, et cela fait un bien fou ! On quitte même à regret ce quatuor particulièrement attachant dont on aimerait connaître la suite des aventures...

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     Au programme comme chaque année figuraient : un panorama de films internationaux singuliers (les “coups de projecteur’’, en partenariat avec Universciné parmi lesquels, comme chaque année, des pépites à découvrir), l’organisation de rencontres et d’échanges avec les artistes (les masters class : cette année Radu Mihaileanu, Ariane Ascaride, mais aussi celle de Ludovic Bource, Jean-Michel Bernard, Sacha Chaban à laquelle j’ai eu le plaisir d’assister, passionnante et sans langue de bois, un échange instructif sur les différences de traitement du compositeur en France et aux USA), des projections de classiques (The Artist de Michel Hazavanicius, en présence de son compositeur Ludovic Bource, à l'occasion des 100 ans de la Warner Bros -photo anniversaire ci-dessus-, dont vous trouverez ma critique ci-dessous), une grande exposition intitulée Music & Iconic et des animations…sans oublier l'incontournable concert précité lors de la soirée du palmarès, celui de Kyle Eastwood qui a également donné une passionnante master class.

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    24 films furent présentés dont 22 en avant-première (19 longs métrages dont 5 en compétition et 5 courts métrages également en compétition). Au total, ce sont 34 projections qui ont été organisées durant 5 jours (avec les reprises des films durant le week-end).

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    Le jury présidé par le réalisateur Radu Mihaileanu et composé d’Amanda Sthers, Victoria Bedos, Irène Dresel et Stéphane de Groodt a récompensé les films suivants.

    Prix du Meilleur Film 2023 : Le syndrome des amours passées, d’Ann Sirot et Raphaël Balboni (en salles le 25 octobre 2023)

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    « Rémy et Sandra n’arrivent pas à avoir d’enfant car ils sont atteints du “Syndrome des Amours Passées”. Pour guérir, il n’y a qu’une seule solution : ils doivent recoucher une fois avec tou.te.s leurs ex. » Tel est le prosaïque pitch officiel (écriture inclusive comprise, au risque de chagriner les amoureux de l’orthographe dont je suis…) de ce film projeté en séance spéciale de la Semaine de la Critique et couronné par cette 9ème édition du festival. Une Vie Démente, le premier long métrage du duo/couple avait été multi primé. Le jury de La Baule a lui aussi visiblement été charmé par cette comédie loufoque qui préfère la fantasmagorie, le ton décalé, la fantaisie et l’absurde au réalisme pour disséquer les méandres de la vie de couple. Une comédie portée par deux remarquables acteurs en lesquels réside la richesse du film et sur lesquels se centre entièrement la mise en scène : Lucie Debay et Lazare Gousseau, la première incarnant (au départ) un personnage aussi libéré et terre-à-terre que le second est coincé et romantique.  Au gré des retrouvailles, leurs certitudes vont voler en éclat et leur relation qui semblait d’une solidité inaltérable va peu à peu se détériorer. D’une inventivité indéniable, laissant une large part à l’improvisation qui met en exergue le talent de ses interprètes, ce film sur les fragilités et atermoiements du couple, traite par le burlesque le désir d’enfant et se conclut d’une manière aussi politiquement correcte que son postulat de départ revendiquait de ne pas l’être. Les saynètes avec les seconds rôles incarnés par Laurence Loiret-Caille (surtout), Nora Hamzawi, Alice Dutoit sont néanmoins un régal et méritent le déplacement.

    J’avoue cependant avoir été davantage transportée par Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion.

    Prix de la Meilleure Musique de film : Pascal Bideau avec Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion (en salles le 1er novembre 2023)

    Ce film, présenté en séance spéciale du Festival de Cannes, a reçu le prix de la meilleure musique de ce 9ème Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule mais aurait aussi mérité celui du meilleur film.

    La Marguerite du théorème est une brillante élève en Mathématiques à l'ENS, dont le destin semble tout tracé. Seule fille de sa promo, elle termine une thèse qu’elle doit exposer devant un parterre de chercheurs. Le jour J, une erreur bouscule toutes ses certitudes et l’édifice s’effondre. Marguerite décide de tout quitter pour tout recommencer.

    Résumé ainsi, ce film pourrait s’annoncer comme particulièrement rébarbatif. Il ne l’est aucunement, pas une seule seconde. Quand on demande à Marguerite ce qu’elle aime dans les mathématiques, elle répond : « Je ne pourrais pas vivre sans. » Le Théorème de Marguerite est avant tout cela, une histoire de passion, de solitude face à l’engagement qu’elle implique. « Les mathématiques ne doivent souffrir d'aucun sentiment » lui assène son mentor, pourtant pour Marguerite ce n’est que cela. Un moyen aussi d’affronter les mystères du monde et la vanité de l’existence : « J'étais très angoissée par l'infini, l'idée que l'univers n'avait pas de fin. Goldbach, c'était un moyen de mettre de l'ordre dans l'infini. »

    Si vous êtes hermétique aux mathématiques, rassurez-vous, ce film vous parlera malgré tout, a fortiori si vous connaissez cet état second dans lequel vous plonge une passion ou les affres de la création. Les mathématiques sont presque un prétexte, poétique, comme ces murs recouverts de formules qui en deviennent soudain abstraits et admirables. Le parallèle est évident avec l’engagement que nécessite un film, cette formule complexe qui aboutit à la magie, ce travail acharné au résultat incertain.

    C’est avant tout le (magnifique) portrait d’une femme moderne, singulière, qui ne tombe dans aucun cliché (et cela fait un bien fou). Froide, fermée, à l’image de son prénom suranné, Marguerite n’est pas de prime abord sympathique. Les lignes cliniques et l’âpreté des décors reflètent son état d’esprit et, comme elle, ils chemineront progressivement vers la lumière, le désordre, l’asymétrie.

    Jean-Pierre Darroussin, faussement dur et autoritaire, mais surtout blessé dans son orgueil, est parfait dans le personnage du directeur de thèse et mentor, Werner. Ella Rumpf, découverte dans Grave de Julia Ducournau, se glisse totalement dans la peau de Marguerite, renfermée sur sa passion et sur elle-même, combattive, et s’ouvrant peu à peu aux autres. Elle procure toute sa force captivante au film. Celle qu’on surnomme « la mathématicienne en chaussons », le corps recroquevillé, le regard frondeur, n’est pas là pour se distraire mais dévouée corps et âme à la conjecture de Goldbach, problème irrésolu et en apparence insoluble de la théorie des nombres. Quelle intelligence dans l’écriture du scénario pour transformer ce qui aurait pu être ennuyeux et abscons en véritable thriller des émotions, palpitant. Il faudra l'arrivée d'un nouvel étudiant particulièrement brillant (Julien Frison de la Comédie Française) pour faire s’écrouler tout son édifice et la faire renaître, s’abandonner.

    Clotilde Courau dans le rôle de la mère fascinée par le « don » de sa fille et dépassée par sa mue, est une nouvelle fois d’une justesse remarquable. La magnifique Sonia Bonny incarne la lumineuse et sensuelle colocataire de Marguerite. Grâce à elle, Marguerite découvre un autre univers, celui des joueurs de Mahjong du quartier chinois de Paris et des virées nocturnes. Marguerite va peu à peu (re)naitre au monde, à la vie, à la lumière, aux désirs autres que ceux suscités par l’envie de trouver des solutions aux formules mathématiques. Elle se relève et se redresse dans tous les sens du terme, et l’environnement s’illumine.

    Un sublime portrait de femme et une brillante dissection métaphorique des effets de la création, de la solitude et de l'abnégation qu'elle implique, mais surtout un film sensible, parfaitement écrit et interprété, passionnant de la première à la dernière seconde, porté par la musique inspirée de Pascal Bideau.

    Si Ella Rumpf aurait aussi mérité un prix d’interprétation tant elle donne corps, vie et âme à Marguerite, c’est à deux autres comédiens que le jury a choisi d’attribuer le prix d’interprétation, ex-aequo.

    Prix de la Meilleure Interprétation : Alex Lutz & Karin Viard (ex-æquo) pour La Nuit, d’Alex Lutz

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    Ce dernier film d’Alex Lutz fut auparavant présenté en clôture de la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 2023.

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    Paris, métro bondé, un soir comme les autres.
    Une femme bouscule un homme, ils se disputent. Très vite le courant électrique se transforme… en désir brûlant. Les deux inconnus sortent de la rame et font l’amour dans la cabine d’un photomaton.
    La nuit, désormais, leur appartient.
    Dans ce Paris aux rues désertées, aux heures étirées, faudra-t-il se dire au revoir ?

    On songe évidemment à Before Sunrise de Richard Linklater mais aussi au moins connu et non moins excellent After, avec Raphaël Personnaz et Julie Gayet, de Géraldine Maillet qui explorait également déjà cette idée de la nuit comme vecteur de rencontre et comme instrument de suspension de vol du temps. La nuit, le temps semble en effet s’étirer, et être le moment de tous les possibles (ceux de la jeunesse retrouvée), toutes les libertés et de toutes les audaces, de l’oubli de la rude réalité et des drames que le jour viendra réveiller de sa lumière crue. Entre maladresse et audace, ces deux-là vont se livrer comme ils ne l’ont jamais fait, réécrire et réinventer leur nuit, laisser affleurer leurs fragilités, mais surtout disserter sur leur couple et faire le bilan de leur vie. Peu à peu, ils se dépouillent du masque des apparences (au propre comme au figuré : ils empruntent des vêtements à des étudiants, se débarrassent de leurs portables, perdent leurs portefeuilles…). Parfois l’incongruité s’en mêle, ou la poésie le temps d’une rencontre avec un cheval. Même au milieu des autres, ils semblent couper du monde, dans leur bulle onirique, que ce soit dans un parc, un magasin de meubles ou une soirée étudiante. La caméra filme au plus près leurs visages, leur fugue et leur fouge. Les logorrhées désordonnées du personnage incarné par Alex Lutz font penser à Woody Allen comédien dans ses propres films, de même que leurs conversations pseudo-psychanalytiques débridées sur le couple rappellent évidemment les longs-métrages du cinéaste américain. Le « twist » final que de multiples indices disséminés dès le début mais aussi le jeu des deux comédiens auront permis aux plus attentifs de deviner, apporte un autre éclairage, romantique et dramatique, à cette histoire. Si elle n’a pas l’inventivité de Guy, cette promenade nocturne dans les rues de Paris n’en est pas moins émouvante et la nuit parisienne le terrain de jeu de deux talentueux comédiens dont le plaisir à écrire et jouer ensemble transpire dans chaque plan.

    Prix Spécial Coup de Projecteur – Universciné : Les Meutes de Kamal Lazraq

    Prix du Public – Groupe Barrière : Sous le tapis de Camille Japy

    Prix de la Meilleure Musique de l’année : Delphine Malausséna pour En plein feux de Quentin Reynaud

    Prix de la Révélation Jeune Talent Compositeur : Thibault Duclos Malidor

    Prix du Meilleur Court-Métrage : Boussa the Kiss de Azedine Kasri

    Prix d’Honneur : Kyle Eastwood

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    En clôture du festival, fut projeté le film d’une des membres du jury de cette 9ème édition, Amanda Sthers, Les Promesses, adapté de son roman éponyme, à découvrir au cinéma le 9 août 2023.

    Synopsis : La vie, en général, n’en finit pas de faire des promesses qu’elle prend plaisir, ensuite, à ne pas tenir. L’histoire d’amour inachevée entre Alexander et Laura …

    Ce film, dont je vous parlerai ultérieurement plus longuement, est à l’image de la musique signée Andrea Lazslo de la Simone, d’une lumineuse mélancolie et d’une réconfortante nostalgie. Les 4 saisons d’Alexander. Les 4 saisons de la vie d’un homme incarné par trois acteurs mais surtout Pierfrancesco Favino, magistral, de 40 à 77 ans. Une magnifique histoire d’amour impossible et un film sur lequel plane l’ombre de Visconti, en ce qu’il raconte la déliquescence d’un monde, et la solitude abyssale d’un homme. C’est avant tout cela, un magnifique portrait d’homme sur lequel Amanda Sthers porte un regard attendri, compatissant, un homme écartelé, perdu, à la dérive dont la seule bouée semble être cette femme inaccessible et fascinante dont le portrait apparaît en pointillés comme si elle n’était qu’un rêve évanescent (sublime Kelly Reilly). Entre passé et présent, enfance et âge adulte, premier et dernier amour, France et Italie, la toile se tisse peu à peu, la peinture devient plus précise et le personnage plus attachant, et surtout l’émotion plus prégnante, jusqu’à nous saisir au dénouement. Un film bouleversant qui entremêle subtilement passé et présent.

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    Le dernier film de Pierre Jolivet figure parmi les projections marquantes de cette édition, il fut projeté dans la section "Coups de projecteurs". 

    Il y a un peu plus d’un an, je vous parlais ici du film Goliath de Frédéric Tellier qui se penchait sur la lutte contre le glyphosate qui est, depuis 2015, considéré comme « cancérogène probable » par l’OMS. Un film percutant sur un sujet essentiel dont je pensais naïvement qu’il recevrait davantage d’échos médiatiques et de soutiens dans le combat qu'il met en exergue. De nombreux films engagés, à l’image de celui précité, évoquent des combats de David contre Goliath. Ceux de Costa-Gavras, Loach, Boisset, Varda ou des films comme L’affaire Pélican de Pakula ou Effets secondaires de Soderbergh.  Si le cinéma ne change pas toujours le monde, il peut y contribuer, et en tout cas la fiction sans aucun doute peut permettre que les projecteurs soient braqués sur des réalités révoltantes. J’en suis intimement persuadée et plus encore après voir vu le passionnant et édifiant dernier film de Pierre Jolivet que je vous recommande d’emblée. Vous avez tout le temps d’aller voir le dernier volet de Mission impossible (que je vous recommande aussi) mais ce film-ci est fragile, restera forcément moins longtemps à l’affiche, alors allez le voir en premier lieu, et ne tardez pas.

     Pierre Jolivet a co-écrit ce film avec la journaliste Inès Léraud, un film inspiré d’une BD vendue à plus de 130000 exemplaires. En 2019, Inès Léraud publiait ainsi avec Pierre Van Hove Algues vertes, l’histoire interdite aux éditions La Revue dessinée - Delcourt, une BD qui remporta 6 prix dont le grand prix du journalisme et le prix de la BD bretonne. Ensuite, en 2021, elle co-fonda le média d’investigation indépendant Splann ! avec d'autres journalistes travaillant en Bretagne.

    Synopsis : À la suite de morts suspectes, Inès Léraud (Céline Sallette), jeune journaliste, décide de s’installer en Bretagne pour enquêter sur le phénomène des algues vertes. À travers ses rencontres, elle découvre la fabrique du silence qui entoure ce désastre écologique et social. Face aux pressions, parviendra-t-elle à faire triompher la vérité ?

    « On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité. » Le long-métrage commence par cette citation de Voltaire, judicieusement choisie, reflétant le double discours du film qui est à la fois une déclaration d’amour à la Bretagne (celle des vivants à qui on « doit des égards ») et un combat légitime et acharné contre le silence retentissant et aberrant qui entoure les algues vertes (la vérité due aux morts qui en furent victimes).

    La première scène du film nous montre le rivage vu d’en haut. Indistinctes tout d’abord, les algues vertes dessinent un tableau abstrait presque fascinant. En se rapprochant, on découvre leurs ramifications tentaculaires. Le scandale est flagrant, indéniable… Et pourtant le silence règne face à l’évidence de la prolifération des algues. Bien sûr, rien dans cette image ne traduit encore leur dangerosité que le film démontre ensuite de manière magistrale.

    Ce film a ainsi l’intelligence d’être autant une déclaration d’amour à la Bretagne qu’une déclaration de guerre aux algues vertes (et au silence qui entoure ce fléau), et de mettre en parallèle l’histoire personnelle d’Inès (son histoire avec sa compagne Judith et son histoire d’amour avec la Bretagne où elles finiront par s’installer) et son combat. Il commence véritablement au moment du décès de Jean-René Auffray, joggeur retrouvé mort dans une vasière remplie d’algues vertes, dans la baie de Saint-Brieuc, en septembre 2016. Inès ne va avoir de cesse de lutter contre « la fabrique du silence qui entoure l’agroalimentaire breton », en enquêtant inlassablement et en y consacrant toutes ses chroniques radiophoniques, malgré les pressions, les menaces de morts et le silence obstiné des personnes qu’elle sollicite.

    Céline Sallette incarne subtilement l’opiniâtreté d’Inès, son courage, son investissement, son empathie, son intégrité, qui ne fléchissent pas, que ce soit face à la virulence d’un représentant de la FNSEA (qui ne réfutera pas l’importance du syndicat dans cette exploitation de la terre à outrance, pas même quand elle dira que la « FNSEA choisit le Ministre de l’Agriculture » et pour qui la vraie violence c’est « le prix du lait à cause des consommateurs qui ne veulent pas payer le prix »), ou face à  la couardise d’un vice-président de Conseil Régional devenu député (incarné par Jonathan Lambert) qui reconnaîtra l’ingratitude de sa profession et arguera des intérêts contradictoires qu’il doit gérer. L’agro-alimentaire est « un État dans l’État » et c’est à ce mastodonte invincible que se confronte Inès. Certains chiffrent donnent le tournis. Imaginez :  on dénombre 14 millions de cochons en Bretagne, soit 4 fois plus que d’habitants !

    Le film ne cède jamais au manichéisme. Inès ne fait pas de son combat une lutte contre les agriculteurs, bien au contraire, rappelant qu’ils ne sont que des pions dans cette surexploitation de la terre, des victimes de cette guerre et d’intérêts économiques supérieurs, et que deux agriculteurs par jour se suicident. Ce développement des algues vertes est en effet la conséquence de l’industrie agroalimentaire et notamment des rejets de nitrates provenant de l’élevage intensif. En cas d’accumulation importante, leur décomposition au soleil produit des gaz dangereux pour l’humain comme pour l’animal, notamment l’hydrogène sulfuré (H2S) qui « peut tuer aussi rapidement que du cyanure ».

     Il était tout aussi courageux de la part de Pierre Jolivet de s’attaquer à ce sujet, de dénoncer les complicités politiques (qui nient ou parfois même maquillent la réalité pour préserver les intérêts touristiques et plus largement économiques de toute une région). Tourné essentiellement dans le Finistère-nord, et autour de Saint-Brieuc, là où se concentre une grande partie des algues vertes, le tournage même, en six semaines avec presque 2 décors par jour, fut aussi un véritable défi. Certaines images restent gravées et suscitent forcément notre indignation : ces sangliers morts, ce cours d’eau rouge sang, ces algues vertes à perte de vue.

    Ce n’est pas la Bretagne qu’attaque Inès mais cette aberration écologique qui met en danger les populations qui y vivent. La Bretagne est montrée dans toute sa splendeur avec ses paysages d’une rudesse envoûtante. La compagne d’Inès (lumineuse Nina Meurisse dans le rôle de Judith), dira clairement qu’elle tombe amoureuse de la région. Et les baignades d’Inès constituent une respiration dans son quotidien éprouvant, mais aussi pour le spectateur qui suit comme un thriller son haletante et périlleuse enquête.

    Céline Sallette est entourée d’une pléiade de remarquables acteurs qui incarnent des personnages parfois bruts mais souvent très attachants : Hervé Mahieux, Françoise Comacle, Eric Combernous. Le personnage de Rosy Auffray (Julie Ferrier) représente magnifiquement, à la fois l’aveuglement, le scepticisme, les choix cornéliens (préserver sa tranquillité ou combattre) en lesquels chacun peut se reconnaître et contribue à l’émotion qui nous emporte totalement à la fin avec l’espoir que, enfin, David l’emporte contre Goliath, nous donnant envie de nous intéresser encore plus au sujet et de savoir ce que donnera l’appel de la vraie Rosy (en cours) dans le procès pour la reconnaissance de la responsabilité des algues vertes dans le décès de son mari.

    Pierre Jolivet signe là un magnifique portrait d’héroïne contemporaine, mais surtout un film engagé, militant même, qui pour autant n’oublie jamais le spectateur, et d’être une fiction, certes particulièrement documentée et instructive mais qui s’avère captivante et prenante de la première à la dernière seconde, tout en décrivant avec beaucoup d’humanité et subtilité un scandale sanitaire et toutes les réalités sociales qu’il implique. Ajoutez à cela la subtile musique originale d’Adrien Jolivet et vous obtiendrez un film marquant à la hauteur du sujet, des victimes d’hier et des personnes qui pourraient en être demain, qui rend aussi un vibrant hommage à la beauté renversante de la Bretagne.

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    Ce festival demeure un évènement unique et rare tant par la qualité des films projetés, la symbiose entre cinéma et musique que la convivialité qui y règne. Le tout dans le cadre majestueux de la Baie de La Baule qui sert d’écrin à ce festival qui, en 9 ans, a réussi à s’imposer comme un évènement cinématographique et musical indispensable avec, à son générique, des films majeurs, mais aussi des concerts marquants des plus grands compositeurs de musiques de films à l’image de ce que sera sans aucun doute celui de cette année.

    Il y a trois ans, les organisateurs de ce festival (créé et dirigé par Sam Bobino, notamment fondateur des Paris Film Critics Awards -vous trouverez ici mon compte-rendu détaillé et le palmarès de l'édition 2023 -  et le cinéaste Christophe Barratier) avaient eu la judicieuse idée d’inaugurer une nouvelle formule mettant l’accent sur le cinéma français.  Le festival devient ainsi une fenêtre d’exposition pour les films qui sortent pendant l’été, une idée lumineuse quand certains films à l’affiche en juillet-août ne bénéficient pas de la visibilité qu’ils mériteraient. 

    Les films découverts dans le cadre de ce festival sont souvent les meilleurs de l’année parmi lesquels il y eut : Paterson, À peine j’ouvre les yeux, Tanna, Le Prophète, Demain tout commence, Born to be blue, Jalouse, L’attente, Mr. Turner, Carole Matthieu, Tout nous sépare, Guy, La tortue rouge, Les hirondelles de Kaboul et, rien que pour l’année 2019, en compétition, sans doute les meilleurs films de l’année (Les Éblouis, J’ai perdu mon corps, La Belle époque, La dernière vie de Simon, La nuit venue, Lola vers la mer)…et tant d’autres et aussi de nombreux documentaires comme Abdel Rahman El Bacha - Un piano entre Orient et Occident, ou encore des courts-métrages. L'édition 2022 n'avait pas dérogé à la règle notamment avec la projection du documentaire Ennio de Giuseppe Tornatore, ou encore en compétition les films I love Greece de Nafsika Guerry-Karamounas, Flee de Jonas Poher Ramussen, mais aussi Maria rêve de Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller... Retrouvez, ici, mon compte-rendu détaillé de l'édition du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule 2022.

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    Chaque année, le festival propose aussi  des master class passionnantes et des concerts mémorables comme le furent ceux de Francis Lai, Michel Legrand, Lalo Schifrin, Eric Serra, Gabriel Yared, Vladimir Cosma, Philippe Sarde et Alexandre Desplat l’an passé.

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    J’ai consacré il y a quelques jours, ici, un article aux 100 ans de la Warner. Le Festival de La Baule a eu l’excellente idée de les célébrer également avec la projection  du film The Artist que viendra présenter son compositeur Ludovic Bource. 

    Critique de The Artist de Michel Hazanavicius - et souvenir de projection au Festival de Cannes 2011, ma critique ci-dessous fut intialement publiée suite à cette projection -

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    C’était un dimanche matin de mai 2011, le début du Festival de Cannes encore, en projection presse. Pas encore vraiment l’effervescence pour le film qui obtint la palme d’or mais un joli bruissement d’impatience parmi les regards déjà las, ou obstinément sceptiques. 1H40 plus tard, la salle résonnait d’applaudissements, pendant dix minutes, fait rare en projection presse. Le soir même, j'étais retournée le voir en projection officielle. L’émotion fut la même, redoublée par la présence de l’équipe du film, terriblement émue elle aussi par les réactions enthousiastes du public, par les rires tendres, par cette cavalcade d’applaudissements qui a commencé lors de la dernière scène et ne s’est plus arrêtée pour continuer pendant un temps qui m’a paru délicieusement long. Un beau, rare et grand moment du Festival de Cannes.

    Le pari était pourtant loin d’être gagné d’avance. Un film muet (ou quasiment puisqu’il y a quelques bruitages). En noir et blanc. Tourné à Hollywood. En 35 jours. Par un réalisateur qui jusque là avait excellé dans son genre, celui de la brillante reconstitution parodique mais très éloigné de l’univers dans lequel ce film nous plonge. Il fallait beaucoup d’audace, de détermination, de patience, de passion, de confiance, et un peu de chance sans doute aussi, sans oublier le courage -et l’intuition- d’un producteur (Thomas Langmann) pour arriver à bout d’un tel projet. Le pari était déjà gagné quand le Festival de Cannes l’a sélectionné d’abord hors compétition pour le faire passer ensuite en compétition, là encore fait exceptionnel.

    Le film débute à Hollywood, en 1927, date fatidique pour le cinéma puisque c’est celle de l’arrivée du parlant. George Valentin (Jean Dujardin) est une vedette du cinéma muet qui connaît un succès retentissant mais l’arrivée des films parlants va le faire passer de la lumière à l’ombre et le plonger dans l’oubli. Pendant ce temps, une jeune figurante, Peppy Miller (Bérénice Béjo) qu’il aura au départ involontairement  placée dans la lumière, va voir sa carrière débuter de manière éblouissante. Le film raconte l’histoire de leurs destins croisés.

    Qui aime sincèrement le cinéma ne peut pas ne pas aimer ce film qui y est un hommage permanent et éclatant. Hommage à ceux qui ont jalonné et construit son histoire, d’abord, évidemment. De Murnau à Welles, en passant par Borzage, Hazanavicius cite brillamment ceux qui l’ont ostensiblement inspiré. Hommage au burlesque aussi, avec son mélange de tendresse et de gravité, et évidemment, même s’il s’en défend, à Chaplin qui, lui aussi,  lui surtout, dans « Les feux de la rampe », avait réalisé un hymne à l'art qui porte ou détruit, élève ou ravage, lorsque le public, si versatile, devient amnésique, lorsque le talent se tarit, lorsqu’il faut passer de la lumière éblouissante à l’ombre dévastatrice. Le personnage de Jean Dujardin est aussi un hommage au cinéma d’hier : un mélange de Douglas Fairbanks, Clark Gable, Rudolph Valentino, et du personnage de Charles Foster Kane (magnifiques citations de Citizen Kane) et Bérénice Béjo, avec le personnage de Peppy Miller est, quant à elle, un mélange de Louise Brooks, Marlène Dietrich, Joan Crawford…et nombreuses autres inoubliables stars du muet.

    Le cinéma a souvent parlé de lui-même… ce qui a d’ailleurs souvent produit des chefs d’œuvre. Il y a évidemment La comtesse aux pieds nus de MankiewiczLa Nuit américaine de Truffaut, Sunset Boulevard de Billy Wilder, Une étoile est née de George Cukor et encore Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly auxquels The Artist, de par son sujet, fait évidemment penser. Désormais, parmi ces classiques, il faudra citer The Artist de Michel Hazanavicius. Ses précédents films étaient d'ailleurs déjà des hommages au cinéma. On se souvient ainsi des références à Sueurs froides ou La Mort aux trousses d'Hitchcock dans OSS 117 : Rio ne répond plus.

    Hazanavicius joue ainsi constamment et doublement la mise en abyme : un film muet en noir et blanc qui nous parle du cinéma muet en noir et blanc mais aussi qui est un écho à une autre révolution que connaît alors le cinéma, celle du Numérique.

    Le mot jubilatoire semble avoir été inventé pour ce film, constamment réjouissant, vous faisant passer du rire aux larmes, ou parfois vous faisant rire et pleurer en même temps. Le scénario et la réalisation y sont pour beaucoup mais aussi la photographie (formidable travail du chef opérateur Guillaume Schiffman qui, par des nuances de gris, traduit les états d’âme de Georges Valentin), la musique envoûtante (signée Ludovic Bource, qui porte l’émotion à son paroxysme, avec quelques emprunts assumés là aussi, notamment à Bernard Herrmann) et évidemment les acteurs au premier rang desquels Jean Dujardin qui méritait amplement son prix d’interprétation cannois.

    Flamboyant puis sombre et poignant, parfois les trois en même temps, il fait passer dans son regard une foule d’émotions, de la fierté aux regrets,  de l’orgueil à la tendresse, de la gaieté à la cruelle amertume de la déchéance.  Il faut sans doute beaucoup de sensibilité, de recul, de lucidité et évidemment de travail et de talent pour parvenir à autant de nuances dans un même personnage (sans compter qu’il incarne aussi George Valentin à l’écran, un George Valentin volubile, excessif, démontrant le pathétique et non moins émouvant enthousiasme d’un monde qui se meurt). Il avait déjà prouvé dans Un balcon sur la mer de Nicole Garcia qu’il pouvait nous faire pleurer.  Il confirme ici l’impressionnant éclectisme de sa palette de jeu et d'expressions de son visage.

     Une des plus belles et significatives scènes est sans doute celle où il croise Peppy Miller dans un escalier, le jour  du Krach de 1929. Elle monte, lui descend. A l’image de leurs carrières. Lui masque son désarroi. Elle, sa conscience de celui-ci, sans pour autant dissimuler son enthousiasme lié à sa propre réussite. Dujardin y est d’une fierté, d’une mélancolie, et d’une gaieté feinte bouleversantes, comme à bien d’autres moments du film. Bérénice Béjo ne démérite pas non plus dans ce nouveau rôle de « meilleur espoir féminin » à la personnalité étincelante et généreuse, malgré un bref sursaut de vanité de son personnage. Il ne faudrait pas non plus oublier les comédiens anglo-saxons : John Goodman, Malcolm McDowell et John Cromwell (formidablement touchant dans le rôle du fidèle Clifton).

    Il y eut bien quelques cyniques pour dire que ce mélodrame  est plein de bons sentiments, mais Hazanicius assume justement ce mélodrame. The Artist est en effet aussi une très belle histoire d’amour simple et émouvante, entre Peppy et Georges mais aussi entre Georges et son cabot-in Uggy : leur duo donne lieu à des scènes tantôt drôles, tantôt poétiques, tantôt touchantes, et là encore parfois au trois en même temps. Hommage aussi à ce pouvoir magique du cinéma que de susciter des émotions si diverses et parfois contradictoires.

    Michel Hazanavicius  évite tous les écueils et signe là un hommage au cinéma, à sa magie étincelante, à son histoire, mais aussi et avant tout aux artistes, à leur orgueil doublé de solitude, parfois destructrice. Des artistes qu’il sublime, mais dont il montre aussi les troublantes fêlures et la noble fragilité.

    Ce film m’a éblouie, amusée, émue. Parce qu’il convoque de nombreux souvenirs de cinéma. Parce qu’il est une déclaration d’amour follement belle au cinéma. Parce qu’il ressemble à tant de films du passé et à aucun autre film contemporain. Parce qu’il m’a fait ressentir cette même émotion que ces films des années 20 et 30 auxquels il rend un vibrant hommage. Parce que la réalisation est étonnamment inspirée (dans les deux sens du terme d’ailleurs puisque, en conférence de presse, Michel Hazanavicius a revendiqué son inspiration et même avoir « volé » certains cinéastes). Parce qu’il est burlesque, inventif, malin, poétique, et touchant.  Parce qu’il montre les artistes dans leurs belles et poignantes contradictions et fêlures.

    Il ne se rapproche d’aucun autre film primé jusqu’à présent à Cannes…et en sélectionnant cet hymne au cinéma en compétition puis en le  primant,  le Festival de  Cannes a prouvé qu’il était avant tout le festival qui aime le cinéma, tous les cinémas, loin de la caricature d’une compétition de films d’auteurs représentant toujours le même petit cercle d’habitués dans laquelle on tend parfois à l’enfermer.

     Un film à ne manquer sous aucun prétexte si, comme moi, vous aimez passionnément et même à la folie, le cinéma. Rarement un film aura aussi bien su en concentrer la beauté simple et magique, poignante et foudroyante. Oui, foudroyante comme la découverte  de ce plaisir immense et intense que connaissent les amoureux du cinéma lorsqu’ils voient un film pour la première fois, et découvrent son pouvoir d’une magie ineffable, omniprésente ici.

    Gran Torino de Clint Eastwood - Critique

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    Walt Kowalski ( oui, Kowalski comme Marlon Brando dans Un tramway nommé désir), Walt Kowalski (Clint Eastwood) donc, ancien vétéran de la guerre de Corée et retraité de l’usine Ford de Détroit, a tout pour plaire : misanthrope, raciste, aigri, violent, cynique, irascible, intolérant. Et  très seul. D’autant plus que lorsque débute l’intrigue, il enterre sa femme méprisant autant ses enfants et petits-enfants que ceux-ci le dédaignent.  Enfin, seul… ou presque : il est toujours accompagné de la fidèle Daisy, son labrador,  de son fusil, de sa voiture de collection, une splendide Gran Torino qu’il ne se lasse pas d’admirer depuis la terrasse de son pavillon de Détroit,  de ses bières et ses douloureux souvenirs. La dernière volonté de sa femme était qu’il aille se confesser mais Walt ne fait confiance à personne ni à un prêtre (Christopher Carley) qui va le poursuivra inlassablement pour réveiller sa bonne (ou mauvaise) conscience pour susciter sa confession, ni à sa famille et encore moins ses voisins, des immigrants asiatiques qu’il méprise et qui lui rappellent de cruelles blessures. Jusqu’au jour où, sous la pression d’un gang, un adolescent Hmong, le fils de ses voisins,  le jeune, timide -et lui aussi solitaire et incompris- Thao (Bee Vang),  tente de lui voler sa voiture, ce à quoi il tient le plus au monde. Et lorsque le gang s’attaque à Thao,  Walt s’attaque au gang non pas pour le défendre mais pour les chasser de son jardin.  Sur ce malentendu, ayant ainsi défendu Thao, malgré lui, il devient ainsi le héros du quartier. Sue (Ahney Her), la sœur aînée de Thao, insiste pour que ce dernier se rachète en travaillant pour Walt. Ce dernier va alors lui confier des travaux d’intérêt général. Et peu à peu,  en apprenant à se comprendre, le timide adolescent aux prémisses de son existence, et le misanthrope, aux dernières lueurs de la sienne, vont révéler un nouveau visage, et emprunter une nouvelle route…

    Gran Torino est un film multiple et fait partie de ces films, rares, qui  ne cherchent pas l’esbroufe et à vous en mettre plein la vue mais de ces films qui vous enserrent subrepticement dans leur univers pour vous asséner le coup de grâce au moment où vous y attendiez le moins, ou plutôt alors que vous vous y attendiez. Mais pas de cette manière. Oui la grâce. Coup de grâce dans tous les sens du terme.

    Multiple parce qu’il est aussi drôle que touchant, passant parfois de l’humour à l’émotion, du comique au tragique  en un quart de seconde, dans une même scène. La scène où son fils et sa belle-fille viennent fêter son anniversaire est à la fois redoutablement triste et drôle.

    Multiple parce qu’il réunit tous les clichés du film manichéen pour subtilement et mieux s’en départir. Et après le justement très manichéen et excessivement mélodramatique L’Echange on pouvait redouter le pire, surtout que ce sujet pouvait donner lieu aux pires excès.

    Multiple parce que derrière cette histoire de vétéran de la guerre de Corée, c’est aussi celle d’un mythe du cinéma américain qui fait preuve d’autodérision, répondant à ses détracteurs, exagérant toutes les tares qui lui ont été attribuées et les faisant une à une voler en éclats mais créant aussi un personnage, sorte de condensé de tous ceux qu’il a précédemment interprétés. Souvent des hommes en marge, solitaires, sortes de cowboys intemporels. Et ce Kowalski  ressemble  un peu à l’entraîneur de  Million Dollar Baby, lui aussi fâché avec sa famille et la religion. Mais aussi à l’inspecteur Harry. Ou même au Robert Kincaid de Sur la route de Madison dont il semble pourtant de prime abord être aux antipodes.

    Multiple parce que c’est à la fois un film réaliste (les acteurs Hmong sont non professionnels, Gran Torino est ainsi le premier scénario de Nick Schenk –coécrit avec Dave Johannson- qui a travaillé longtemps dans des usines au milieu d’ouvriers Hmong, peuple d’Asie répartie dans plusieurs pays  avec sa propre culture,  religion, langue) et utopique dans son sublime dénouement. C’est aussi  à la fois un thriller, une comédie, un film intimiste, un drame, un portrait social, et même un western.

    Evidemment nous sommes dans un film de Clint Eastwood. Dans un film américain. Evidemment nous nous doutons que cet homme antipathique va racheter ses fautes, que la Gran Torino en sera l’emblème, qu'il ne pourra rester insensible à cet enfant, à la fois son double et son opposé, sa mauvaise conscience (lui rappelant ses mauvais souvenirs et ses pires forfaits) et sa bonne conscience (lui permettant de se racheter, et réciproquement d'ailleurs),  que la morale sera sauve et qu’il finira par nous séduire. Malgré tout. Mais c’est là tout l’immense talent de Clint Eastwood : nous surprendre, saisir, bouleverser avec ce qui est attendu et prévisible, faire un film d’une richesse inouïe à partir d’une histoire qui aurait pu se révéler mince, univoque et classique, voire simpliste.  D’abord, par une scène de confession qui aurait pu être celle d’un homme face à un prêtre dans une Eglise, scène qui aurait alors été convenue et moralisatrice. Une scène qui n’est qu’un leurre pour que lui succède la véritable scène de confession, derrière d’autres grilles. A un jeune garçon qui pourrait être le fantôme de son passé et sera aussi le symbole de sa rédemption.  Scène déchirante, à la fois attendue et surprenante. Ensuite et surtout,  avec cette fin qui, en quelques plans, nous parle de transmission, de remords, de vie et de mort, de filiation, de rédemption, de non violence, du sens de la vie. Cette fin sublimée par la photographie crépusculaire de Tom Stern (dont c’est la septième collaboration avec Clint Eastwood, cette photographie incomparable qui, en un plan, vous fait entrevoir la beauté évanescente d'un instant ou la terreur d'un autre) qui illumine tout le film, ou l’obscurcit majestueusement aussi, et par la musique de Kyle Eastwood  d’une douceur envoûtante  nous assénant le coup fatal.

    Vous quitterez ce film encore éblouis par sa drôlerie désenchantée,  à la fois terrassés et portés par sa sagesse, sa beauté douloureuse, sa lucidité, sa mélancolie crépusculaire, entre ombre et lumière, noirceur et espoir, mal et rédemption, vie et mort, premières et dernières lueurs de l'existence. Le tout servi par une réalisation irréprochable et par un acteur au sommet de son art qui réconciliera les amateurs de l’inspecteur Harry et les inconditionnels de Sur la route de Madison et même ceux qui, comme moi, avaient trouvé Million dollar baby et L’Echange  démesurément grandiloquents et mélodramatiques. Si, les premières minutes ou même la première heure vous laissent vous aussi parfois sceptiques, attendez…attendez que ce film ait joué sa dernière note, dévoilé sa dernière carte qui éclaireront l’ensemble et qui  font de ce film un hymne à la tolérance, la non violence (oui, finalement) et à la vie qui peut rebondir et prendre un autre sens (et même prendre sens!) à chaque instant.   Même l'ultime. Même pour un homme seul, irascible, cynique et condamné à mort et a priori à la solitude. Même pour un enfant seul, timide, a priori condamné à  une vie terne et violente. 

    Un film qui confirme le talent d’un immense artiste capable de tout jouer et réaliser et d’un homme capable de livrer une confession, de faire se répondre et confondre subtilement cinéma et réalité, son personnage et sa vérité, pour nous livrer un visage à nu et déchirant. Une démonstration implacable. Un film irrésistible et poignant.  Une belle leçon d’espoir, de vie, d’humilité. Et de cinéma…

    Ma vision romanesque du festival

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    En attendant de pouvoir vous parler de mon nouveau roman qui a en grande partie le festival pour cadre, je vous invite également à écouter ma nouvelle qui se déroule intégralement au Festival de La Baule, Un Certain 14 novembre, publiée dans le recueil de 16 nouvelles sur le cinéma Les illusions parallèles (Editions du 38 - 2016) que j'avais eu le plaisir de dédicacer au festival, une nouvelle enregistrée dans mon podcast In the mood for cinema, composé de 13 fictions littéraires, la plupart lauréates de concours d'écriture. A écouter ici sur Spotify mais aussi sur Deezer, Amazon Music, Google podcasts...

    Pour en savoir plus sur le festival

    Pour en savoir plus sur le Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule , rendez-vous aussi sur le site officiel du festival, ainsi que sur le compte Instagram du festival (@festivallabaule).

    Mes bonnes adresses

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    Retrouvez mes articles sur mes bonnes adresses bauloises, le Castel Marie-Louise, L'hôtel Barrière L'Hermitage et l' Hôtel Royal Thalasso Barrière.

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  • Critique de CLÉO, MELVIL ET MOI de Arnaud Viard (au cinéma le 5 juillet 2023)

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    Selon Léonard de Vinci, « La simplicité est la sophistication suprême. » C’est aussi souvent de la simplicité que provient la grâce comme celle qui surgit (et, brusquement, et subrepticement nous émeut) dans le quatrième long-métrage en tant que réalisateur du comédien Arnaud Viard après l’excellent Clara et moi (2004), puis Arnaud fait son deuxième film (2015) et Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part (2020).

    Saint-Germain-des-Prés. Le noir et blanc. La simplicité, donc. Déjà trois bonnes raisons d’aimer ce film.

    A Paris, dans la stupeur du premier confinement, Arnaud (Arnaud Viard), séparé d’Isabelle (Romane Bohringer) et papa de Cléo (Cléo Viard Garcin) et Melvil (Melvil Viard Garcin), va profiter de cette parenthèse pour prendre soin de ses enfants et faire le point sur sa vie, ce qui le conduit aux souvenirs mais aussi à l’avenir... L’avenir, c’est peut-être Marianne (Marianne Denicourt), la pharmacienne du quartier, aux yeux verts et au sourire contagieux.

    Un père. Deux enfants. Saint-Germain-des-Prés. Un moment suspendu. Une rencontre. Cela pourrait être le pitch d’un film d’Agnès Varda, comme un écho au titre et au prénom de sa fille, ou le début d’un film de Claude Sautet. Je me souviens des scènes de café filmées à travers la vitre, indissociables des films de ce dernier, déjà présentes dans Clara et moi. Dans l’adaptation des nouvelles d’Anna Gavalda, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, il y était question des « choses de la vie », aussi, déjà.

    Tout commence au Jardin du Luxembourg : une conversation entre hommes qui pourraient être Vincent, François Paul et les autres. Des cris joyeux d’enfants ponctuent la conversation. La France va bientôt être confinée. Un soleil aussi irréel que ces annonces règne et règnera imperturbablement. La caméra caresse la beauté et la sérénité exacerbées de Saint-Germain-des-Prés. Nimbé de ce noir et blanc élégant et intemporel, le quartier légendaire du sixième arrondissement de Paris apparaît dans toute sa splendeur romanesque. Rue de Seine. Rue Jacob. Rue de Tournon... « La capitale est en apnée » mais semble aussi, enfin, respirer.

    16 mars 2020. Le Président de la République annonce que nous sommes « en guerre ». En ce mois de mars 2023, alors que j’écris ces lignes, pour beaucoup, le souvenir de ces 55 jours improbables pendant lesquels l’activité économique s’est arrêtée (et le monde, aussi), s’est déjà presque évanoui dans les limbes de nos souvenirs et de nos vies tempétueuses, dévoré par l’actualité carnassière. Et pourtant qui peut dire que cette période surréaliste n’a pas modifié le cours de sa vie, qu’elle n’a pas suscité de nombreux questionnements quand elle ne l’a pas confronté à ses pires angoisses (l’inaction, la maladie, la mort) ? Pour d’autres, cette période éprouvante fut aussi paradoxalement une douce parenthèse. Du temps pour soi. Du temps d’introspection. De respiration. Comme pour Arnaud avec ses deux enfants de 6 ans et 3 ans et demi (ceux du réalisateur). Les scènes, improvisées, avec ces derniers distillent une fraicheur, printanière, à l’exemple de la météo si incroyablement clémente pendant ces 55 jours.

    Ce film est joliment inclassable, à part. Entre l’autobiographie, la réflexion poétique, le journal intime, teintés de fiction, bercés par la voix off à la deuxième personne du singulier de son réalisateur/protagoniste. Cela crée à la fois une distance et une intimité avec le spectateur, un écho à ses propres émotions, notamment lorsqu’il évoque son père avec beaucoup de tendresse. Les rires des enfants et leur parfum d’insouciance viennent alors contrebalancer ces mots nostalgiques et poignants qui évoquent le disparu ( et plus ou moins consciemment nos disparus à qui nous voudrions adresser une lettre posthume qui aurait l'élégance de ce noir et blanc) : « Tu te mets à sangloter comme un enfant avec ton père alors tu lui dis je t'aime papa. », « Mais ton héros ultime était ton père. » ou quand son père lui dit devant une salle de cinéma comble « Tu es un acteur magnifique » et qu’il en conclut : « Ton père venait de te reconnaître. »

    Parmi ces moments de grâce évoqués en préambule :  le sourire rayonnant de Marianne Denicourt, des mots et dessins d’enfant glissés sous l’oreiller, une incursion dans la comédie musicale avec une scène de danse (en)chantée et enchanteresse (qui rappelle celle de Clara et moi entre Julie Gayet et Julien Boisselier), rue Bonaparte, sur une chanson spécialement composée par Vincent Delerm, douce et grisante (« le Flore fantôme, la nuit qui vient, ce décor-là, Cinecittà à Saint-Germain »). La chanson s’intitule Je n’avais pas vu les choses comme ça. Ce fut aussi un temps le titre du film. En effet, personne n’aurait imaginé l’inconcevable et sans doute chacun l’a-t-il vécu de manière singulière. Parmi ces instants de grâce encore, la musique de l’iconoclaste et irremplaçable Christophe (disparu aux premiers jours de la pandémie, et avec lui un peu de la poésie qu’il trimballait, avec sa voix si émouvante et sa démarche dégingandée) qui s’échappe d’une fenêtre et envahit la place de Fürstenberg et à la fois charme et accable Arnaud comme le surgissement d’une beauté triste, soudain bouleversante car à la fois présente et évanouie. La musique, celle de la chanson La Dolce vita, le poursuit jusqu’à la place de l’Odéon, vide, où il danse avec Marianne. La vie et la poésie l’emportent sur le prosaïque, et nous emportent. A propos de musique, il faut aussi souligner la douceur, là encore, de celle, originale, de Philippe Jakko, Jean Marc Fyot et Alex Shelter.

    Vous l’aurez compris, je vous recommande cette promenade germanopratine, à la fois joyeuse et mélancolique, jalonnée d’escales nostalgiques et gracieuses, que l’on termine à regret avec, en tête, la beauté de Paris, le sourire de Marianne et un parfum de Dolce vita :

    Tous les soirs sans fin

    J'traîne un vieux désarroi

    Mon gilet de chagrin

    Loin de la dolce vita

  • Rétrospective Lars von Trier, le 12 juillet au cinéma - Critique de MELANCHOLIA

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    L'intégrale de Lars von Trier sera à (re)découvrir au cinéma, le 12 juillet, en version restaurée. L'occasion de vous parler de Melancholia.

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    Je me souviens encore de cet  immense  choc, tellurique certes mais surtout cinématographique, lorsque je l'avais découvert dans le cadre du Festival de Cannes, où il figurait en compétition, en 2011. 

    Je pourrais vous en livrer le pitch. Ce pitch vous dirait que, à l'occasion de leur mariage, Justine (Kirsten Dunst) et Michael (Alexander Skarsgård ) donnent une somptueuse réception dans le château de la sœur de Justine, Claire(Charlotte Gainsbourg) et de son beau-frère. Pendant ce temps, la planète Melancholia se dirige inéluctablement vers la Terre...

     Mais ce film est tellement plus que cela…

    Dès la séquence d’ouverture, d’une beauté sombre et déroutante, envoûtante et terrifiante (une succession de séquences et photos sur la musique de Wagner mêlant les images de Justine  et les images de la collision cosmique), j’ai été éblouie, subjuguée, happée par ce qui se passait sur l’écran pour ne plus pouvoir en détacher mon attention. Après ce prologue fantasmagorique et éblouissant,  cauchemardesque,  place au « réalisme » avec les mariés qui sont entravés dans leur route vers le château où se déroulera le mariage. Entravés comme Justine l’est dans son esprit. Entravés comme le sera la suite des évènements car rien ne se passera comme prévu dans ce film brillamment dichotomique, dans le fond comme dans la forme.

    Lars von Trier nous emmène ensuite dans un château en Suède, cadre à la fois familier et intemporel, contemporain et anachronique, lieu du mariage de Justine, hermétique au bonheur. La première partie lui est consacrée tandis que la seconde est consacrée à sa sœur Claire. La première est aussi mal à l’aise avec l’existence que la seconde semble la maitriser jusqu’à ce que la menaçante planète « Melancholia » n’inverse les rôles, cette planète miroir allégorique des tourments de Justine provoquant chez tous cette peur qui l’étreint constamment, et la rassurant quand elle effraie les autres pour qui, jusque là, sa propre mélancolie était incompréhensible.

    Melancholia, c’est aussi le titre d’un poème de Théophile Gautier et d’un autre de Victor Hugo (extrait des « Contemplations ») et le titre que Sartre voulait initialement donner à « La nausée », en référence à une gravure de Dürer dont c’est également le titre. Le film de Lars von Trier est la transposition visuelle de tout cela, ce romantisme désenchanté et cruel. Ce pourrait être prétentieux mais au lieu de se laisser écraser par ses brillantes références (picturales, musicales, cinématographiques), Lars von Trier les transcende pour donner un film d’une beauté, d’une cruauté et d’une lucidité renversantes.

     C’est aussi  un poème vertigineux, une peinture éblouissante, un opéra tragiquement romantique, bref une œuvre d’art à part entière. Un tableau cruel d’un monde qui se meurt ( dont la clairvoyance cruelle de la première partie fait penser à Festen de Vinterberg) dans lequel rien n’échappe au regard acéré du cinéaste : ni la lâcheté, ni l’amertume, ni la misanthropie, et encore moins la tristesse incurable, la solitude glaçante face à cette « Mélancholia », planète vorace et assassine, comme l’est la mélancolie dévorante de Justine.

    Melancholia est un film  qui mêle les genres habituellement dissociés (anticipation, science-fiction, suspense, métaphysique, film intimiste…et parfois comédie, certes cruelle) et les styles (majorité du film tourné caméra à l’épaule) .

    Un film de contrastes et d’oppositions. Entre rêve et cauchemar. Blancheur et noirceur. La brune et la blonde. L’union et l’éclatement. La terreur et le soulagement. La proximité (de la planète) et l’éloignement (des êtres).

    Un film à contre-courant, à la fois pessimiste et éblouissant. L’histoire d’une héroïne  incapable d’être heureuse dans une époque qui galvaude cet état précieux et rare avec cette expression exaspérante « que du bonheur ».

    Un film dans lequel rien n’est laissé au hasard, dans lequel tout semble concourir vers cette fin…et quelle fin ! Lars von Trier parvient ainsi à instaurer un véritable suspense terriblement effrayant et réjouissant qui s’achève par une scène redoutablement tragique d’une beauté saisissante aussi sombre que poignante et captivante qui, à elle seule, aurait justifié une palme d’or. Une fin sidérante de beauté et de douleur. A couper le souffle. D’ailleurs, je crois être restée de longues minutes sur mon siège dans cette salle du Grand Théâtre Lumière, vertigineuse à l’image de ce dénouement, à la fois incapable et impatiente de transcrire la multitude d’émotions procurées par ce film si intense et sombrement flamboyant.

    Et puis… comment aurais-je pu ne pas être envoûtée par ce film aux accents viscontiens (Le Guépard et Ludwig- Le crépuscule des Dieux  de Visconti ne racontant finalement pas autre chose que la déliquescence d’un monde et d’une certaine manière la fin du monde tout comme Melancholia), étant inconditionnelle du cinéaste italien en question ?

    Kirsten Dunst incarne la mélancolie ( tout comme dans Marie-Antoinette et Virgin Suicides) à la perfection dans un rôle écrit au départ pour Penelope Cruz.

    Un très grand film qui bouscule, bouleverse, éblouit, sublimement cauchemaresque et d’une rare finesse psychologique qui me laisse le souvenir lancinant et puissant  d’un film qui mêle savamment les émotions d’un poème cruel et désenchanté, d’un opéra et d’un tableau mélancoliques et crépusculaires.

    Alors je sais que vous êtes nombreux à vous dire réfractaires au cinéma de Lars von Trier…mais ne passez pas à côté de ce chef-d’œuvre qui vous procurera plus d’émotions que la plus redoutablement drôle des comédies, que le plus haletant des blockbusters, et que le plus poignant des films d’auteurs et dont je vous garantis que la fin est d’une splendeur qui confine au vertige. Inégalée et inoubliable.

  • Critique - LE SAMOURAÏ de Jean-Pierre Melville (au cinéma le 28.06.2023, en version restaurée 4K)

    Le 28 juin prochain, les films du Camélia ressortent Le Samouraï dans une version restaurée 4K inédite. L'occasion rêvée de (re)voir le chef-d'œuvre de Jean-Pierre Melville au cinéma.

    Le Samouraï de Jean-Pierre Melville au cinéma le 28 juin 2023.jpg

    Jef Costello (Alain Delon) est un tueur à gages dont le dernier contrat consiste à tuer le patron d’une boîte de jazz, Martey. Il s’arrange pour que sa maîtresse, Jane (Nathalie Delon), dise qu’il était avec elle au moment du meurtre. Seule la pianiste de la boîte, Valérie (Cathy Rosier) voit clairement son visage. Seulement, lorsqu’elle est convoquée avec tous les autres clients et employés de la boîte pour une confrontation, elle feint de ne pas le reconnaître… Pendant ce temps, on cherche à  tuer Jef Costello « le Samouraï » tandis que le commissaire (François Périer) est instinctivement persuadé de sa culpabilité qu’il souhaite prouver, à tout prix.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    Dès le premier plan, Melville parvient à nous captiver et à nous plonger dans une atmosphère, celle d’un film hommage aux polars américains qui est aussi la référence de bien des cinéastes comme Johnny To dans Vengeance dans lequel le personnage principal se prénomme d’ailleurs Francis Costello mais aussi Jim Jarmusch  dans Ghost Dog, la voie du samouraï  sous oublier Michael Mann avec Heat, Quentin Tarantino  avec Reservoir Dogs ou encore John Woo avec The Killer et bien d’autres qui, plus ou moins implicitement, ont cité ce film de référence…et plus récemment encore le personnage incarné par Ryan Gosling dans  Drive présente de nombreuses similitudes avec Costello ou encore celui de Clooney dans The American d'Anton Corbijn.

    Ce premier plan, c’est celui du Samouraï à peine perceptible, fumant, allongé sur son lit, à la droite de l’écran, dans une pièce morne dans laquelle le seul signe de vie est le pépiement d’un oiseau, un bouvreuil. La chambre, presque carcérale, est grisâtre, ascétique et spartiate avec en son centre la cage de l’oiseau, le seul signe d’humanité dans cette pièce morte (tout comme le commissaire Mattei interprété par Bourvil dans Le Cercle rouge a ses chats pour seuls amis).  Jef Costello est un homme presque invisible, même dans la sphère privée, comme son « métier » exige qu’il le soit. Le temps s’étire. Sur l’écran s’inscrit « Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle…peut-être… » ( une phrase censée provenir du Bushido, le livre des Samouraï et en fait inventée par Melville). Une introduction placée sous le sceau de la noirceur et de la fatalité comme celui du Cercle rouge au début duquel on peut lire la phrase suivante : "Çakyamuni le Solitaire, dit Siderta Gautama le Sage, dit le Bouddha, se saisit d'un morceau de craie rouge, traça un cercle et dit : " Quand des hommes, même sils l'ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d'entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge (Rama Krishna)".

    Puis, avec calme et froideur (manière dont il agira tout au long du film), Costello enfile sa « panoplie », trench-coat et chapeau, tandis que son regard bleu acier affronte son image élégante et glaciale dans le miroir. Le ton est donné, celui d’un hiératisme silencieux et captivant qui ne sied pas forcément à notre époque agitée et tonitruante. Ce chef-d’œuvre (rappelons-le, de 1967) pourrait-il être tourné aujourd’hui ? Ce n’est malheureusement pas si certain…

    Pendant le premier quart d’heure du film, Costello va et vient, sans jamais s’exprimer, presque comme une ombre. Les dialogues sont d’ailleurs rares tout au long du film mais ils  ont la précision chirurgicale et glaciale des meurtres et des actes de Costello, et un rythme d’une justesse implacable : «  Je ne parle jamais à un homme qui tient une arme dans la main. - C’est une règle ? -  Une habitude. » Avec la scène du cambriolage du Cercle rouge (25 minutes sans une phrase échangée), Melville confirmera son talent pour filmer le silence et le faire oublier par la force palpitante de sa mise en scène. N’oublions pas que son premier long-métrage fut Le silence de la mer.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    La mise en scène de Melville est un modèle du genre, très épurée (inspirée des estampes japonaises), mise en valeur par la magnifique photographie d’Henri Decae, entre rues grises et désertes, atmosphère âpre du 36 quai des Orfèvres, passerelle métallique de la gare, couloirs gris, et l’atmosphère plus lumineuse de la boîte de jazz ou l’appartement de Jane. Il porte à la fois le polar à son paroxysme mais le révolutionne aussi, chaque acte de Costello étant d’une solennité dénuée de tout aspect spectaculaire.

    Le scénario sert magistralement la précision de la mise en scène avec ses personnages solitaires, voire anonymes. C’est ainsi « le commissaire », fantastique personnage de François Périer en  flic odieux prêt à tout pour satisfaire son instinct de chasseur de loup (Costello est ainsi comparé à un loup), aux méthodes parfois douteuses qui fait songer au « tous coupables » du Cercle rouge. C’est encore « La pianiste » (même si on connaît son prénom, Valérie) et Jane semble n’exister que par rapport à Costello et à travers lui dont on ne saura jamais s’il l’aime en retour. Personnages prisonniers d’une vie ou d’intérieurs qui les étouffent, là aussi comme dans Le cercle rouge.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    Le plan du début et celui de la fin se répondent ainsi ingénieusement : deux solitudes qui se font face, deux atmosphères aussi, celle grisâtre de la chambre de Costello, celle, plus lumineuse, de la boîte de jazz mais finalement deux prisons auxquelles sont condamnés ces êtres solitaires qui se sont croisés l’espace d’un instant.  Une danse de regards avec la mort qui semble annoncée dès le premier plan, dès le titre et la phrase d’exergue. Une fin cruelle, magnifique, tragique (les spectateurs quittent d’ailleurs le « théâtre » du crime comme les spectateurs d’une pièce ou d’une tragédie) qui éclaire ce personnage si sombre qui se comporte alors comme un samouraï sans que l’on sache si c’est par sens du devoir, de l’honneur…ou par un sursaut d’humanité.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    Que ce soit dans Le Doulos, Le Deuxième souffle et même, dans une autre mesure, L’armée des ombres, on retrouve toujours chez Melville cet univers sombre et cruel, et ces personnages solitaires qui firent dirent à certains, à propos de L’armée des ombres qu’il réalisait un « film de gangsters sous couverture historique » … à moins que ses « films de gangsters » n’aient été à l’inverse le moyen d’évoquer cette idée de clandestinité qu’il avait connue sous la Résistance. Dans les  films ayant précédé à L’armée des ombres  comme Le Samouraï, Melville se serait donc abrité derrière des intrigues policières comme il s’abritait derrière ses indéfectibles lunettes, pour éviter de raconter ce qui lui était le plus intime : la fidélité à la parole donnée, les codes qui régissent les individus vivant en communauté. Comme dans L’armée des ombres, dans Le Samouraï la claustrophobie psychique des personnages se reflète dans les lieux de l’action et est renforcée d’une part par le silence, le secret qui entoure cette action et d’autre part par les «couleurs », terme d’ailleurs inadéquat puisqu’elles sont ici aussi souvent proches du noir et blanc et de l’obscurité. Le film est en effet auréolé d’une lumière grisonnante, froide, lumière de la nuit, des rues éteintes, de ces autres ombres condamnées à la clandestinité pour agir.

    Evidemment, ce film ne serait sans doute pas devenu un chef-d’œuvre sans la présence d’Alain Delon (que Melville retrouvera pour Le Cercle rouge, en 1970, puis dans Un flic en 1972) qui parvient à rendre attachant ce personnage de tueur à gages froid, mystérieux, silencieux, élégant, dont le regard, l’espace d’un instant, face à la pianiste, exprime une forme de détresse, de gratitude, de regret, de mélancolie pour ensuite redevenir sec et brutal. N’en reste pourtant que l’image d’un loup solitaire impassible d’une tristesse déchirante, un personnage quasiment irréel (Melville s’amuse d’ailleurs avec la vraisemblance comme lorsqu’il tire sans vraiment dégainer) transformant l’archétype de son personnage en mythe, celui du fameux héros melvillien. 

    Avec ce film noir, polar exemplaire, Meville a inventé un genre, le film melvillien avec ses personnages solitaires ici portés à leur paroxysme, un style épuré d’une beauté rigoureuse et froide et, surtout, il a donné à Alain Delon l’un de ses rôles les plus marquants, lui-même n'étant finalement peut-être pas si éloigné de ce samouraï charismatique, mystérieux, élégant et mélancolique au regard bleu acier, brutal et d’une tristesse presque attendrissante, et dont le seul vrai ami est un oiseau. Rôle en tout cas essentiel dans sa carrière que celui de ce Jef Costello auquel Delon lui-même fera un clin d’œil dans Le Battant. Melville, Delon, Costello, trois noms devenus indissociables au-delà de la fiction.

    Sachez encore que le tournage se déroula dans les studios Jenner si chers à Melville, en 1967, des studios ravagés par un incendie lors duquel périt le bouvreuil du film. Les décors durent être reconstruits à la hâte dans les studios de Saint-Maurice.

     

  • Critique – LES FILLES D’OLFA de Kaouther Ben Hania (Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes 2023)

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    Je vous parle chaque année du Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes, décerné à un des films de la compétition officielle. L’an passé, le jury du Prix de la Citoyenneté avait couronné un film iranien, le magistral, suffocant et bouleversant Leila et ses frères de Saeed Roustaee. Ce prix met en avant des valeurs humanistes, universalistes et laïques. Il célèbre l'engagement d'un film, d'un réalisateur et d'un scénariste en faveur de ces valeurs. Je vous recommande ainsi les pages passionnantes du site officiel du Prix de la Citoyenneté qui les définissent. Les films suivants ont reçu le Prix de la Citoyenneté les années passées : Capharnaüm de Nadine Labaki (2018), Les Misérables de Ladj Ly (2019), Un héros de Asghar Farhadi (2021), Leila et ses frères de Saeed Roustaee (2022). Pour en savoir plus sur le Prix de la Citoyenneté, rendez-vous sur le site officiel du prix.

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    Pour sa cinquième édition, le Prix de la Citoyenneté a donc été attribué au film tunisien de Kaouther Ben Hania, Les filles d’Olfa. Le jury du Prix de la Citoyenneté 2023, présidé par Maria de Medeiros, a également décidé de décerner une mention spéciale au film Jeunesse de Wang Bing, mettant ainsi doublement le documentaire à l’honneur, genre souvent délaissé par le Festival de Cannes. Si certains doutaient que le genre du documentaire puisse témoigner d’un univers et du regard d’un cinéaste, et qu’il puisse être véritablement une œuvre filmique, alors le film de Kaouther Ben Hania devrait définitivement les convaincre du contraire.

    Si le jury présidé par Ruben Östlund n’a attribué aucune récompense à ce cinquième long-métrage de la réalisatrice tunisienne, cette dernière reviendra néanmoins de Cannes avec 4 prix. En plus du Prix de la Citoyenneté, elle a ainsi reçu le Prix du Cinéma Positif, l’Œil d’or du meilleur documentaire et la mention du Prix François Chalais. La singularité, la force et l’audace de cette œuvre justifient amplement ces différentes récompenses. Bien que les sujets et les cadres de ces deux films soient bien différents, comme la palme d’or dévolue cette année à Justine Triet, le film de Kaouther Ben Hania explore les notions de mensonge et de vérité, et l’idée de réécriture de sa propre histoire, celle d’une écrivaine soupçonnée de meurtre dans le premier cas, celle d’une mère (Olfa) dont deux des quatre filles ont été, selon ses propres termes, « dévorées par le loup ».

    Le dispositif original et hybride de la réalisatrice consiste à ce que la mère (Olfa) et ses deux filles (Eya et Tayssir), les benjamines, nous racontent l’histoire de la disparition des deux aînées (Rhama et Ghofrane). Trois comédiennes se joignent également à elles : Hend Sabri dans le rôle d’Olfa et deux actrices dans les rôles des aînées disparues, Nour Karoui et Ichraq Matar. La réalisatrice a eu l’idée de ce dispositif pour faire surgir une vérité, et pour que la mère ne surjoue pas ou ne réécrive pas trop la réalité. Olfa, bien consciente de cette possibilité de romancer sa réalité, se compare d’ailleurs à Rose dans Titanic.  « Elle raconte son histoire et des acteurs vont jouer cette histoire. Donc je suis Rose. » résume-t-elle.

    Plusieurs modes de narration se superposent ainsi : les souvenirs d’Olfa et ceux de ses deux filles cadettes encore présentes, face caméra, une reconstitution de leurs souvenirs qu’elles rejouent, les scènes reconstituées jouées par les comédiennes qui incarnent les sœurs ainées disparues, les scènes rejouées par Olfa elle-même, les scènes reconstituées jouées par la doublure d’Olfa. Tout cela aurait pu devenir extrêmement complexe et confus. Au contraire, en ressort une extrême limpidité qui contribue au surgissement d’une vérité.

    L’histoire d’Olfa et de ses filles avait été fortement médiatisée en Tunisie, il y a quelques années. Cette mère célibataire de quatre filles, qui travaille comme femme de ménage, faisait alors le tour des émissions pour évoquer ses deux filles disparues qui ont fui en Libye rejoindre « le loup », en réalité radicalisées.  C’est à ses contradictions, entre obscurité et lumière, violence, amour et espoir que s’est intéressée la réalisatrice. Cette dichotomie entre ombre et lumière est astucieusement illustrée par la réalisation, et surtout par la photographie (de Farouk Laaridh). Chaque plan mériterait que l’on s’y attarde, et notamment le recours aux couleurs : blanc, noir avec des touches de rouge qui apparaissent comme des étincelles d’espoir ou de gaieté.

    L’utilisation du décor est aussi particulièrement judicieuse. La réalisatrice dit ainsi s’être inspirée du décor unique de Dogville de Lars von Trier et, comme dans Dogville, ce qui se dit et se « joue » devant nous est tellement captivant et brillamment mis en scène que l’environnement disparaît presque et importe finalement peu. C’est d’ailleurs cette confiance dans le spectateur et dans la force évocatrice et cathartique du cinéma qui constitue une des grandes richesses du film.

     Pour montrer l’absence des hommes dans la vie des cinq femmes mais aussi peut-être pour les rendre insignifiants, uniformes, unis dans la même violence ou impuissance, un seul acteur (Majd Mastoura) joue tous les hommes de l’histoire. Le dispositif est d’une telle puissance et fait surgir des moments d’une telle intensité qu’il ne parviendra pas à rejouer une scène particulièrement éprouvante.

    Le « personnage » d’Olfa est passionnant par son ambiguïté, sa complexité, ses zones d’ombre. Si le film interroge la notion de vérité, il nous interpelle aussi sur le cycle de la violence, celle-ci se reproduisant de générations en générations. La reconstitution de la nuit de noces d’Olfa est effroyable mais témoigne aussi de ce jeu troublant avec la vérité. Olfa met alors en scène les comédiens et la façon dont elle l’envisage témoigne autant de la violence qu’elle a subie que de celle qu’elle porte désormais en elle. De victime du patriarcat, elle est passée à celle qui le défend, dirigeant le corps et le destin de ses filles, considérant leurs corps comme « dangereux », devenant possessive et dirigiste, jusqu’à l’extrême, jusqu’à la violence.

    Les reconstitutions sont d’autant plus troublantes que les deux cadettes ont atteint l’âge qu’avaient les aînées lors de leur départ. En les confrontant à celles qui les incarnent, c’est comme si un lien plus fort encore, gémellaire, les unissaient, mais aussi comme si elles se voyaient dans un miroir.

    Les béances que le film explore ne sont pas seulement celles de la famille mais aussi celles de la Tunisie, qui apparaît comme une société encore très patriarcale. Sous Ben Ali, le voile étant interdit, les filles et notamment les deux ainées d’Olfa considèrent alors comme un acte de rébellion de l’arborer, et comme un signe paradoxal de leur liberté, de résistance à leur mère qui reproduit sur elles les violences qu’elle a elle-même subies (la reconstitution de la scène lors de laquelle elle frappe une de ses filles est effroyable).

    Cette mise en abyme, cette théâtralisation du réel est aussi intéressante pour les questions avec lesquelles elle nous laisse et que cela fait émerger, les doutes sur la réécriture de la réalité également. Finalement, c’est aussi à une « anatomie d’une chute » que procède Kaouther Ben Hania, presque une enquête pour comprendre comment deux jeunes filles gaies et lumineuses ont pu ainsi se radicaliser, se tourner vers la noirceur, l’obscurantisme et la violence aveugle et inouïe. La musique d’Amine Bouhafa amplifie encore l’émotion. Par ce dispositif, la réalisatrice exalte aussi le rôle de la parole, là où elle n’était plus possible avec celles qui ne voulaient plus entendre que leur vérité, dogmatique. Le dernier regard face caméra nous hantera longtemps et renforce nos interrogations. Ce documentaire qui ne cède jamais au manichéisme, et qui brouille intelligemment la frontière entre réalité et fiction, pour mieux enfanter la vérité, est aussi original que fascinant, citoyen, instructif et poignant.