Première de la pièce « Love letters » de A.R. Gurney avec Alain Delon et Anouk Aimée au Théâtre de la Madeleine : comme au cinéma… (08/11/2008)
Alain Delon. Woody Allen. Alain Resnais. Voilà quelques uns des (rares) artistes dont je ne manquerais un film, ou en l’occurrence une pièce, sous aucun prétexte. Pour le premier d’entre eux, tant pis pour ceux qu’il agace, qui ignorent l’autodérision dont il sait aussi faire preuve (comme en interprétant le mégalomaniaque César et en jouant avec son image dans « Astérix aux Jeux Olympiques »), qui se méprennent sur son immodestie. Après tout n’est-ce d’ailleurs pas plutôt de la lucidité puisque figurent dans sa filmographie au moins 10 chefs d’œuvre du septième art et des noms de réalisateurs aussi prestigieux que ceux de Visconti, Melville, Godard, Clément, Verneuil, Losey, Antonioni, Verneuil et tant d’autres ? Pouvez-vous même me citer un seul acteur dans la filmographie duquel figurent autant de chefs d’œuvre, parmi lesquels, pour ne citer que ceux que je préfère « Le Guépard », « La Piscine », « Le Samouraï », « Monsieur Klein », « Plein soleil », « La Veuve Couderc », « Le Cercle rouge », « Mélodie en sous-sol », « L’Eclipse », « Rocco et ses frères » ? Après tout n’est-ce toujours pas mieux d’agacer, de susciter la controverse (son talent lui, d’ailleurs, n’est pas controversé) plutôt que de laisser indifférent, ne vaut-il pas mieux avoir trop de charisme que d’en être dépourvu ? En tout cas, voilà ce sur quoi inconditionnels et détracteurs pourront sans doute se mettre d’accord : Alain Delon n’a plus rien à prouver. Ses choix sont donc guidés par la sincérité et le plaisir : d’une rencontre, d’un texte, de jouer avec un ou une partenaire. (Mireille Darc dans « Sur la route de Madison », Anouk Aimée en l’espèce.)
C’est donc la quatrième fois que je le vois au théâtre, après « Variations Enigmatiques », "Les Montagnes Russes " et « Sur la Route de Madison », le texte de la première de ces pièces et l’ambiguïté jubilatoire du personnage d’Abel Znorko qu’il y interprétait étant d’ailleurs selon moi la plus à la (dé)mesure de son talent.
Théâtre de la Madeleine hier soir. Première de la pièce. Il me tarde d’entendre les trois coups décisifs. Le hasard m’a affublée d’une voisine aux gestes amples, au parfum capiteux et agressif, au rire tonitruant. Les trois coups, enfin, déjà. La lumière s’éteint. Derrière le rideau qui reste délibérément fermé quelques secondes encore, deux voix naissent, s’élèvent et déjà nous emportent dans leur histoire. La salle retient son souffle. Je retiens mon souffle. Pas à cause du parfum capiteux. Déjà oublié, presque devenu inodore même, celui-là. Non, je suis déjà dans une autre dimension, de l’autre côté de l’Atlantique, avec ces deux voix si reconnaissables et pourtant soudain différentes, presque mystérieuses. Puis le rideau s’ouvre…
Face à nous Alain Delon et Anouk Aimée. Ou plutôt non : Alexa et Thomas qui lisent les lettres qu’ils se sont écrites tout au long de leur vie. On oublie Tancrède, Jeff Costello, Corey, Robert Klein, Roger Sartet, Gino. On ne voit que cet enfant malicieux. Cela commence par quelques phrases griffonnées sur des cahiers d’écoliers. Les deux acteurs sont simplement assis derrière un bureau, sans artifices, sans décor et pourtant…et pourtant nous avons l’impression de voir deux enfants espiègles, de parcourir avec eux le New Hampshire, de voir leurs cadres familiaux se dessiner, plutôt dissolu et aisé pour l’une, aimant et uni pour l’autre. Dans leurs gestes et leurs regards, nous voyons, devinons : la malice, l’effronterie, la naïveté de l’enfance, ses blessures parfois aussi, et leurs deux caractères, si différents. Les mots prennent vie, sens, forme.
Nous oublions déjà le décor, son absence plutôt, le théâtre et ses autres spectateurs, le rire tonitruant et le manque de place pour cause de voisine indélicate. Nous sommes d’emblée plongés dans ces « Love letters », dans cette amitié qui s’ébauche, dans cet amour qui s’esquisse. Au fil des lettres, au fil du temps, nous voyons leurs regards, leurs voix, leurs gestes changer, nous les devinons grandir, à l’image de leurs sentiments, et leur ambivalence. Leurs caractères se révèlent: frondeuse, impertinente, fragile pour l’une; plus sage, respectueux, soucieux des convenances pour l’autre. Le destin, des kilomètres, la fierté, les malentendus vont les séparer mais ils vont continuer à s’échanger des lettres, quoiqu’il advienne. Des lettres incisives ou tendres, longues ou courtes, de louanges ou de reproches, amères ou drôles, crues ou plus en retenue, dont l’ absence ou la fréquence en diront plus long encore que les mots même.
Leurs espoirs et leurs désespoirs, leurs désirs et leurs désillusions se font écho, la distance est abolie par cette proximité scénique et en même temps recréée puisque jamais ils ne se regardent, mais le pouvoir des mots et bien sûr l’immense talent des deux interprètes nous transportent bien au-delà, à tel point que je n’ai réalisé que tardivement qu’un bruit assourdissant retentissait (j’imagine un feu d’artifice -?-qui a d’ailleurs laissé Anouk Aimée absolument imperturbable et a tout juste suscité une interrogation d’Alain Delon qui semblait même incluse dans le texte) et qu’il n’était pas un effet de mise en scène.
On comprend aisément pourquoi Alain Delon a accepté de jouer ce texte (et je dis bien jouer et non lire) : pour Anouk Aimée (dont on se dit que, si elle aussi a tourné avec les plus grands parmi lesquels Carné, Lelouch évidemment, Demi, Fellini, Becker, Lumet, Cukor-, elle a encore de beaux rôles devant elle ) avec laquelle il n’avait jamais joué ou tourné, pour cette histoire poignante et universelle, pour les multiples émotions qu’elle suscite, nous faisant passer du rire aux larmes, jusqu’au dénouement qui à lui seul mérite le déplacement, secondes volées à la réalité et au parfum capiteux, cet instant si cinématographique où le samouraï, un autre guépard peut-être, ressurgit, un guépard blessé, terriblement touchant et vrai (que n’a-t-il pas fallu vivre et jouer auparavant pour nous bouleverser à ce point, en quelques mots, pour sembler les vivre si intensément, la musique qui s’élève alors aussi sublime soit-elle est d’ailleurs superflue, le jeu et les mots pouvant en suggérer toute la cruelle , douloureuse, rageuse beauté) , en un mot : magistral. Cette pièce, toute statique soit-elle a d’ailleurs un rythme et une progression dramatique très cinématographiques. J'ai eu l'impression d'être au cinéma, de voyager dans ces deux vies et ces deux âmes, à travers les Etats-Unis, et même plus loin. Un film beaucoup trop court.
Une pièce sensuelle et mélancolique légère et profonde, douce et amère, mais aussi un hymne à l’écriture (à l’art même à travers la vocation ratée d’Alexa), à son pouvoir cristallisateur, sa sublime violence, au pouvoir inestimable, parfois mésestimé des mots, qui peuvent enchaîner ou libérer, parfois plus douloureux qu’un poignard ou plus doux qu’une caresse, à ce qu’ils disent et ce qu’ils dissimulent, ce qu’ils voilent et dévoilent.
J’ai repensé à cette phrase dans le dernier film de Woody Allen que « le véritable amour romantique est celui qui n’est pas satisfait », une phrase que cette pièce, d’ailleurs comme « Sur la route de Madison », illustre magnifiquement. Une pièce qui nous donne envie d’écrire, d’histoires épistolaires douces et cruelles qui nous élèvent forcément, nous perdent peut-être aussi, mais en tout cas nous font vibrer et exister bien au-delà des mots.
Alain Delon serait presque trop charismatique pour ce personnage aux idées conventionnelles mais il se glisse néanmoins dans sa peau, presque trop étroite pour lui, avec grâce. Quant à Anouk Aimée... elle a joué cette pièce pour la première fois en 1990, avec Bruno Crémer d’abord, puis avec Jean-Louis Trintignant, puis Jacques Weber, et enfin avec Philippe Noiret ; et cela se voit. Elle habite ce personnage, ne trébuche pas une seconde, tour à tour capricieuse, presque arrogante, lumineuse et sombre, lunatique et attachante, et finalement surtout blessée et bouleversante.
On les rêve dans un même générique de film. J’en imagine déjà le synopsis, qui sait: peut-être même en ai-je déjà écrit le scénario. A bons entendeurs…
Ecrite par Albert Ramsdell Gurney, cette histoire d’amour épistolaire traduite dans plus de 30 langues, montée pour la première fois à New York en 1989, a été adaptée de l’Américain par Anne Tognetti et Claude Baignères et mise en scène par Alain Delon, ou plutôt « mise en place » comme il aime à le dire lui-même.
Dépêchez-vous : seulement 20 représentations exceptionnelles sont prévues (jusqu’au 29 novembre) à moins que la pièce ne soit prolongée… Je vous la recommande, mais je crois que vous l’aurez compris. Est-ce utile de préciser que la salle, à la fin de la représentation, était debout et les yeux embués de larmes?
Articles publiés sur « In the mood for cinema » ayant un lien avec celui-ci :
Critique de la pièce "Sur la route de Madison" avec Alain Delon, Mireille Darc
Critique de "La piscine" de Jacques Deray avec Alain Delon, Romy Schneider
Critique des "Montages russes" avec Alain Delon
Critique du "Guépard" de Luchino Visconti avec Alain Delon, Claudia Cardinale...
Soirée des 60 ans du Festival de Cannes 2007
Informations pratiques :
Au théâtre de la Madeleine, du vendredi 7 novembre à 19H au samedi 29 novembre à 19H
Du mardi au samedi à 19H, matinées le samedi à 16H.
Réservations: 01-42-65-07-09 ou sur fnac.com ou sur la page internet du Théâtre de la Madeleine consacrée à "Love Letters".
De 29€ à 49€ et 10€ ( - de 26 ans, selon disponibilités, mardi, mercredi, jeudi)
Sandra.M
18:13 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : théâtre, cinéma, alain delon, anouk aimée, love letters, théâtre de la madeleine, a.r. gurney | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |
Commentaires
J'ai donc la réponse à mon mail. C'était hier !
Qu'est-ce que j'aurais aimé être avec toi, pouvoir approcher de près ce monument !
Que ça doit être troublant d'entendre d'abord sa voix derrière le rideau !
Tancrède est le prénom qui lui va le mieux, c'est sans doute dans "Plein soleil" qu'il était le plus beau et peut-être dans "Monsieur Klein" que je l'ai préféré. Mais même dans les films "moyens" il est merveilleux et m'avait particulièrement touchée dans "Deux hommes dans la ville".
Mais ne t'inquiète pas personne n'essaiera de trouver un acteur qui compte 10 chefs-d'oeuvre à son palmarès.
Elle est contente comme ça ?
PS : j'espère qu'un bon entendeur passera par ici !
Écrit par : Pascale | 08/11/2008
"Le professeur" de Zurlini aussi, quel must... Je viens de racheter deux "vieux" films avec Delon "Adieu l'ami" et "Les Seins de glace", on ne se lasse pas... Pour revenir au théâtre, j'aurais bien aimé aller voir cette pièce mais trouverai-je encore une place? (sur scène, je ne l'ai vu que dans "Les Variations énigmatiques"). @ bientôt!
Écrit par : vierasouto | 09/11/2008
@ Pascale: C'était avant-hier...mais j'y suis encore! J'ai d'ailleurs oublié de spécifier que la salle était debout à la fin de la représentation...mais cela va presque de soi! Ah oui, je n'ai pas cité "Deux hommes dans la ville", un film que j'aime beaucoup aussi. "Le Guépard", "Plein soleil", "Monsieur Klein": je ne peux pas choisir entre les trois! C'est incroyable aussi de voir à quel point ces trois films sont différents, à quel point les personnages qu'il y interprète sont différents. On peut toujours essayer de trouver, ce n'est pas trouvable!:-) Oui, elle est ravie. Et vive les bons entendeurs. (je crois à tout en ce moment, ce blog est actuellement pour moi une source quotidienne de belles surprises, et parfois de "bons entendeurs"...).
@ vierasouto: Honte à moi!! Comment, je n'ai pas vu tous les films de Delon! Il semble bien que je n'ai pas vu "Le Professeur" ou alors il ne m'aurait pas laissé un souvenir impérissable, ce qui me semble impossible pour un film avec Delon.:-) "Adieu l'ami" est pas mal non plus. Je pense que vous trouverez de la place, même à la première la salle n'était pas pleine (!). "Les Variations Enigmatiques" étaient selon moi la pièce qui lui convenait le mieux, celle qui a reçu la plus grande ovation aussi. Il y était réellement extraordinaire. Vraiment un grand moment de théâtre.
Écrit par : Sandra.M | 09/11/2008