NOUVELLE RUBRIQUE- Un peu de lecture : une nouvelle se déroulant dans le cadre du Festival de Cannes (19/02/2009)

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Aujourd’hui, je vous propose une nouvelle rubrique pour agrémenter différemment ce blog, et pour évoquer le Festival de Cannes de manière plus originale qu’en rédigeant une simple note. Je vous propose en effet une nouvelle que j’ai écrite l’année dernière et qui se déroule dans le cadre de ce festival.

Chaque année, l’AFCAE (Association Française des Cinémas d’Art et Essai) organise un concours de nouvelles dans le cadre de l’Opération « Lire en fête » (dont j’ai lu qu’elle ne serait vraisemblablement exceptionnellement pas renouvelée cette année. Dommage…). Ces nouvelles doivent avoir pour thème le cinéma. Trois de mes nouvelles ont été finalistes de ce concours, lors d’éditions différentes.

Ce n’est pas une de celles-ci que j’ai décidé de publier mais celle de la dernière édition du concours qui donc n’a pas été finaliste. Si j’ai choisi celle-ci, bien qu’elle soit donc potentiellement moins bonne que les autres, c’est parce que, l’écriture étant toujours une ambivalente mise à nu, cette nouvelle m’est sans doute plus éloignée que d'autres (si ce n’est que chaque année mon anniversaire se déroule aussi pendant le festival de Cannes) et qu’il m’est donc plus facile de vous la livrer, qu’elle s’inscrit  dans la thématique de ce blog et que le thème imposé cette année-là, en plus du cinéma, était la jeunesse, thème abordé plusieurs fois ces derniers jours.

La dernière contrainte, en plus des thèmes du cinéma et de la jeunesse, était enfin la longueur qui ne devait pas dépasser 10 pages, longueur maximale atteinte par cette nouvelle.

 Il se pourrait que je renouvèle cet exercice de temps à autre, peut-être la prochaine sera-t-elle une nouvelle qui se déroule dans le cadre du Festival de Cannes (Encore ! Mais à condition que je la retrouve !), thème imposé d’un concours organisé par Arte en 2002 dont j’avais remporté le premier prix, à moins que je ne vous demande de m’imposer un thème ou que je ne mette en ligne d’autres nouvelles sans lien avec le cinéma, en ayant un certain stock ?  A voir…

Cette nouvelle n’a d’autre prétention que de raconter une petite histoire dans le cadre du Festival de Cannes. Elle est entièrement fictive, à l’exception du cadre spatio-temporel, évidemment bien réel. Toute  ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait donc une pure coïncidence… (Cliquez sur « Lire la suite » pour pouvoir lire ma nouvelle.)

 Bonne lecture « in the mood for Cannes ».

 Sandra.M

 Une nuit bleu myrtille

 

Si, prosaïquement, il est inconcevable que les nuits puissent être bleu myrtille, grâce à la poésie enjôleuse de Wong Kar-Wai et à la magie ensorcelante du cinéma, elles se colorent de cette teinte improbable, sans que personne n’y trouve à redire. Dans les films de Wong Kar-Wai et à Cannes, pendant le Festival dont cette ville est indissociable,  et où le prosaïsme et la raison sont pareillement bannis. A Cannes où, au mois de Mai, souvent, la couleur même de la nuit dérive étrangement et subrepticement vers une couleur indéfinissable, déroutante, inimitable, parsemée de lumières aveuglantes et inextinguibles, aux accents trompeurs et troublants d’éternité. Et qui sait si l’éternité ne peut être bleu myrtille ?

 

 Candice  était arrivée à Cannes depuis trois heures à peine et déjà elle avait oublié qu’il existait un monde et un ailleurs hors de cette cour des miracles égocentrique, fascinante et terrifiante, frénétique et hypnotique, carnassière, là où la réalité titube, où la vie virevolte et étourdit, où l’exaltante irréalité peut faire trébucher, là où aucun faux pas n’est pardonné. Tant d’années qu’elle attendait cet instant : ses mains étaient moites, son pouls s’accélérait, ses yeux étincelaient et lui procuraient cet air lointain, désinvolte et involontairement blessant, égoïste  et arrogant des amoureux.  Certes, il y avait eu cette arrivée en bas des marches, en taxi, à défaut de voiture officielle (une arrivée que des esprits mesquins auraient qualifiée de pathétique), un taxi à travers les vitres duquel des yeux voraces avaient dévoré son image fantomatique  la confondant au mieux avec la présentatrice du loto, au pire avec une starlette jetable de la télé réalité. Mais désormais, chancelante, elle gravissait cet Himalaya d’orgueil et de narcissisme, imposant et invulnérable, et ces marches mythiques  qu’avaient gravi ses idoles Grace Kelly et Romy Schneider.  Désormais elle s’adonnait à ce rituel étrange, elle aussi, cette ascension solennelle et dérisoire  pour laquelle certains auraient piétiné leur honneur, leur dignité, leurs ennemis évidemment et plus certainement encore leurs amis. Les regards emplis d’une dévotion parfois terrifiante, la voix du présentateur avec les trémolos d’émotion et le ton grandiloquent de circonstance, la musique euphorisante, le soleil éblouissant, la marée humaine en bas des marches, les photographes qui criaient des noms autres que le sien, tout cela lui donnait le tournis mais pas vraiment ce sentiment de plénitude extatique qu’elle avait imaginé. Une main résolue empoigna son bras.  Elle tressaillit. Elle ne s’habituerait donc jamais à cette main froide et calculatrice, celle de Geneviève, son agent. C’était elle pourtant qui lui avait décroché ce rôle dans le court métrage en compétition de ce soixantième Festival de Cannes et qui lui avait obtenu l’invitation et cette montée des marches pour l’ouverture qui, elle n’en doutait pas, lui permettrait d’être repérée, distinguée, enfin. Elle ne s’était, malgré tout, jamais sentie aussi libre, fière, légère, emplie d’un avenir prometteur : jeune, de cette jeunesse qui vous fait croire à tous les possibles avec une désinvolte effronterie. Ce n’était certes pas son nom que les photographes scandaient et vociféraient mais cela ne tarderait pas, une question de jours désormais. Un photographe la remarqua ou plutôt remarqua son regard avide de reflets admiratifs, et lui fit signe de poser au centre du tapis rouge mais à peine eut-elle le temps de poser que déjà on la poussait  pour immortaliser une quelconque actrice, plus jeune, plus tape-à-l’œil, plus exubérante, plus prête à tout pour son quart d’heure warholien. Elle dut monter les marches quatre à quatre alors qu’elle aurait aimé y danser langoureusement, savourer l’instant. Geneviève lui adressa alors ce qui chez quelqu’un d’autre aurait été une grimace, chez elle un sourire : l’instant devait être d’importance, Geneviève distribuait ses sourires avec parcimonie. Avant qu’elle n’eût  le temps de réaliser que c’était fini déjà, Candice était assise dans cette salle vertigineuse où tous les regards l’ignoraient cruellement, où elle se remémorait cette joie tellement idéalisée, avec une féroce nostalgie. Sur l’écran qui retransmettait la montée des marches, elle regardait ces visages paraître radieux avec tellement de conviction, ces visages parfois tellement désincarnés, dont le prisme grossissant de l’écran exacerbait le ridicule ou le sublime, débusquait la moindre  faiblesse. Elle songea que le sien y était apparu. Cet instant lui avait paru si court, insaisissable. Mais ce n’était qu’une question de jours, d’heures même peut-être et elle aurait alors l’occasion de le vivre pleinement. Quelques sifflements accompagnaient la montée ridiculement fière de quelques starlettes. Candice riait aussi, de bon cœur, par mimétisme. La sortant de ses pensées, une voix démiurgique annonça l’équipe du film.  Elle frissonna, d’angoisse, que cet instant ne se reproduisit jamais. Elle y était, si loin, si proche. La lumière s’éteignit : sur ses craintes, sur le temps qui passe pour le suspendre le temps d’une nuit bleu myrtille. La musique qui précède chaque projection, « Aquarium » de Camille Saint-Saëns, résonna comme le signal, poétique et vibrant, de son entrée dans ce nouveau monde, et dans celui de Wong Kar-Wai.

 

Encore délicieusement endolorie par « My blueberry Nights »,  le poème visuel de Wong Kar-Wai, Candice s’était laissé entraîner par Geneviève dans une soirée sur une plage de la Croisette, une soirée soi-disant bonne pour son image, mais Geneviève s’était noyée dans la foule et la seule image qu’on lui renvoyait était celle de sa solitude et son anonymat. Elle réfréna bien vite cette pensée lucide, encore enivrée par sa montée des marches, certes de quelques secondes, et en songeant à l’heure de gloire qui l’attendait le lendemain (façon de parler : le court métrage durait quatre minutes, enfin quatre minutes trente aurait rectifié Geneviève qui lui reprochait toujours de se déprécier, elle était d’ailleurs bien la seule), un lendemain que, pour une autre raison, elle aurait d’ailleurs préféré oublier, une autre raison que la confusion de ses pensées et de la soirée l’empêchait de formuler. Elle se fraya un passage jusqu’au buffet, se laissant bercer par les gestes brusques de ces êtres endimanchés ou débraillés avec le même soin, feignant d’être blasés avec beaucoup d’application ou l’étant réellement, qui la bousculaient, grisaient aussi, autant que cette musique assourdissante et répétitive, autant que ce lieu tapageusement décoré. Un miroir entrevu par son regard désarçonné par le décor enchanteur lui rappela sa robe savamment décolletée, lumineuse, seyante, et acheva de lui rendre le sourire, qu’elle s’adressa d’ailleurs à elle-même et qui se heurta à l’arrogance assassine de celui d’un jeune éphèbe qui lui faisait face. Il s’y heurta et s’y figea, dans un rictus qui devait être affreux, songea-t-elle après un temps qui lui parut une éternité, pensant à reprendre une contenance, en même temps qu’à accepter la coupe de champagne que l’arrogant lui tendait. Habituellement, elle aurait refusé avec superbe, se serait laissée supplier ou bien serait partie sans un regard, impériale et impérieuse. Mais quelque  chose d’ineffable dans ce visage lisse, insolemment beau, dans ce regard frondeur, dans ces gestes assurés, quelque chose qu’elle parviendrait trop tard à définir, l’attirait inexorablement et annihilait toute retenue, tout orgueil, toutes ses conventions sociales d’actrice s’évertuant à paraître inaccessible, son seul et dernier luxe. Il lui dit quelques mots qu’elle eut beaucoup de plaisir, coupable, à peine, à ne pas comprendre, l’obligeant à se rapprocher, à les lui murmurer. Elle ne les comprit pas davantage mais quand il se dirigea vers la plage, elle le suivit comme aimantée. Là, ses mots, dits par une voix qu’elle découvrait à la fois douce et sensuelle, furent enfin audibles. Il lui dit qu’elle avait l’air de s’ennuyer autant que lui, qu’elle avait cet air paradoxalement mystérieux et aguicheur, espiègle et candide propre aux actrices, que lui aussi était acteur, que, s’il ne se trompait pas, cela faisait déjà deux points communs et deux bonnes raisons de l’aborder. Elle eut envie de croire que ses paroles lui étaient singulièrement destinées. Des banalités qui auraient dû faire bien pâle figure après le film de Wong Kar-Wai mais des banalités en toc, pour Candice, pouvaient scintiller comme des diamants exprimées par un aussi ténébreux visage.  Reprenant tout de même un temps ses conventions, elle regarda, l’air songeur, vers la mer, à peine perceptible, émergeant péniblement de l’amas de yachts illuminés, et attendit quelques respectables secondes pour enchaîner une conversation dont elle avait soudain une soif insatiable alors qu’elle se devait, que son statut devait, donner l’image d’en être rassasiée. Il la regardait avec beaucoup de douceur, d’empathie, d’intensité même et elle dut faire un effort considérable pour parvenir à lui répondre qu’elle était en effet actrice, là pour un film en compétition (sans préciser ni le genre ni la durée), qu’elle ne s’ennuyait pas mais attendait juste quelqu’un (elle hésita un instant à préciser son agent, cela lui aurait donné de l’importance à ses yeux mais cela effaçait l’hypothèse d’une compagnie galante, renvoyant l’image de sa solitude, inadmissible en ce lieu où on se devait d’être accompagné d’une cour flagorneuse).  Pour éviter les questions, elle enchaîna en parlant du film de Wong Kar-Wai, de la magie de ce voyage vers l’espérance, la magie de ces images qui l’avaient entraînée dans leur danse sensuelle, qui lui avaient fait croire que la vie peut marcher au ralenti, qu’un voyage peut redonner le sourire comme ce film dont elle était ressortie avec une sensation d’apaisement… Elle s’interrompit, troublée par son regard, moins intense soudainement, comme si elle y avait perçu une fêlure, celle de la sincérité. Pour la chasser, il enchaîna en parlant de ce spectacle d’abîme, de solitude, de vide, de ce road-movie mélancolique, sombre et lumineux, qui l’avait envoûté, lui aussi. La mer était toujours aussi calme,  la soirée toujours aussi agitée, pourtant quelque chose d’indicible dans l’atmosphère avait changé. Elle baissa son regard vers les mains de son interlocuteur, des mains si fines, presque frêles, et comme si cette image était devenue indécente, elle tourna les yeux vers un spectacle qui l’était sans doute objectivement  beaucoup plus : des invités (ou des pique-assiettes parvenus à faire croire qu’ils l’étaient) étaient avachis sur les matelas avoisinants, buvant du champagne à même la bouteille, s’enlaçant dans des poses suggestives. S’apercevant qu’il avait suivi son regard de l’amas de yachts à celui des corps, d’ailleurs aussi vulgaire, elle lui suggéra de s’asseoir puis rougit songeant qu’il pouvait croire qu’elle employait là une sorte de périphrase lui demandant d’imiter la pose de leurs démonstratifs voisins. Mais il se contenta de s’asseoir, simplement, constata-t-elle avec soulagement, et peut-être inconsciemment avec regrets. Puis, il parla de son métier avec tellement de certitudes, de passion, d’arrogance qu’il lui semblait entendre une voix bien connue qu’elle écoutait avec plus d’indulgence que de sévérité. Parfois, elle avait l’impression qu’il récitait une leçon sans la regarder, parfois qu’il la regardait, malgré lui, et que ses paroles devenaient un peu plus confuses.  Ils avaient l’air de deux fauves au repos, majestueux, inaccessibles, invulnérables, même à terre. Et puis, soudainement, il lui demanda s’il pouvait la prendre en photo. Le ton de sa voix suave avait changé, sonnait faux, elle aurait dû se méfier mais de lui émanait une impression tellement séduisante, gémellaire surtout, qu’elle annihilait toutes ses réticences, sa fierté même. Il se leva en bondissant avant qu’elle n’eût le temps de répondre. Elle voulut imiter l’allégresse de son geste mais un poids soudain la retint (celui des ans songea-t-elle avec amertume, l’amertume qui, pour une fois, au lieu de la rendre lucide, l’empêchait de l’être et de voir que c’était bien plus l’émotion qui la réfrénait ainsi)  et la main qu’il lui tendit lui inspira à la fois une infinie tristesse et douceur, douloureusement mêlées. Inhabituellement docile, elle s’exécuta quand il lui demanda de poser devant la mer face à tous ces visages gavés de lumière, d’alcool, de vie futile, et probablement de regrets. Sa mise au point s’éternisait, le sourire de Candice se figeait en un rictus amer : l’amertume (qui décidément ne la quittait plus) de ces quelques mètres qui la séparaient de lui qu’elle convertissait en années. Années futiles, années dérisoires, années à jamais perdues pour quatre minutes trente, enfin. Mais soudain ces quatre minutes trente lui semblèrent elles-mêmes dérisoires  sans qu’elle parvînt à en définir la raison. Quand il dit, c’est fini, elle crut un moment  qu’on lui signifiait ainsi, avec compassion, la fin d’une prise de sang, qu’il venait de voler non pas de son sang mais une partie de son âme, de sa vérité, fissurant le masque qui ne l’avait pas été depuis si longtemps, si longtemps qu’elle-même avait oublié qu’elle en portait un. Il s’approcha d’elle pour lui montrer la photo. Elle se retint de crier. Non pas que la photo fût affreuse. Elle était pire que cela : le reflet de son être, débarrassé de cette pose, de cette posture même, continuelle, celle de l’actrice sûre d’elle, certaine de son succès futur pourtant tellement hypothétique, imperméable aux regards extérieurs sans lesquels, pourtant, elle n’était rien. Il s’approcha un peu plus d’elle, lui mit la main sur l’épaule. Elle frissonna. Regarder son être capté par cet inconnu avec sa main sur son épaule la troubla comme rarement.  Elle lui dit qu’elle aurait préféré qu’il effaçât la photo. Il refusa, cela lui ferait un souvenir de cet instant, hors du temps, hors de leurs postures d’acteurs, ajouta-t-il comme s’il l’avait percée à jour. Elle tourna son visage vers le sien pour sonder son regard. Il paraissait tellement sincère, tellement proche, à des années lumière de cette fête excessive, dépravée, triviale désormais. Elle songea que c’était cela le bonheur : une simple seconde volée au mensonge. Une seconde de vérité cruellement douce. Elle aurait aimé que celle-ci s’éternisât toute son existence mais un groupe de jeunes gens (un groupe rectifia-t-elle immédiatement intérieurement, machinalement, comme si ce terme l’avait exclue à jamais de cette catégorisation) qu’elle percevait déjà comme sinistres à force de rires cyniques et tonitruants, se dirigeait vers eux. A sa désagréable surprise, déjà il relâchait son étreinte, se dirigeait vers la petite troupe avec un air triomphant comme si déjà elle n’existait plus, comme si elle n’avait existé qu’une seconde plongée dans ce regard d’inconnu étrangement familier, comme si lui aussi avait remis son masque. Son rire, devenu aussi cynique et tonitruant se mêla aux autres. Elle le laissa partir sans un regard, comme un songe  évanescent qu’il ne servirait à rien de vouloir retenir. Mais, au contraire d’un songe, elle gardait déjà de cet instant un souvenir ému, flatteur, plus enorgueillissant que sa montée des marches de quelques secondes ou que les quatre minutes trente du lendemain. Dans  son regard si semblable au sien, elle s’était sentie vivante, plus que cela, du moins ce qui lui sembla être plus que cela : tangible. Elle recommença à se laisser bercer par la foule un temps qu’elle aurait été incapable de définir. Elle ne le cherchait même pas : son image était suffisamment forte, inaltérable, inoubliable. Un coup de coude plus violent que les autres la fit sursauter, ouvrir vraiment les yeux et apercevoir Geneviève grimacer-sourire dans sa direction un peu plus loin. En rejoignant Geneviève, elle passa devant une jeune fille hilare, au milieu d’un groupe qui l’était tout autant. Elle entendit ses paroles avant de la reconnaître : une amie de son bel arrogant. Ces mots assassins, définitifs, criminels, aussi criards que la voix qui les avait proférés : « T’as remarqué : ça marche toujours mieux avec les vieilles, elles ne doutent de rien. Bon, il faut encore trois photos pour arriver à dix et que le pari soit rempli ». Il avait bien entendu, lui aussi, laissé dire, et il l’avait vue, derrière, blêmir et se figer un court instant, puis reprendre sa marche vers Geneviève. Ce court instant d’indécision où il aurait pu protester, dire que cette fois c’était différent, dire que ce jeu devenait cruel, dire qu’ils y étaient allés un peu fort, dire dans un effort surhumain, qu’il regrettait. Mais son rire d’arrogant déjà se mêlait aux autres en une cavalcade effrénée et agressait Candice parmi ce brouhaha comme s’il s’était agi du seul bruit perçant un silence assourdissant. Lorsqu’elle arriva à hauteur de la grimace de Geneviève, elle l’imita machinalement et il lui fallut chercher en vain dans sa mémoire pour comprendre ce qu’elle évoquait par « Alors, demain c’est le grand jour ? ». Elle ne voyait qu’un gouffre béant, qu’une vie insipide, que des êtres faux et fantomatiques, que des illusions à jamais perdues. Elle esquissa un sourire qui cette fois se heurta au miroir,  le même que quelques minutes auparavant. Geneviève l’appelait mais ce miroir l’hypnotisait et elle s’en approchait, inexorablement. Plus elle s’en approchait, plus elle la voyait : cette réalité glaciale et implacable. Son sourire, si beau, si franc autrefois, qui paraissait fatigué, dégrisé, ses lèvres si minces dont les commissures étaient entourées de fines mais disgracieuses ridules, son regard si bleu autour duquel le temps avait creusé des sillons qui rendaient son regard presque noir et puis surtout cette expression, cette arrogance ridicule face au temps et à ses stigmates invincibles. Et cette réalité irrécusable dont son inconscient avait nié l’idée toute la soirée lui revint, brusquement, impitoyablement, irréfutablement : le lendemain elle aurait quarante ans. La mort pour une actrice à laquelle quatre minutes trente ne sauraient redonner vie. A cet âge Grace Kelly avait arrêté sa carrière depuis treize ans et Romy Schneider serait morte bientôt. Saisie d’un terrifiant vertige, celui de la réalité brusque, elle comprit soudain ce qui l’avait autant attirée chez ce jeune homme : il était l’image de la jeunesse, de sa propre jeunesse aussi, elle avait été éblouie par l’attrait de l’éphémère et irrésistible beauté du temps suspendu ( à l’écoulement invisible du moins) dans ce visage resplendissant de fraîcheur juvénile, de certitudes, d’immortalité si bien feinte, que, telle Narcisse, elle n’avait pu quitter des yeux, envoûtée, quitte à s’y noyer en se mirant dans son reflet. Elle s’y était d’ailleurs noyée, il lui avait renvoyé une image, la vraie, insupportable, inadmissible : la sienne quelques années auparavant. Arrogante. Invincible. Insolente. Impitoyable. Oui, c’était trop tard désormais. Elle sentit une immense fatigue l’envahir comme si toutes ces années vaines s’abattaient sur elle, d’un coup, meurtrier. Elle croyait encore entendre ces rires, sardoniques. Elle avait l’impression de voir tous ces regards, indécents, graveleux, méprisants, tournés vers elle. Et même la grimace de Geneviève, seulement triste et lasse d’habitude, lui paraissait teintée de cynisme. Oui, le lendemain était celui du grand jour. Le dénouement de ses espérances, de son aveuglement. La fin de sa jeunesse alors… à quoi bon ? Et, soudain, elle se mit à haïr le cinéma autant qu’elle avait pu l’aimer, violemment. A haïr cette magie qui, par des ralentis langoureux et une photographie, certes sublime, aux teintes bleutées et rougeoyantes, vous faisait croire que les nuits pouvaient être bleu myrtille, que le temps pouvait suspendre son cours, vous faisait confondre la fiction, idéalisée, et la réalité, si médiocre parfois.

 

Geneviève ne soupçonnait en rien les pensées dévastatrices qui s’agitaient dans l’esprit de Candice. Elle la voyait juste parader, heureuse  et inconsciente. Inconsciente parce qu’elle-même, Geneviève, savait que c’était trop tard, que sa carrière déclinait déjà avant d’avoir eu le temps d’éclore mais elle était heureuse que Candice eût encore l’illusion que non, et elle l’illusion malgré tout de toucher dix pour cent d’une somme un peu plus conséquente, même si ce serait probablement avec des séries insipides, le seul avenir potable, à défaut d’être radieux, qu’elle imaginât à Candice.

 

L’arrogant lui,  contrairement à son habitude, avait quitté la soirée avant la fin, avant les autres. Un visage et une image l’obsédaient : l’image d’un regard auquel le seul adjectif qu’il arrivât à adjoindre était « prémonitoire », sans savoir pourquoi. Pour la première fois de sa vie, il regrettait. Lui qui avançait pourtant toujours sans regrets, sans remords, sans doutes,  sans scrupules. Un instant, il s’imagina faisant demi-tour, lui disant que ce jeu était stupide, qu’il regrettait qu’elle en eût été la victime, surtout qu’elle ne ressemblait en rien aux précédentes, si radieuse, resplendissante, lumineuse, qu’il n’avait pas vu en elle un âge mais une expression : celle de la passion et de la détermination, elles rares et inaltérables. Il ajouterait qu’elle avait la vie devant elle…  sans savoir que ces quelques mots l’auraient sauvée, sans savoir qu’il ne lui restait que quelques heures, sans savoir que le lendemain après-midi, en s’éveillant, alangui et comateux, en entendant distraitement la voix blasée et atone du présentateur des informations évoquer  « une actrice de quarante ans tout juste, si jeune encore, qui s’était jetée de sa chambre d’hôtel », ce serait de sa mort à elle qu’il serait question, et qu’il en aurait signé l’arrêt, des mots qui prendraient sens des décennies plus tard quand sa jeunesse et sa beauté ne seraient plus qu’un lointain et douloureux souvenir ne donnant même plus l’illusion de son talent condamné à n’être qu’un mirage, quand les portes des soirées cannoises lui seraient hermétiquement closes. Alors qu’il pouvait encore faire demi-tour, lui dire ces quelques mots salutaires, il entendit les rires si insolemment jeunes et vivants de ses amis, et se laissa entraîner par l’attrait  irrésistible du reflet de sa propre jeunesse,  assimilant son humanité naissante à une faiblesse, se disant qu’elle n’avait pas besoin de lui, qu’après tout ce n’était qu’un jeu, que tout n’était que jeu, qu’elle le savait, comme lui, comme lui qui ignorait encore que dans cette nuit bleu myrtille son inéluctable destin lui était apparu : le reflet de sa jeunesse et de son arrogance bientôt déchues, vaincues.

 

De loin, dans la nuit cannoise, si versatile, fantasque et insomniaque, aussi prompte à déifier qu’à piétiner, à encenser qu’à broyer, où tant de rêves éclosent ou s’esquissent, ou tant d’autres achoppent ou se fracassent,  Candice les regardait partir, si gais, si insouciants et lui au milieu, lui pire que beau : le visage de la jeunesse, l’image de sa jeunesse qui s’enfuyait à jamais,  dont elle réalisait, alors que c’était trop tard, alors qu’elle en portait le deuil,  qu’elle n’était pas un état mais un sentiment, ce qui la rendait encore plus précieuse et plus injuste. L’image de sa jeunesse à jamais révolue. L’image d’une nuit bleu myrtille majestueusement et fatalement illusoire.

17:41 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : écriture, cannes, nouvelles | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer | | Pin it! | |