Critique de WONDER WHEEL de Woody Allen (01/03/2018)
C’est plus de trois semaines après l’avoir découvert en salles que je trouve enfin le temps de vous parler du dernier film de Woody Allen. Cette critique sera donc peut-être moins précise que ce qu’elle aurait dû être. Je tenais néanmoins à y consacrer quelques lignes tant il m’a fait forte impression, tant je suis loin de le considérer comme un « petit » Woody Allen comme je l’ai lu ici et là. Ce que certains qualifient de « petit Woody Allen » reste pour moi un film bien au-dessus de la mêlée des sorties cinématographiques et un film qui est, du premier au dernier plan, de la première à la dernière phrase, une véritable leçon de scénario.
Avec son précédent film, Café Society, Woody Allen nous avait emmenés dans les années 30, et il nous avait laissés à la joie factice du réveillon dans ce fameux café. Le film éponyme, empreint d’une féroce nostalgie, était ainsi une chronique acide sur Hollywood, son vain orgueil et sa superficialité, et un nouvel hommage à la beauté incendiaire de New York mais c’était aussi un hymne aux amours impossibles qui auréolent l’existence d’une lumineuse mélancolie.
Avec ce nouveau long-métrage, Woody Allen nous embarque cette fois deux décennies plus tard dans un lieu d’évasion qui s’apparente aussi à une prison, Coney Island, parc d’attraction, péninsule située à l'extrême sud de Brooklyn au centre de laquelle trône une grande roue qui tourne irrémédiablement sur elle-même, métaphore des destinées des personnages de Wonder Wheel et surtout de celle de Ginny (Kate Winslet).
Wonder Wheel croise ainsi les trajectoires de quatre personnages, dans l'effervescence du parc d’attraction de Coney Island, dans les années 50 : Ginny, ex-actrice lunatique reconvertie serveuse ; Humpty (James Belushi), opérateur de manège marié à Ginny (Kate Winslet) ; Mickey (Justin Timberlake), séduisant maître-nageur aspirant à devenir dramaturge ; et Carolina (Juno Temple), fille de Humpty longtemps disparue de la circulation qui se réfugie chez son père pour fuir les gangsters à ses trousses.
Je pourrais (presque) reprendre les mêmes mots que ceux employés pour commencer ma critique de Café Society : « Un film de Woody Allen comporte des incontournables, ce qui rend ses films singuliers et jubilatoires. La virtuosité de ses scènes d’ouverture qui vous embarquent en quelques mots, notes et images, vous immergent d’emblée dans un univers et brossent des personnages avec une habileté époustouflante. Des dialogues cinglants et réjouissants qui suscitent un rire teinté de désenchantement : il excelle ici à nouveau dans l’exercice. Des personnages brillamment dessinés : quelle belle galerie de portraits à nouveau avec parfois des personnages caractérisés d’une réplique. La musique dont la tristesse sous-jacente à ses notes joyeuses fait écho à la joie trompeuse des personnages. Des pensées sur la vie, l’amour, la mort. Une mise en scène élégante sublimée ici par la photographie du chef opérateur triplement oscarisé Vittorio Storaro (pour Apocalypse now, Reds, Le dernier empereur). La caméra virtuose de Woody Allen tournoie à l’image de cette société virevoltante dont les excès et les lumières étourdissent et masquent la vérité et les désillusions. »
En effet, une fois de plus, dès les premiers plans, Woody Allen sait capter et captiver notre attention, en plantant le décor, en caractérisant ses personnages. C’est brillant et fascinant. La voix off, celle de Mickey, le maître-nageur aspirant dramaturge qui se dit « friand de mélodrames et truculents protagonistes », corroborant ce que nous dit déjà la grande roue avec son irrémédiable mouvement, aussi irrémédiable que la répétition tragique du destin de ceux qui évoluent dans son sillage. « Comme dans une tragédie grecque, la fatalité régit notre vie » dira ainsi plus tard Mickey. Le film est ainsi en effet très inspiré de la tragédie grecque avec aussi une théâtralité assumée (même si ce film est tout sauf du théâtre filmé).
Ce qui est fascinant dans ce nouveau film de Woody Allen, outre cette manière de nous plonger dans l’intrigue et de nous faire appréhender ses personnages en quelques secondes, c’est cette lumière éblouissante, d’une beauté vertigineuse, qui contraste avec le désenchantement des destins qu’elle éclaire et qui alors en devient presque inquiétante. Chaque plan est d’une beauté à couper le souffle. Rarement la photographie d'un film m'aura éblouie à ce point, une photographie qui fait sens. Souvent, ainsi, une partie des visages des personnages est dans la lumière tandis que l’autre est plongée dans l’ombre pour bien nous signifier de ne pas être dupe de cette luminosité éclatante, que la noirceur guette, là, tout près, que tout cela est terni par l’ombre des regrets et, ainsi, cette lumière chaleureuse, véritable tableau de Vittorio Storaro, au lieu d’atténuer ces regrets, les exacerbe encore par contraste. Il faudrait encore évoquer intelligence des décors, de cet appartement depuis lequel là aussi la grande roue est omniprésente, comme une menace qui, constamment, plane.
Que dire de Kate Winslet tant son interprétation est remarquable, tant son personnage est un magnifique portrait de femme qui survit à côté d’un mari qui ne la voit pas, une femme brisée par la roue du destin ? Peut-être serait-elle ici une lointaine cousine de son personnage de Noces rebelles (son meilleur rôle jusqu’ici), un film dans lequel, par son jeu trouble et troublant, elle n’avait ainsi pas son pareil pour faire passer la complexité et la douleur de ses tourments, l’ambivalence de cette femme que le conformisme étouffait progressivement et dont chacune de ses expressions contenait une infinitude de possibles, contribuant à ce suspense et cette sensation de suffocation intolérable. On étouffait, subissait, souffrait déjà avec elle qui, déjà, interprétait le rôle d’une actrice à la carrière avortée. On étouffe et on souffre aussi ici avec Ginny, sorte de mélange entre Blanche Dubois et Mme Bovary, condamnée dans cette prison de divertissement (qu’elle qualifie elle-même de « pays des merveilles miteux ») qui la mènera jusqu’aux portes de la folie. Le dénouement est ainsi d’une lucidité magistrale sur l’ironique cruauté de l’existence. Ici il n’est plus « minuit à Paris » et il n’est plus permis de rêver. Ici la nostalgie n’est plus joyeuse comme dans le film précité. Une issue d'une implacable et sinistre logique comme l’était celle de son chef-d’œuvre Match point, une autre variation sur la roue du destin.
Comme avec, Cate Banchett dans Blue Jasmine, la réussite de ce film doit beaucoup à l’écriture de ce personnage féminin et à sa remarquable interprétation. Cate Blanchett était parvenue à nous faire aimer son personnage horripilant, snob, condescendant, inquiétant même parfois mais surtout très seul, perdu, et finalement touchant, comme l’est Ginny. Jasmine maquillait ses failles derrière un culte de l’apparence, Ginny par un culte du passé.
Il y aurait tant à dire encore sur ce film que j’ai déjà envie de revoir… Cette tragédie lumineuse est absolument passionnante du premier au dernier plan. Elle m'a laissée KO comme hypnotisée par cette grande roue qui tourne irrémédiablement emportant tous les espoirs sur son passage. « Dreams are dreams » entendait-on dans Café Society comme une rengaine aux accents de regret. Cela pourrait aussi être la devise de Ginny. Une Rose pourpre du Caire dans laquelle rêve et réalité seraient condamnés à rester à leur place. Brillant vous dis-je ! Brillamment sombre et cruel.
11:26 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : wonder wheel, woody allen, critique, film, cinéma, in the mood for cinema, kate winslet, justin timberlake | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |