Festival de Cannes 2020 (12/05/2020)
Ce jour qui aurait dû être celui de l'ouverture de sa 73ème édition, je vous raconte ce que représente pour moi le Festival de Cannes... :
« Je ne me souviens plus du film, mais je me souviens des sentiments » déclare le personnage incarné par Jean-Louis Trintignant en racontant une anecdote à son épouse dans le film de Michael Haneke, Amour (palme d’or du Festival de Cannes 2012). Parce que dans mon "film de Cannes" il y aurait trop de souvenirs, de films magistraux ou de rencontres marquantes ou de moments inoubliables, inénarrables parfois, à citer ou raconter, j’ai plutôt choisi de vous parler des sentiments que m'inspire Cannes et dont je me souviens…
Ce soir, L'Aquarium du Carnaval des animaux de Saint-Saëns ne résonnera pas sur la Croisette. Réminiscence émouvante de tant de souvenirs, depuis mon premier Festival de Cannes il y a 20 ans (grâce à l'écriture déjà, alors étudiante en sciences politiques grâce à un concours du Ministère de la jeunesse et des sports, j'avais remporté une semaine au festival avec le sentiment un peu coupable de faire l'école buissonnière mais surtout exaltant de faire un pas de plus vers cette passion pour le cinéma qui m'animait depuis l'enfance), sans imaginer alors que 18 autres lui succéderaient. Ce soir, je ne déambulerai pas dans ce labyrinthe délicieusement inextricable dont les frontières sont délimitées par les confins d’une ville appelée Cannes qui, pendant douze jours, devient le centre du monde. Ou du moins nous en donne la troublante illusion. Parce que là bat le cœur exalté et insatiable du cinéma soudain omniprésent, omniscient, omnipotent même. Jours et nuits, réalité et fiction s’y imbriquent et confondent. A voyager immobiles dans les cinématographies du monde entier, à regarder la réalité du monde, poétique parfois, âpre souvent, confortablement installés à l’abri de ses tumultes. Miroir grossissant et informant du monde. Un monde dont ce festival met en lumière les ombres et les blessures alors que, n’étant pas à un paradoxe près, il nous en tient tellement éloignés. Avec cette Croisette insolemment insomniaque où se frôle une faune excentrique et volubile. Là se réunissent des curiosités inextinguibles pour le cinéma et la vie qui s’y entremêlent, s’y défient et entrechoquent. Tourbillon de cinéma avec ses rituels, dérisoires et soudain essentiels.
A Cannes, nous sommes tous des enfants gâtés et capricieux qui oublions le lendemain, qui oublions que tout doit finir un jour, que la vie ne peut être une fête et un spectacle et une histoire et une nuit sans fin. Cannes et sa frénésie : de fêtes, de bruit, de rumeurs, de scandales, et de cinéma heureusement. Cannes effervescente qui s’enivre de murmures, qui se grise de lumières fugaces. Cannes où des rêves achoppent, où des projets s’esquissent, où des carrières s’envolent, se brisent aussi parfois, où des films vous éblouissent, où des regards étincellent, où des cinéastes émergent, se révèlent au monde, nous révèlent un monde. Le leur. Le nôtre. Cannes et sa palme. D’or et de bruit et de lumières. Tonitruante, retentissante, scintillante. Cannes aux intentions pacifistes, aux débats presque belliqueux. Cannes paradoxale. Multiple et unique. Lumineuse et violente. J’y ai découvert des films inoubliables, j'y ai assisté à des master classes passionnantes et j’y ai vécu des moments uniques, insolites et irréels et improbables aussi, parfois plus encore que ceux auxquels je venais d’assister sur les écrans. J’y ai ressenti de formidables frissons cinéphiliques. De bonheur. D’effroi. De tension. Cannes, étourdissant manège pour cinéphiles. Même si je connais les pièges et revers de ce théâtre des vanités, cette comédie humaine fascinante et terrifiante (un peu, parfois, aussi), la versatilité des personnalités et avis pour un sursaut d'orgueil. Même si je sais que tant d’illusions s’y fracassent, que Cannes peut encenser, broyer, magnifier, dévaster et en a perdu certains à force de les éblouir, les fasciner, les aliéner.
Ainsi, j’aime :
Entendre le petit cliquetis lorsque les contrôleurs scannent les badges à l'entrée de la salle Debussy ou du Grand Théâtre Lumière comme un passeport pour le paradis, celui des cinéphiles. Me laisser envoûter par le lever du soleil en allant à la première projection du matin sur une Croisette alors étrangement déserte et sereine et avoir l’impression que l'avenir m’appartient, soudain sans un nuage pour l'assombrir. Oublier que ce tourbillon enivrant de cinéma ne durera pas toujours, que les nuages reviennent forcément un jour ou l'autre, et que des illusions s’y perdent, aussi. Avoir le cœur qui bat la chamade en entrant dans le Grand Théâtre Lumière, comme la première fois où je découvrais cet antre du cinéma. Ce moment palpitant lorsque la salle est plongée dans le noir et avant que ne s’allume l’écran lorsque le souffle de la salle est suspendu à ces premières images qui nous happeront dans un nouvel univers, un nouveau monde, une nouvelle aventure. Ce moment à la fin du film où, aussi, la salle retient son souffle, avant de se taire, glaciale, ou d'applaudir, éperdue de reconnaissance. Rarement dans la demi-mesure. Lorsque les applaudissements semblent ne devoir jamais arrêter leur course folle et s'élancent en une vague de gratitude. Cette bulle d'irréalité où les émotions, les joies réelles et cinématographiques, si disproportionnées, procurent un sentiment d'éternité éphémère. Parler cinéma à toute heure du jour et de la nuit. Redécouvrir des classiques du cinéma à Cannes classics, ceux par lesquels j'ai commencé à l'aimer et se dire que la boucle est bouclée et que tout recommence, toujours. Découvrir des pépites du septième art et en être exaltée. Être heurtée, brusquée par un film et en être exaltée, aussi, malgré tout. Gravir les marches les plus célèbres du monde au son de la musique sous un soleil éblouissant et, l'espace d'un instant, être envahie par l'irréalité étincelante que procure ce moment qui suspend le vol du temps et la conscience et la terreur de la fin, de toute fin. Sortir d'une projection tardive, un peu étourdie, éblouie, et de retour sur la Croisette, être portée par la force ravageuse d’un film, avec l’impression d’être dans son prolongement ou dans le plan-séquence d’un long-métrage inédit de Fellini où se côtoieraient les êtres les plus élégants et les dégaines les plus improbables. Retrouver celles et ceux que je ne croise qu'une fois par an là-bas et avoir l'impression de les avoir quittés la veille. Et ainsi avoir le sentiment que Cannes abolit toutes les frontières, même celles du temps. Cette impression que tout y est possible, que cela ne s’arrêtera jamais. Être fascinée devant un film (hongrois en l’occurrence) et l’instant d’après, sur le toit du palais des festivals, regarder le soleil décliner, face à une vue à couper le souffle, tout en écoutant religieusement Michel Legrand réinterpréter magistralement avec une générosité et une énergie admirables la musique des Parapluies de Cherbourg sur différents tempos, nous procurant la sensation de nous envoler et de voltiger comme dans ledit film, mais aussi que rien n'est impossible, a fortiori si on le rêve ardemment. Et puis tant de mises en abyme. Comme celle d'assister à un chef-d’œuvre, 46 ans après sa palme d'or, accessoirement mon film préféré, assise derrière ses protagonistes et de les voir signifier ainsi la déliquescence du monde que le film reflète, sublimes encore, terrassés par l'émotion de se revoir éclatants de jeunesse et de vitalité, bouleversants. Ces deux souvenirs parmi une multitude d'autres car ils illustrent cette mise en abyme. À Cannes, la frontière entre l'écran et la réalité est si ténue qu'ils semblent même parfois s'entrelacer comme dans La rose pourpre du Caire.
J’aime moins :
Quand Cannes devient théâtre des vanités. Là tout est démultiplié. Les émotions. Les solitudes qui se grisent et s’égarent et se noient dans la multitude. Les soirées sans fin, sans faim à force d’être enchaînées pour certains. La foule pressée et ha-ra-ssée du festival qui, mieux que nulle autre, sait être passionnément exaltée et aussi impitoyable avec la même incoercible exaltation. Cette valse troublante des apparences que Cannes exhale et exhibe, adore et abhorre. Cannes décidément si versatile...Les parures d’orgueil que revêtissent ceux qui s’y donnent ainsi l'illusion d’exister. Ceux qui s’émeuvent et s’offusquent des drames mis en lumière sur l’écran mais qui sont totalement insensibles à ceux qui se produisent au même moment, dans l’ombre, au-delà des frontières du labyrinthe. La volatilité de l’attention, aux autres et à l'instant, là où pourtant on célèbre « un certain regard ». Les semblants d’amitiés piétinées sans vergogne pour grimper dans l’échelle de la vanité. Les personnalités qui se révèlent, tristement parfois, dans ce théâtre des apparences car là plus qu’ailleurs, les personnalités peuvent prendre des reflets changeants, finalement éclairants, révélant le portrait de Dorian Gray en chacun. L’exacerbation par la hiérarchie festivalière des rancœurs de ceux qui sont "en bas" et la vanité de ceux qui sont en "haut" de cette hiérarchie et qui croient y déceler là un signe de leur supériorité, et qui oublient que, au bout de dix jours, l’égalité et la réalité reprendront leurs droits. Les Georges Duroy, Rastignac, Lucien de Rubempré de ce siècle qui s’y croisent, s’y défient, s’y méprisent.
Ces contrastes et paradoxes, excès et contradictions, me font parfois hésiter à revenir mais la passion du cinéma l'emporte toujours. Parce que chaque année, lorsqu'arrive le dernier jour de cet enivrant oubli de l'ailleurs et du lendemain qui nous laisse grisés et légèrement désenchantés, le sentiment persistant est celui que laisse un grand film, un magma d’émotions et de réflexions. Alors, il faut souvent un peu de recul pour les appréhender, pour découvrir quelles images auront résisté à l’écoulement du temps, aux caprices de la mémoire, à ce flux et flot d’informations ininterrompues. Ce dernier jour, j’ai toujours un peu l'impression que le festival vient de commencer et de l'avoir traversé comme un rêve éveillé, même émaillé de quelques visions cauchemardesques mais surtout de souvenirs qui soudain semblent irréels. Alors, brusquement je réalise que le tour de manège est terminé et j'aimerais remonter le temps pour revenir au premier jour quand les films que j'y ai découverts n'étaient encore que des mystères, comme autant de cadeaux à déballer.
Et puis de tout cela, même si le festival n’aura pas lieu cette année, reste l’essentiel : des amitiés précieuses. Et l’amour, fou, du cinéma. Le Festival de Cannes n’aura en effet pas lieu cette année (des films se verront simplement attribuer le "label Cannes"). Mais d’autres « petits » festivals (qui présentent l’avantage de n’être pas aussi des théâtres des vanités et qui mettent en lumière des films qui le méritent tout autant que ceux présentés à Cannes) devraient pouvoir se dérouler (je leur souhaite et le souhaite pour le cinéma) alors…quand le temps sera venu et si vous en avez la possibilité, profitez-en pour partir à leur découverte parce que ces derniers et les films qui y seront projetés et ceux qui ont travaillé à leur élaboration en auront plus que jamais besoin alors que le Festival de Cannes est un navire insubmersible qui, forcément, se remettra à flots. En attendant, et plus que jamais : vive le cinéma !
Pour retrouver l'ensemble de mes articles sur le Festival de Cannes, rendez-vous sur http://inthemoodforcannes.com.
11:48 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cannes, cinéma, festival de cannes, festival de cannes 2020, 73ème festival de cannes | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |