Critique de TOURNER POUR VIVRE de Philippe Azoulay (au cinéma le 11 mai 2022) (11/04/2022)

Tourner pour vivre 2.jpg

Pour ce documentaire, Tourner pour vivre, Philipe Azoulay a suivi Claude Lelouch pendant sept ans. Sept années de tournage pendant lesquelles il nous invite à partager la vie du cinéaste et sa croyance en l’incroyable fertilité du chaos. Un voyage inédit, une aventure artistique, une expérience humaine et spirituelle avec Claude Lelouch. Deux films servent principalement de fils conducteurs à ce documentaire, Salaud, on t’aime (2014) et Un + Une (2015). Mais aussi, plus brièvement, le tournage et la projection cannoise du film Les plus belles années d’une vie. J’espère que mes quelques digressions vont donneront envie de (re)voir ces trois films formidables qui ne reçurent pas forcément le succès qu’ils auraient mérité d’avoir. J’espère aussi bien sûr vous donner envie de découvrir ce passionnant documentaire.

Philippe Azoulay est un réalisateur et producteur indépendant dont les fictions et documentaires furent souvent récompensés en festival. Depuis les années 2000, il s’est également activement engagé dans l’organisation d’évènement internationaux qui touchent aux problèmes environnementaux et humains.

En 2015 sortait ainsi Un + une de Claude Lelouch, un film dans lequel « l’amour est l’unique religion ». Un hymne à l’amour, à la tolérance, au voyage, aussi bigarré et généreux que le pays qu’il nous fait traverser. Un joyeux mélange de couleurs, de fantaisie, de réalité rêvée ou idéalisée, souligné et sublimé par le lyrisme de la musique du fidèle Francis Lai et celle de la Sérénade de Schubert, par des acteurs que le montage inspiré, la musique lyrique, la photographie lumineuse ( de Robert Alazraki), le scénario ingénieux (signé Valérie Perrin et Claude Lelouch), et l’imparable et incomparable direction d’acteurs de Lelouch rendent plus séduisants, convaincants, flamboyants et vibrants de vie que jamais. Une « symphonie du hasard » mélodieuse, parfois judicieusement dissonante, émouvante et tendrement drôle avec des personnages marquants parce que là comme ils le sont rarement et comme on devrait toujours essayer de l’être : passionnément vivants. Comme chacun des films de Lelouch le sont. C’est aussi une déclaration d’amour touchante et passionnée. Au cinéma. Aux acteurs. A la vie. A l’amour. Aux hasards et coïncidences. Et ce sont cette liberté et cette naïveté presque irrévérencieuses qui me ravissent. Et qui transparaissent à merveille dans ce documentaire de Philippe Azoulay qui nous donne envie de revoir ce film en révélant l'incroyable et saisissante aventure humaine que fut ce tournage.

La vie de Lelouch a débuté sous le signe du cinéma. Il se réfugiera ainsi dans un cinéma pendant la guerre. Et ses parents se sont rencontrés dans un cinéma, pendant un film de Fred Astaire et Ginger Rogers, lesquels, des années plus tard, lui remettront son Oscar. Comme dans une scène d'un film de Lelouch glorifiant les hasards et coïncidences...

Lelouch. Prononcez ce nom et vous verrez immédiatement l’assistance se diviser en deux. Les adorateurs et les détracteurs. Les seconds condamnant ce que les premiers (dont je suis) adorent : ses fragments de vérité, ses histoires d’amour éblouissantes, sa vision romanesque de l’existence, sa sincérité, son amour inconditionnel du cinéma, ses aphorismes, une musique et des sentiments grandiloquents, la beauté parfois cruelle des hasards et coïncidences. Et surtout, ce que même les seconds ne pourraient lui nier : une passion communicative et intacte qui transpire dans ce palpitant documentaire. Une passion contagieuse qui, en sortant de ce documentaire, vous donnera envie de revoir tous ses films, de La bonne année, le film préféré de Kubrick, à Itinéraire d’un enfant gâté. Mais aussi d’empoigner une caméra tant ce film fait aimer follement le cinéma (et, évidemment, le cinéma de Lelouch), ou l’aimer encore plus.

Le parcours de Claude Lelouch est jalonné de réussites flamboyantes et d’échecs retentissants. La plus flamboyante de ses réussites fut bien sûr Un homme et une femme, palme d’or à Cannes en 1966, Oscar du meilleur film étranger et du meilleur scénario parmi 42 récompenses … à 29 ans seulement ! Film que Claude Lelouch a, comme souvent réalisé, après un échec. Ainsi le 13 septembre 1965, désespéré, il roule alors vers Deauville où il arrive la nuit, épuisé. Réveillé le matin par le soleil, il voit une femme depuis sa voiture, elle marche sur la plage avec un enfant et un chien. Sa « curiosité est alors plus grande que la tristesse ». Il commence à imaginer ce que peut faire cette femme sur cette plage, avec son enfant, à cette heure matinale. Cela donnera Un homme et une femme, la rencontre de deux solitudes blessées qui prouve que les plus belles histoires sont les plus simples et que la marque du talent est de les rendre singulières et extraordinaires. C’est une des histoires que vous trouverez dans ce documentaire.

Nous découvrons à quel point Lelouch, éternel enthousiaste, éternel grand enfant, fourmille de projets (plusieurs, toujours, en même temps), le parcours du combattant (et initiatique) qu’a été le tournage de Un + Une. Et bien sûr sa si singulière méthode de tournage qui fait de lui un directeur d’acteurs si exceptionnel qui arrive à capter ces « fragments de vérité ». C’est passionnant, parfois bouleversant. Lorsque depuis l’Inde, on apprend l’horreur des événements de janvier 2015 en France. Lorsque Claude Lelouch qu’on aura rarement vu aussi mélancolique, évoque cette fin de vie qu’il n’exclut pas de choisir. Et parfois révoltant quand on voit les difficultés qu’il rencontre pour monter ses films, l’énergie qu’il déploie face à des financiers cyniques.

On découvre aussi l’échec que fut Salaud, on t’aime. Ce film qui, pourtant, comme chaque film de Lelouch comporte des scènes d’anthologie. Celle pendant laquelle les deux amis Kaminsky/Johnny et Selman/ Eddy refont Rio Bravo est un régal. Mais aussi, à l’opposé, ce brusque basculement du film (que je ne vous révélerai évidemment pas) qui m’a bouleversée.  Il n’y a que lui pour oser. De même qu’il n’y a que lui pour oser appeler les 4 filles d’un personnage Printemps, Eté, Automne et Hiver. Et ce sont cette liberté presque irrévérencieuse, cette audace, qui me ravissent dans son cinéma.  Lelouch, dans ce film coécrit avec Valérie Perrin, raconte la vie, avec tout ce qu’elle comporte de beauté tragique ou de belle cruauté, de douleurs ineffables aussi, ses paradoxes qui la rendent si fragile et précieuse. En quelques plans, ou même en un plan d’une silhouette, il exprime la douleur indicible de l’absence. Mais c’est aussi et avant tout un film magnifique sur l’amitié et ses mensonges parfois nécessaires, sur le pardon aussi…sans oublier ces « hasards et coïncidences » qu’affectionne le cinéaste. Ce hasard qui « a du talent » à l’image de celui qui en a fait un de ses thèmes de prédilection.  Malgré son titre, peut-être son film le plus tendre, aussi. Ce film porté par des acteurs solaires, un montage ingénieux, une musique judicieuse, une photographie émouvante ne déroge pas à la règle. Le juste milieu entre légèreté et gravité. Les fragments de vérité et les fragments de mensonges. La vie et le cinéma.

Et puis le film s’achève par quelques images du tournage du long-métrage Les plus belles années d’une vie dont la projection cannoise me laissa un souvenir impérissable...Il pleuvait ce soir-là à Cannes. Inlassablement. Mais il pleuvait gaiement. Parce que c’était joyeux de monter les marches pour retrouver 53 ans après Anne Gauthier et Jean-Louis Duroc dans la ville et le festival qui ont vu et fait éclore leur incroyable destin avec la Palme d’or 1966. Oui, c’était joyeux. Même sous une pluie intarissable. Comme dans un film de Sautet. Intarissable comme mon émotion dès les premières minutes du film. L’émotion d’être là. L’émotion d’avoir rendez-vous avec mes premiers élans cinématographiques. L’émotion d’entendre les notes de musique de Francis Lai, notes mythiques d’un film mythique dans une salle elle aussi devenue mythique. Rendez-vous avec la mythologie du cinéma. L’émotion communicative de l’équipe du film. L’émotion d’une partie du public du Grand Théâtre Lumière. L’émotion dès les premières minutes, lors de ces plans sur le visage de Jean-Louis Duroc / Trintignant. L'émotion autant de retrouver le personnage de Jean-Louis Duroc que de retrouver Jean-Louis Trintignant au cinéma. Et quel Jean-Louis Trintignant ! Ce film qui aurait pu être morose est au contraire plein de vie même si et justement même parce qu’on y entend à plusieurs reprises « La mort, c’est l’impôt de la vie. »  La vie est là, tout le temps. Eblouissante. Quand Anne et Jean-Louis s’évadent en voiture et que le soleil insolent perce à travers les feuilles.  Quand Jean-Louis crie fougueusement à Anne « Embrassez-moi ». Quand les femmes regardent Jean-Louis, ou que Jean-Louis regarde les femmes de sa vie. Avec tant de tendresse. La tendresse, ce film en regorge. L’humour aussi. Lors de multiples clins d’œil au film de 1966 comme lorsque Jean-Louis roule sur les planches et s’étonne que ce soit interdit et qu’un policier lui rétorque que c’est interdit « depuis 50 ans, depuis qu’un crétin a roulé ici avec sa Ford Mustang. » Quelle justesse lorsqu’il dit « Je me souviens d’elle comme si c’était hier » ou lorsqu’elle dit « On est toujours beaux quand on est amoureux ». Cela aurait pu être mièvre. Par le talent de ces deux immenses acteurs et de Lelouch c’est infiniment beau et émouvant. Et ce visage de Trintignant quand soudain il s'illumine par la force des souvenirs de son grand amour, comme transfiguré, jeune, si jeune soudain. Et la majesté d'Anouk Aimée, sa grâce quand elle remet sa mèche de cheveux. Il faut dire aussi qu’ils sont si amoureusement filmés. Et que d'intensité poétique et poignante lorsqu'ils sont l'un avec l'autre comme si le cinéma (et/ou l'amour) abolissai(en)t les frontières du temps et de la mémoire. Encore un des pouvoirs magiques du cinéma auxquels ce film est aussi un hommage. Et évidemment il y a la musique, toujours si importante dans les films de Lelouch, a fortiori dans Un homme et une femme. Un film infiniment lumineux, tendrement drôle (d'une infinie tendresse), émouvant, joyeusement nostalgique, gaiement mélancolique, optimiste, hymne à la vie, à l’amour, hommage au cinéma, sublimé par la beauté si lumineuse de Trintignant et Aimée. 

Un beau moment de vie et de cinéma entremêlés et il me semble encore entendre le fameux « Dabada Daba » que le public du Grand Théâtre Lumière a repris en chœur résonner dans ma tête  comme cette pensée que « Les plus belles années d’une vie sont celles qu’on n’a pas encore vécues ».  C’est au fond ce que nous racontent tous les films de Claude Lelouch auxquels ce documentaire rend magnifiquement hommage. Si Lelouch se définit comme un « reporter du réel » qui essaie d’en capter les « grains de sable », il aspire au fond à une chose : nous faire « aimer un peu plus la vie » qui est « le plus grand cinéaste du monde », cette vie qu'il fait tournoyer sous sa caméra, vibrante et intense. Ce à quoi il parvient magistralement et ce que reflète ce documentaire, à voir absolument.

19:32 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film, claude lelouch, tourner pour vivre, philippe azoulay | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer | | Pin it! | |