Critique - ANNÉES 20 de Élisabeth Vogler (au cinéma le 27/04/2022) (26/04/2022)
À chaque silhouette entraperçue, chaque visage croisé, chaque bribe de conversation interceptée, déambuler dans Paris, c’est esquisser mille possibles, imaginer une multitude d’histoires, se représenter tous les destins qui s’y égarent, se frôlent, se rencontrent, se manquent, se heurtent, se croisent dans un cadre romanesque et historique, propice aux égarements de l’imaginaire. Ce long métrage au dispositif particulièrement ingénieux d’une précision admirable nous permet de nous immiscer quelques instants dans l’histoire de quelques-uns de ces destins tout en laissant vagabonder notre imagination lorsqu'ils échappent soudain à notre regard et lorsqu’une nouvelle histoire et de nouveaux personnages remplacent les précédents.
Le titre évoque les années folles. Ces années 20 sont pourtant les nôtres, porteuses elles aussi d’un élan de liberté. Un film autofinancé. Un plan-séquence d’une heure trente dans Paris tourné à la sortie du premier confinement, avec plus de 24 actrices et acteurs et 16 personnes dans l’équipe technique. Sur six kilomètres, à pied, en métro ou à vélo, au milieu de la foule et de la circulation, la caméra s’insinue et se faufile, indiscrète et complice, dans les destinées qui déambulent dans Paris, un soir d’été 2020. De ces soirs où l’air est rempli de promesses, de désirs, où tout semble exhaler l’électricité et la fugacité de la vie. Voilà qui est propice à une échappée belle pleine d’énergie. Une respiration salutaire.
La caméra suit un passant puis l’autre, voyageant à travers les rues de la ville et multipliant de curieuses rencontres : jeunes excentriques, personnages originaux et anticonformistes. Au cours d’un seul plan ininterrompu, la caméra lie les personnages à travers un même territoire, et une même époque en crise que chacun traverse et questionne à sa manière. Une dizaine de duos de personnages, racontant implicitement ce qu’ils ont vécu pendant le confinement et surtout en quoi cela a modifié leur vision de l’existence. Ainsi, Années 20 relie chaque petite histoire pour raconter notre époque.
Cela commence rue de Rivoli. Des bruits assourdis. Une chute hors champ. Un jeune homme, Léon, de dos raconte une scène d’une série Netflix au téléphone. La caméra suit ses déambulations alertes jusqu'au Louvre où il rejoint une jeune femme, Julie, pour l’amener jusqu’à l’endroit où se trouve son frère, Jean, à l’autre bout de Paris. Il lui propose d’être attentive à ce qui se passe autour d’elle. Comme le film nous invite à l’être.
Un autre personnage évoque les 50 hivers et 50 étés qu’il lui reste statistiquement à vivre, racontant qu’à l'âge de 12 ans, il a pris conscience qu’il allait mourir. Une autre voudrait « faire un truc subversif maintenant. » Voilà, c’est de cela dont il s‘agit après ces mois de confinement et d'inquiétude, alors que tout semble encore tellement incertain et friable. Il s’agit d’être libre. D’oser. De savourer chaque seconde comme si c’était la dernière. Chacun semble porter une fragilité, être en quête d’autre chose, comme l’évoque ce mouvement perpétuel, poétique et universel. Mehdi annonce à son ami qu’il a démissionné de son travail. Edouard, humoriste, annonce à son producteur qu’il souhaite devenir danseur contemporain. Le Covid n’est jamais clairement évoqué mais toujours là, en filigrane, dans cet élan fiévreux d’envies. Il est là, dès les premiers plans lorsque la jeune femme interprétée par Alice de Lencquesaing, une infirmière, se montre dévorée par l’angoisse.
Les corps se rapprochent. Les terrasses reprennent vie. On s’interroge sur l’avenir, sur l’art. C’est parfois drôle, insensé ou miraculeux, comme l’est la vie. Ou absurde. Comme une mariée qui vient de fuir et se retrouve à converser avec un bébé abandonné. Pourtant cela sonne toujours juste. Cela reflète la diversité de Paris, sa beauté à mille visages, contrastés, étranges parfois, ses hasards et coïncidences.
L’idée du film vient de Slacker de Richard Linklater. Celle d’un plan ininterrompu. Le film est signé Élisabeth Vogler, pseudo d'un ou d'une cinéaste qui souhaite conserver l’anonymat. Un pseudo emprunté à Bergman et au personnage de Liv Ullmann dans Persona. Un nom derrière lequel se cache aussi une identité multiple notamment celles, au scénario, de Joris Avodo, François Mark et Noémie Schmidt, également acteurs et actrices dans le film.
Du Louvre jusqu’aux Buttes Chaumont en passant par les quais de Seine, dans le métro, place de la République, à Belleville ou encore au bord du canal Saint-Martin, c’est Paris qui devient le théâtre bouillonnant de ces destinées, personnage à part entière, décor intrinsèque et idéal de cinéma. La prouesse technique est fascinante, a fortiori car tout semble fluide, des déplacements à l’interprétation remarquable de chaque comédien : Noémie Schmidt, Alice de Lencquesaing, Manuel Severi, Paul Scarfoglio, Zoé Fauconnet, François Rollin, Lila Poulet, Adil Laboudi, Léo Poulet, Mehdi Djaad. Les enchainements sont à chaque fois de véritables prouesses. On songe à Victoria de Sebastian Schipper et à sa déambulation à couper le souffle dans Berlin. Ou encore au court métrage Rendez-vous de Claude Lelouch. À chaque fois, beaucoup d'inventivité, d'ingéniosité, d'audace, et un résultat unique et époustouflant de maîtrise.
Parfois la conversation se poursuit hors champ. Le film continue alors sans nous. Et dans le même temps nous invite à regarder, à inventer, à rêver. À saisir l’électricité de l’existence. Laissez-vous porter par cette nouvelle vague jusqu’à son final chanté et enchanteur. Une véritable rêverie poétique. Un instantané de l’époque. Une expérience audacieuse. Une prouesse technique. Et un vent de fraicheur dans le cinéma français. Palpitant et joyeusement imprévisible comme une promenade estivale dans Paris. Prix du jury du Festival de Tribeca 2021.
Sachez aussi que l’’aventure se poursuit dans une web série (ici) filmée dans 12 villes. Les 12 villes de la tournée qui ont précédé la sortie du film, avec à chaque fois le tournage d’un épisode en plan séquence. Chaque jour, vous pourrez retrouver un nouveau personnage dans sa ville d'origine avant de les voir tous réunis dans le film.
15:55 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film, critique, années 20, elisabeth vogler, paris, sortie cinéma | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |