ARRAS FILM FESTIVAL 2023 : PALMARÈS ET COMPTE-RENDU (18/11/2023)
Pour la première fois, j’ai eu le grand plaisir de couvrir l'Arras Film Festival dont la 24ème édition a eu lieu du 3 au 12 novembre. Deux journées intenses qui m’ont permis de découvrir la richesse de la programmation et la convivialité exemplaire de cet évènement cinématographique incontournable. Bien sûr, impossible de parler d’Arras sans avoir une pensée pour Dominique Bernard, le professeur assassiné dans un lycée de cette ville le 13 octobre dernier. Si le festival a été maintenu malgré cette tragédie, elle était évidemment dans les esprits de tous, la soirée d’ouverture du festival ayant d’ailleurs été dédiée au professeur. Si le cinéma permet aussi souvent de s’évader de la réalité, les films que j’ai vus pendant ces quelques heures à Arras témoignaient de situations souvent âpres, de vies enfermées dans une réalité rude et insoluble. Cela ne m’a pas empêchée d’être totalement envoûtée par ce festival, accessible à tous, doublement ouvert avec une programmation aussi très axée sur les cinémas d’ailleurs (et pas seulement), et d’être également ensorcelée par cette ville particulièrement accueillante, véritable décor de cinéma, intemporel et fascinant, avec ses deux splendides places baroques, son beffroi et sa citadelle classés au patrimoine mondial de l’Unesco comprenant au total 225 édifices protégés au titre des monuments historiques (rendez-vous sur mon compte instagram @Sandra_Meziere pour découvrir d'autres clichés de cette ville majestueuse). Ces 10 dernières années, le Grand Arras, terre de cinéma, a ainsi accueilli plusieurs tournages sur son territoire : Pas son genre de Lucas Belvaux en 2013, La prochaine fois je viserai le cœur de Cédric Anger en 2014, La Liste de mes envies de Didier Le Pêcheur en 2014, En Mai Fais ce qu’il te plait de Christian Caron en 2015, Je ne rêve que de vous de Laurent Heynemann en 2018, Le 15h17 pour Paris de Clint Eastwood en 2018, Effacer l’historique du duo Benoît Delépine / Gustave Kervern en 2019...
Le palmarès de cette édition (à découvrir en bas de cet article) est à l’image ce festival, celui de tous les cinémas, qui a pour objectif de promouvoir la diversité du cinéma, et plus particulièrement du cinéma européen, avec un savant mélange de films nouveaux et anciens, en présence de nombreux invités français et étrangers, de films populaires, d’œuvres exigeantes et de films que l’on ne voit nulle part ailleurs. Au programme : des avant-premières en présence des équipes des films, une compétition de films européens, une sélection d’œuvres fortes, drôles, décalées, proposées dans le cadre des sections Visions de l’Est, découvertes européennes et Cinémas du monde, 2 rétrospectives : Sales Bêtes et Drôles de Tchèques, une sélection jeune, des invités d'honneurs (Dominique Blanc, Agnieszka Holland, Matteo Garrone) ...110 films projetés sur 10 jours ! Parmi les cinéastes dont furent projetés les derniers films : Vincent Perez, Frédéric Tellier, Robert Guédiguian, Thierry Klifa, Monia Chokri, Thomas Bidegain, Luc Jacquet, Yorgos Lanthimos... Le festival s’est ouvert avec le film de Vincent Perez Une affaire d’honneur tandis que le film de Caroline Vignal, Iris et les hommes, l’a clôturé. J’ai pour ma part décidé de voir des films appartenant à différentes sections, projetés soit au Mégarama, soit dans le magnifique Casino d'Arras, et toujours présentés avec rigueur et enthousiasme par les membres de l'équipe du festival, et suivis de passionnants débats avec les équipes de films.
Parmi la large sélection de films français projetés en avant-première, j’ai découvert le nouveau film de Stéphane Demoustier, Borgo, qui sortira en salles le 17 avril 2024, qui nous tient en haleine de la première à la dernière seconde, un film signant le retour du cinéaste au cinéma après le complexe et palpitant La Fille au bracelet (2019). Borgo nous raconte l’histoire de Mélissa (Hafsia Herzi), surnommée Ibiza par les détenus, surveillante pénitentiaire expérimentée, qui s’installe en Corse avec ses deux jeunes enfants et son mari. Là, elle intègre les équipes d’un centre pénitentiaire pas tout à fait comme les autres dans lequel on dit que ce sont les prisonniers qui surveillent les gardiens et non l’inverse ! Si ce film a pour matériau de départ l'histoire vraie d’une surveillante pénitentiaire mise en cause dans le double assassinat de Poretta en 2017, et en particulier des comptes rendus lus dans la presse, le réalisateur s’est avant tout inspiré du personnage de la surveillante qu’il dépeint ici dans toute sa complexité comme il le fit pour la protagoniste de La fille au bracelet. Dans le film, son intégration est facilitée par Saveriu qui, tout en la protégeant à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison, tisse peu à peu sa toile pour l'enfermer dans un piège inextricable. Fascinée, Mélissa ne voit pas le piège se refermer sur elle et la protection se transformer en emprise. Le film sonde l’âme du personnage et son basculement, sa proximité de plus en plus forte avec le monde mafieux, les rapports de force, le glissement progressif dont elle semble ne pas se rendre compte. La minutie de la reconstitution (notamment de la vie de la prison, fortement documentée), la tension constante (entre le racisme dont est victime le mari de Mélissa, et la prison où finalement elle semble mieux accueillie et protégée, avec parmi de nombreuses remarquables scènes celle où les prisonniers, d’une cellule à l’autre, chantent en son honneur, scène lors de laquelle le visage de la surveillante s’illumine, la joie et la fierté l’emportant sur le sérieux qu’imposent ses fonctions), l’interprétation magistrale de Hafsia Herzi mais aussi de tous les seconds rôles judicieusement choisis (notamment de nombreux acteurs insulaires), la musique de Philippe Sarde, le scénario particulièrement audacieux, jouant avec les temporalités et points de vue, en font un film d’une maîtrise impressionnante qui nous laisse ko lors de « l’évasion » finale, et certainement un des films qui fera beaucoup parler de lui en 2024. Lors du débat qui a succédé à la projection, le réalisateur a expliqué avoir voulu raconter « comment cette femme pouvait avoir une vie normale et comment « elle pouvait dans le même temps être partie prenante de crime organisé », que selon lui « le monstre n'existe pas » mais qu’il l’intéressait de comprendre « comment on peut commettre des actes monstrueux ». Il est également revenu sur l’idée formelle de départ avec la double narration, « au plus proche de sa subjectivité et en parallèle les images de vidéo surveillance prétendument incontestables alors que la vérité leur échappe » avec « ces caméras qui ont trop de points de vue pour avoir un intérêt. » Il a également évoqué ses cinéastes de prédilection, Clouzot, Hitchcock, mais aussi la différence entre la France et les Etats-Unis, où « on invente des mythes », tandis qu’en France il « faut être plus proche du réel ». Il a aussi expliqué avoir beaucoup enquêté sur le rapport de force en Corse. Enfin, il a loué les formidables qualités d’actrice de Hafsia Herzi, une « actrice qui ne triche jamais, ultra bosseuse, qui ne s’use jamais, qui aime qu’il y ait énormément de prises. »
Également dans le cadre des avant-premières françaises était projeté Rien à perdre de Delphine Deloget programmé dans la section Un Certain Regard du dernier Festival de Cannes, premier long-métrage de fiction de la documentariste (notamment lauréate du prix Albert-Londres 2015 dans la catégorie audiovisuel), là aussi un magnifique portrait de femme, prise au piège de mécanismes et d’une réalité qui la dépassent. Virginie Efira incarne ici Sylvie qui vit à Brest avec ses deux enfants, Sofiane et Jean-Jacques. Elle travaille dans un bar et le soir doit donc laisser ses enfants seuls. Une nuit, Sofiane se blesse alors qu’il est seul dans l’appartement : en voulant se faire des frites, il fait exploser la friteuse. Les services sociaux sont alertés et placent l’enfant en foyer, le temps de mener une enquête. C’est alors la cellule familiale qui explose, aussi. Persuadée d’être victime d’une erreur judiciaire, Sylvie se lance dans un combat pour récupérer son fils, persuadée qu’elle sera plus forte que la machine judiciaire… Primé à Deauville (du prix d’Ornano-Valenti) et à Angoulême (Prix des étudiants), ce film a également en commun avec celui de Stéphane Demoustier de nous tenir en haleine de la première à la dernière seconde, en empathie avec cette mère aimante et attentionnée à qui on enlève son enfant, qui révèle peu à peu ses zones d’ombre, parfois un peu d’inconscience, une vie de bohème, mais rien qui ne semble justifier l’inhumanité de l’institution à son égard et à l’égard de son enfant. Sous prétexte de le protéger d’une éventuelle maltraitance, le point de vue de l’enfant est nié, et ses troubles du comportement ne font alors que croître. Le film aborde cette réalité dans toute sa complexité, sans manichéisme, le passé de documentariste de Delphine Deloget servant sans aucun doute le long-métrage pour lui procurer cette humanité nuancée. Le film aborde aussi le thème de la séparation sous différents angles. L’aîné se cherche lui aussi, aspire à trouver son indépendance. Virginie Efira prouve une nouvelle fois l’étendue de son talent, éclatant dans les deux films projetés cette année à Cannes (l’autre était L’amour et les forêts de Valérie Donzelli su les violences psychologiques faites aux femmes.) Le film de Delphine Deloget met en exergue les dysfonctionnements d’une machine administrative rigide et implacable qui sous prétexte de ne pas passer à côté d’un cas de maltraitance broie les êtres qu’elle est censée protéger. Voir cette famille unie ainsi déchirée, la mère de famille peu à peu sombrer (et finalement par leur faute donner raison aux services sociaux), la surdité de l’administration (remarquable India Hair), ses deux frères (formidables Arieh Worthalter et Mathieu Demy) se démener pour l’aider, et le mal-être évident de l’enfant (et de son frère aîné à qui on essaie de faire avouer des blessures passées dont lui-même n’avait pas conscience) …tout cela touche en plein cœur. Un film poignant qui ouvre aussi le débat sur une réalité, comme le ferait un passionnant documentaire.
Dans le cadre des films produits en région, soutenus par Pictanovo avec la région Hauts-de-France était projeté Le bonheur est pour demain de Brigitte Sy, qui sortira en salles le 31 janvier 2024. Encore un film de femme(s) forte(s). Encore une histoire d’enfermement. Laetitia Casta incarne Sophie. Elle a un enfant, un conjoint, mais son quotidien lui semble désespérément plat, sans plaisir, sans envies. Jusqu’au jour où elle rencontre Claude (Damien Bonnard). Il est drôle, séduisant, intelligent. Elle tombe immédiatement sous le charme. Mais Claude n’est pas un prince charmant. C’est un braqueur. Or, au cours d’une attaque de banque, un homme est tué. Claude est arrêté et condamné à une lourde peine de prison. Ce qui aurait dû être la fin devient alors le début d’une histoire folle, passionnelle et sans limites. Soutenue par Lucie, la mère de Claude (Béatrice Dalle), Sophie ne renonce pas à son amour pour Claude. Elle est prête à aller jusqu’au bout. Quelles qu’en soient les conséquences. Troisième long-métrage de Brigitte Sy, Le Bonheur est pour demain regorge de références cinématographiques, de Tarantino à Beineix. L’ombre de la Betty de 37°2 le matin plane sur tout le début du film, dans l’allure de Sophie, dans son rôle en miroir avec celui de Lucie – Béatrice Dalle (leurs images même le temps d’un plan se superposent), avant qu’elle ne se débarrasse de ses apparats colorés, confrontée à la réalité carcérale. La première scène du film, dans ce café du nord, avec ce couple enlacé, cette atmosphère suintante de cinéma, la musique, exhalent la vie, la vitalité, comme Sophie, et nous embarque d’emblée dans l’univers si élégant et singulier de Brigitte Sy avec ses plans si soignés, baignés souvent d’une lumière irréelle (dans la première partie) comme surgis des fantasmagories de Sophie. A partir du moment où Claude lui enlève sa perruque, le gris gagne peu à peu du terrain sur les couleurs, la rudesse de la réalité les rattrape. Il faudra du temps à Sylvie pour comprendre que le bonheur n’est pas forcément dans l’espoir du lendemain, mais dans l’acceptation du présent, aussi différent soit-il de ses rêves. Laëtitia Casta irradie du premier au dernier plan, et malgré les invraisemblances, nous donne envie de suivre cette Sophie obstinément amoureuse et de croire à ce personnage passionnément vivant…
Dans le cadre des « toiles de maîtres » (avant-premières de films de grands maîtres du cinéma international) était projeté La zone d’intérêt de Jonathan Glazer, pour moi un chef-d’œuvre comme j’espère vous en convaincre ci-dessous.
Rarement un film m’aura autant bousculée, de la première à la dernière seconde, et hantée, des jours après. Cela commence par un écran noir, interminable, tandis que des notes lancinantes et douloureuses viennent déjà heurter notre tranquillité, nous avertir que la sérénité qui lui succèdera sera fallacieuse. La première scène nous donne à voir une image bucolique, celle d’une famille au bord d’une rivière par une journée éclatante. Celle de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz de 1940 à 1943, qui habite avec sa famille dans une villa avec jardin, juste derrière les murs du camp. À qui ignorerait l’histoire (et l’Histoire) et ne serait pas attentif, la vie de cette famille semblerait de prime abord presque « normale ». Un air de vacances et de gaieté flotte dans l’air. Les corps s’exhibent, en pleine santé. Pourtant c’est dans cette normalité, cette banalité que réside toute l’horreur, omniprésente, dans chaque son, chaque arrière-plan, chaque hors-champ. Cette zone d’intérêt, ce sont les 40 kilomètres autour du camp, ainsi qualifiés par les nazis. Une qualification qui englobe déjà le cynisme barbare de la situation. La biographie de Rudolf Höss avait inspiré La mort est mon métier de Robert Merle, puis le roman The Zone of Interest de Martin Amis (publié chez Calmann-Lévy en 2015) dont le film est adapté. Il décrit le quotidien de cet artisan de l’horreur avec Hedwig, son épouse et leurs cinq enfants.
Avant même le premier plan, ce qui nous interpelle, c’est le son, incessant, négation permanente de la banalité des scènes de la maisonnée. C’est le bruit d’un wagon. Ce sont des cris étouffés. Ce sont des coups de feu. Ce sont des aboiements. Ce sont ces ronronnements terrifiants et obsédants des fours crématoires. Mais c’est l’arrière-plan aussi qui teinte d’horreur tout ce qui se déroule au premier, cette indifférence criante qui nous révulse. C’est la vue de cette cheminée, juste au-dessus du jardin, dont une fumée noire s’échappe, sans répit. Ce sont les barbelés. C’est ce prisonnier qui s’affaire dans le jardin du Commandant. C’est la vue de ces trains qui ne cessent d’arrivée. Ce sont ces os que charrie la rivière. L’horreur est là, omniprésente, et pourtant insignifiante pour les occupants de la zone d’intérêt qui vivent là comme si de rien n’était, comme si la mort ne se manifestait pas à chaque seconde. La vie est là dans ce jardin, entre le père qui fume, les pépiements des oiseaux et les cris joyeux des enfants, éclaboussant de son indécente frivolité la mort qui sévit constamment juste à côté. La « banalité du mal » définie par Hannah Arendt représentée dans chaque plan.
Hedwig Höss se glorifie même d’être gratifiée du titre de « reine d’Auschwitz » par son mari. Hedwig est en effet très fière : de son statut, de ce qu’elle fait de sa maison, surtout de son jardin, avec sa serre et sa piscine. Son havre de paix au cœur de l’horreur absolue. Son mari est muté. Pour elle, l’horreur absolue s’inscrit cependant là : dans la perspective de devoir déménager de son « paradis ». Cette « zone d’intérêt » qu’elle ne quitterait pour rien au monde. Ce cliché de propagande nazie.
Claude Lanzmann (dont le documentaire Shoah, reste l’incontournable témoignage sur le sujet, avec également le court-métrage d’Alain Resnais, Nuit et brouillard) écrivit ainsi : « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu de l’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. » Le film de Glazer a cette intelligence-là : ne jamais montrer l’intransmissible. L’imaginer est finalement plus parlant encore. Ainsi, nous ne voyons rien de ce qui se déroule dans le camp mais nous le devinons. Nous ne voyons que des objets appartenant aux déportés qui contiennent en eux des destins tragiques et racontent la folie des hommes : un manteau de fourrure, des vêtements d'enfants, des bijoux, ou ce rouge à lèvres appartenant à une déportée qu’Hedwig s’applique soigneusement, et dans cette application en apparence insignifiante s’insinue le souffle glaçant de la mort qui la sous-tend. Le film adopte la retenue qui sied au sujet, au respect des victimes dont l’absence à l’image ne contribue pas à les nier mais n’est que le reflet de ce qu’elles étaient pour leurs bourreaux : des chiffres, des êtres dont on occultait sans état d'âme l'humanité. Le dénouement leur rend la lumière et la dignité. La Zone d’intérêt a été tourné à Auschwitz même, encore une fois avec ce souci, de respect des victimes et de fictionnaliser le moins possible. Pas d’esthétisation. Pas de lumière artificielle. Le sentiment de contemporanéité n’en est que plus frappant.
Sandra Hüller figurait au générique de deux films remarquables en compétition du Festival de Cannes 2023, puisqu’elle incarne aussi la Sandra de Anatomie d’une chute de Justine Triet, la palme d’or de cette édition. Révélée à Cannes en 2016 dans Toni Erdmann, dans le film de Justine Triet, elle est impressionnante d’opacité, de froideur, de maitrise, d’ambiguïté. Ici, dans le rôle d'Hedwig, elle est carrément glaçante. Elle se délecte à essayer un manteau de fourrure trop grand pour elle dont il est aisé de deviner l’origine. Elle distribue des vêtements à ses amis dont la provenance ne fait aucun doute là non plus. Elle est si fière d’être cette femme à la vie si privilégiée, clamant qu’elle a une vie « paradisiaque » dans ce jardin qu’elle montre avec orgueil à sa mère, comme cette chambre d’enfant où elle l’héberge, avec fenêtre sur les miradors et cheminées. Elle est monstrueuse dans l’apparente normalité de ses gestes et paroles, et laissant même éclater toute sa violence lorsqu’une assiette n’est pas là où elle doit être. Ou quand elle demande à « Rudolf » de l'« emmener encore dans ce spa italien » tandis que rugissent les fours crématoires, et la mort, alors qu’elle ne pense qu’à jouir de la vie, sans scrupules.
Pour le Commandant (Christian Friedel), seule compte la fierté de servir le 3ème Reich. Obstinément. Des industriels viennent louer les qualités de leurs fours, comme s’il s’agissait d’un quelconque produit industriel. Comment ne pas avoir la nausée devant l’ignominieuse distance et l’abominable froideur avec lesquelles ils discutent des modalités de la solution finale et du principe d’un "four crématoire circulaire" ? Les réunions des directeurs de camps sont aussi nauséeuses dans leur apparence ordinaire. Il est question d’efficacité, de rendement, de logistique. Comme si rien de tout cela ne concernait des êtres humains, et leur mort atroce.
Une folie qui semble contaminer jusqu’aux enfants quand l’un enferme son frère dans la serre. On pense alors au chef-d’œuvre de Michael Haneke, Le ruban blanc. Ce ruban blanc, dans le film d’Haneke, c’est le symbole d’une innocence ostensible qui dissimule la violence la plus insidieuse et perverse. Ce ruban blanc, c’est le signe ostentatoire d’un passé et de racines peu glorieuses qui voulaient se donner le visage de l’innocence. Ce ruban blanc, c’est le voile symbolique de l’innocence qu’on veut imposer pour nier la barbarie, et ces racines du mal qu’Haneke nous fait appréhender avec effroi par l’élégance moribonde du noir et blanc. Ces châtiments que la société inflige à ses enfants en évoquent d’autres que la société infligera à plus grande échelle, qu’elle institutionnalisera même pour donner lieu à l’horreur suprême, la barbarie du XXème siècle. Cette éducation rigide va enfanter les bourreaux du XXème siècle dans le calme, la blancheur immaculée de la neige d’un petit village a priori comme les autres. La forme, comme dans le film de Glazer, démontre alors toute son intelligence, elle nous séduit d’abord pour nous montrer toute l’horreur qu’elle porte en elle et dissimule à l’image de ceux qui portent ce ruban blanc.
Je ne saurais citer un autre film dans lequel le travail sur le son est aussi impressionnant que dans La Zone d’intérêt, la forme sonore tellement au service du fond (parmi les films récents, je songe au long-métrage de Vincent Maël Cardona, Les Magnétiques mais le sujet est à des années-lumière de celui du film de Glazer) : cette dichotomie permanente entre ce vacarme et l’indifférence qu’il suscite. Ce grondement incessant qui nous accompagne des jours après. Les musiques composées par Mica Levi et les sons du concepteur sonore Johnnie Burn sont pour beaucoup dans la singularité de cette œuvre et dans sa résonance. Ces dissonances qui constamment nous rappellent que tout cela n'a rien de normal, qui nous oppressent. Et au cas où nous aurions souhaité occulter ce que ces sons représentent, ce qui se joue là, derrière les discussions sur la façon d’agencer le jardin ou les jeux des enfants, un écran brusquement rouge vient nous heurter, comme un écho à l’écran noir du début, nous signifiant bien que ce paradis bucolique masque un enfer, que le vert qui envahit l’écran n’est là que pour masquer le rouge qui déferle à quelques mètres. Seules des parenthèses en négatif laissent éclater un peu d’humanité (lueur d’espoir apparaissant alors comme irréalité au milieu de cette inconcevable réalité), et peut-être le départ anticipé de la mère d’Hedwig avec un mot dont nous ne connaîtrons pas la teneur et dont on a envie de croire qu'il dénonce l'horreur, et qui pourtant a elle aussi profité des déportés, en l’occurrence ses anciens patrons. C’est tout. Pas d'autre lueur d'espoir.
En 2015, avec Le Fils de Saul, László Nemes nous immergeait dans le quotidien d'un membre des Sonderkommandos, en octobre 1944, à Auschwitz-Birkenau. Saul Ausländer est alors membre de ce groupe de prisonniers juifs isolé du reste du camp et forcé d’assister les nazis dans leur plan d’extermination. Il travaille dans l’un des crématoriums où il est chargé de « rassurer » les Juifs qui seront exterminés et qui ignorent ce qui les attend, puis de nettoyer… quand il découvre le cadavre d’un garçon en lequel il croit ou veut croire reconnaître son fils. Tandis que le Sonderkommando prépare une révolte (la seule qu’ait connue Auschwitz), il décide de tenter l’impossible : offrir une véritable sépulture à l’enfant afin qu’on ne lui vole pas sa mort comme on lui a volé sa vie, dernier rempart contre la barbarie. La profondeur de champ, infime, renforce cette impression d’absence de lumière, d’espoir, d’horizon, nous enferme dans le cadre avec Saul, prisonnier de l’horreur absolue dont on a voulu annihiler l’humanité mais qui en retrouve la lueur par cet acte de bravoure à la fois vain et nécessaire, son seul moyen de résister. Que d’intelligence dans cette utilisation du son, de la mise en scène étouffante, du hors champ, du flou pour suggérer l’horreur ineffable, ce qui nous la fait d’ailleurs appréhender avec plus de force encore que si elle était montrée. László Nemes s’est beaucoup inspiré de Voix sous la cendre, un livre de témoignages écrit par les Sonderkommandos eux-mêmes.
Avec le plus controversé La vie est belle, Benigni a lui opté pour le conte philosophique, la fable pour démontrer toute la tragique et monstrueuse absurdité à travers les yeux de l’enfance, de l’innocence, ceux de Giosué. Benigni ne cède pour autant à aucune facilité, son scénario et ses dialogues sont ciselés pour que chaque scène « comique » soit le masque et le révélateur de la tragédie qui se « joue ». Bien entendu, Benigni ne rit pas, et à aucun moment, de la Shoah mais utilise le rire, la seule arme qui lui reste, pour relater l’incroyable et terrible réalité et rendre l’inacceptable acceptable aux yeux de son enfant. Benigni cite ainsi Primo Levi dans Si c’est un homme qui décrit l’appel du matin dans le camp. « Tous les détenus sont nus, immobiles, et Levi regarde autour de lui en se disant : “Et si ce n’était qu’une blague, tout ça ne peut pas être vrai…” C’est la question que se sont posés tous les survivants : comment cela a-t-il pu arriver ? ». Tout cela est tellement inconcevable, irréel, que la seule solution est de recourir à un rire libérateur qui en souligne le ridicule. Le seul moyen de rester fidèle à la réalité, de toute façon intraduisible dans toute son indicible horreur, était donc, pour Benigni, de la styliser et non de recourir au réalisme. Quand il rentre au baraquement, épuisé, après une journée de travail, il dit à Giosué que c’était « à mourir de rire ». Giosué répète les horreurs qu’il entend à son père comme « ils vont faire de nous des boutons et du savon », des horreurs que seul un enfant pourrait croire mais qui ne peuvent que rendre un adulte incrédule devant tant d’imagination dans la barbarie (« Boutons, savons : tu gobes n’importe quoi ») et n’y trouver pour seule explication que la folie (« Ils sont fous »). Benigni recourt à plusieurs reprises intelligemment à l’ellipse comme lors du dénouement avec ce tir de mitraillette hors champ, brusque, violent, où la mort terrible d’un homme se résume à une besogne effectuée à la va-vite. Les paroles suivantes le « C’était vrai alors » lorsque Giosué voit apparaître le char résonne alors comme une ironie tragique. Et saisissante.
Autre approche encore que celle de La Liste de Schindler de Spielberg dont le scénario sans concessions au pathos de Steven Zaillian, la photographie entre expressionnisme et néoréalisme de Janusz Kaminski (splendides plans de Schindler partiellement dans la pénombre qui reflètent les paradoxes du personnage), l’interprétation de Liam Neeson, passionnant personnage, paradoxal, ambigu et humain à souhait, et face à lui, la folie de celui de Ralph Fiennes, la virtuosité et la précision de la mise en scène (qui ne cherche néanmoins jamais à éblouir mais dont la sobriété et la simplicité suffisent à retranscrire l’horrible réalité), la musique poignante de John Williams par laquelle il est absolument impossible de ne pas être ravagé d'émotions à chaque écoute (musique solennelle et austère qui sied au sujet -les 18 premières minutes sont d’ailleurs dénuées de musique- avec ce violon qui larmoie, voix de ceux à qui on l’a ôtée, par le talent du violoniste israélien Itzhak Perlman, qui devient alors, aussi, le messager de l’espoir), et le message d’espérance malgré toute l’horreur en font un film bouleversant et magistral. Et cette petite fille en rouge que nous n'oublierons jamais, perdue, tentant d’échapper au massacre (vainement) et qui fait prendre conscience à Schindler de l’individualité de ces juifs qui n’étaient alors pour lui qu’une main d’œuvre bon marché.
Avec The Zone of Interest, Jonathan Glazer prouve d’une nouvelle manière, singulière, puissante, audacieuse et digne, qu’il est possible d’évoquer l’horreur sans la représenter frontalement, par des plans fixes, en nous en montrant le contrechamp, reflet terrifiant de la banalité du mal, non moins insoutenable, dont il signe une démonstration implacable. Cette image qui réunit dans chaque plan deux mondes qui coexistent et dont l’un est une insulte permanente à l’autre est absolument effroyable. Si cette famille nous est montrée dans sa quotidienneté, c’est avant tout pour nous rappeler que la monstruosité peut porter le masque de la normalité. L’intelligence réside aussi dans la fin, qui avilit le monstre et le fait tomber dans un néant insondable tandis que nous restent les images de ce musée d’Auschwitz dans lequel s’affairent des femmes de ménage, au milieu des amas des valises, de chaussures et de vêtements, et des portraits des victimes. C’est d’eux dont il convient de se souvenir. De ces plus de cinq millions de morts tués, gazés, exterminés, parfois par des journées cyniquement ensoleillées. Un passé si récent comme nous le rappellent ces plans de la maison des Höss aujourd’hui transformée en mémorial. Une barbarie passée contre la résurgence de laquelle nous avons encore trop peu de remparts. Le film s’achève par un écran noir accompagné d’une musique lugubre, là pour nous laisser le temps d’y songer, de nous souvenir, de respirer après cette plongée suffocante, et de reprendre nos esprits et notre souffle face à l’émotion qui nous submerge. Un choc cinématographique. Un choc nécessaire. Pour rester en alerte. Pour ne pas oublier les victimes de l’horreur absolue mais aussi que le mal peut prendre le visage de la banalité. Un film brillant, glaçant, marquant, incontournable. Avec ce quatrième long-métrage (après Sexy Beast, Birth, Under the skin) Jonathan Glazer a apporté sa pierre à l'édifice mémoriel. De ce film, vous ne ressortirez pas indemnes. Vous ne pourrez pas (l') oublier. Voyez-le, impérativement.
La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer sortira sur les écrans français le 31 janvier 2024.
La compétition européenne constitue un des temps forts de ce festival. Parmi les 9 longs-métrages en lice figurait Slow de Mariga Kavtaradze, lauréat du prix Regards Jeunes. Vivre une relation d’amour sans sexe est impensable pour la danseuse Elena. Pourtant, elle se retrouve confrontée à cette situation lorsqu’elle rencontre Dovydas, interprète en langue des signes. En effet, celui-ci est asexuel. Leur intense complicité sera-t-elle suffisante pour continuer à vivre ensemble ? Cette histoire d’amour, touchante, remplie de silence, de douceur, de salutaire lenteur mais aussi d'énergie et de bienveillance, était déjà en lice dans la compétition internationale du Festival du Sundance. Filmée en 16mm, elle semble tout droit échappée d’un songe, auréolée d’une tendre nostalgie, mettant en exergue les sensations, celle d’une danse, le ballet du couple, des cœurs et des corps, le tout porté par les compositions romantiques d’Irya Gmeyner. La réalisatrice filme ainsi comme un ballet les différentes étapes de l’histoire du couple avec des scènes d’une beauté troublante comme lorsque Elena et Dovydas dansent en miroir : poétique parade amoureuse. Marija Kavtaradze chorégraphie et filme d’ailleurs les scènes de danse comme des scènes d’amour (qui, elles, ouvrent et clôturent le film), au plus près des corps, des souffles, de la sueur, des vertiges, des expressions extatiques, comme un prolongement de l’histoire de ce duo atypique, et de leur parenthèse enchantée ou « endansée ».
Dans la section « Cinémas du monde », après le film lituanien précité, j’ai découvert le labyrinthique A man du Japonais Kei Ishikawa qui fut présenté à la Mostra de Venise 2022. Après avoir divorcé, Rie a trouvé le bonheur auprès de son second mari, Daisuke, rencontré dans sa papeterie où il lui dévoile ses dessins. Mais lorsque celui-ci meurt accidentellement, elle apprend qu’il n’était pas l’homme qu’elle croyait et fait appel à un avocat pour découvrir sa véritable identité. Là aussi, comme dans le film de Brigitte Sy, il est question de miroirs. A Man commence sur La reproduction interdite, le tableau de René Magritte qui représente un homme de dos, face à un miroir ne reflétant pas son visage. Tout est dit. Dans ce film, personne ne dévoile son vrai visage, personne n’est qui il semble être. Le faux Daisuke a ainsi une peur maladive des miroirs, incapable d’y croiser son regard. Ce thriller captivant interroge les identités et les origines, souvent cadenassées dans cette société japonaise très ancrée dans les traditions confrontée à des enjeux contemporains. Chaque personnage est donc en quête de son identité : Rie qui doit savoir qui était celui qu’elle appelle désormais « monsieur X » à qui elle a été mariée, Kido l’avocat qu’elle engage pour enquêter sur la véritable identité de son époux décédé et qui tente de dissimuler ses origines coréennes, le jeune fils de Rie, Yuto. Dans ce bal des apparences, chacun avance finalement masqué, que ce soit professionnellement ou personnellement. Avec son scénario sinueux et pourtant limpide dans lequel chaque personnage existe, son contexte sociétale, sa mise en scène qui se joue des miroirs et des ombres et des reflets, A man est autant une (en)quête d'identité qu’un thriller social, avec plusieurs strates de lecture à l’image des personnages qui le composent, d'une réjouissante complexité.
Enfin, dans la section « découvertes européennes » était projeté Scrapper de la Britannique Charlotte Regan qui suit ici le destin d’une adolescente confrontée à l’absence de l’un de ses parents. Banlieue de Londres. Géorgie 12 ans vit seule depuis la mort de sa mère. Elle se débrouille au quotidien pour éloigner les travailleurs sociaux, raconte qu’elle vit avec un oncle, gagne de l’argent en faisant un trafic de vélo avec son ami Ali. Cet équilibre fonctionne jusqu’à l’arrivée de Jason, un jeune homme qu’elle ne connait pas et se présente comme étant son père. Ce sont au fond deux adolescents qui vont se sauver l’un l’autre. Et que l’imagination va sauver. Entre la revente des vélos qu’elle vole, ses échanges téléphoniques avec les travailleurs sociaux auxquels Georgie parvient à faire croire qu’elle est prise en charge par son oncle (imaginaire) qu’elle nomme…Churchill, mais aussi des personnages secondaires mis en scène comme dans un cartoon coloré, là aussi pour dédramatiser, Scrapper est une ode à l’imagination, à l’utopie, et donc finalement au cinéma, pleine de douceur, de fantaisie et d'espoir sur lesquels il était salutaire de terminer cette instructive et jubilatoire découverte du formidable Arras Film Festival.
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11:05 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, festival de cinéma, festivals de cinéma, festival du film d'arras, festival du film d'arras 2023, 24ème festival du film d'arras, arras film festival, arras film festival 2023, 24ème arras film festival | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |