Critique de LA CHAMBRE D’À CÔTÉ de Pedro Almodovar (au cinéma le 8 janvier 2025) (22/12/2024)
Ce 17 décembre, à Paris, au Pathé Palace, avait lieu l’avant-première du dernier film de Pedro Almodovar, suivie d’un échange entre le public, ce dernier et les deux actrices principales, Julianne Moore et Tilda Swinton. En vingt-deux films, le cinéaste espagnol n’a cessé de se réinventer tout en nous permettant d’identifier son univers, exubérant et chatoyant, en quelques plans. À 75 ans, Pedro Almodovar demeure un cinéaste toujours aussi inventif, même si le pessimisme envahit de plus en plus son œuvre. Produit par ce dernier via sa société de production, El Deseo, La chambre d’à côté est aussi son premier film en langue anglaise qui a pour cadre les Etats-Unis, un film inspiré du roman Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez (2020). Ce long-métrage fut présenté en compétition à la 81ème Mostra de Venise.
Ingrid (Julianne Moore) est une écrivaine et amie de longue date, de Martha (Tilda Swinton), reporter de guerre pour le New York Times. C’est lors d’une séance de dédicaces à l’occasion de laquelle elle évoque sa hantise de la mort qu’une connaissance commune apprend à Ingrid la maladie de son amie Martha, atteinte d’un cancer. Ingrid et Martha ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsqu’Ingrid devient romancière à succès et Martha reporter de guerre, leurs chemins se séparent…
Ce soir du 17 décembre, en allant au Pathé Palace où se déroulait l'avant-première de La chambre d'à côté, j'ai repensé à Étreintes brisées, un film de Pedro Almodovar que j'avais eu la chance de voir au Festival de Cannes en 2009, dans le cadre duquel ce film figurait en compétition, pas le film le plus connu de Pedro Almodovar mais un long-métrage non moins sublime, et certainement une des projections cannoises qui m'avait le plus marquée. Un film à la narration à la fois complexe et limpide, à l'image de son titre : romantique et cruel, d'une poésie langoureuse, d'une beauté mélancolique et fragile. Un film qui possède la beauté, fatale et languissante, d’un amour brisé en plein vol. Un film qui a la gravité sensuelle de la voix de Jeanne Moreau, la beauté incandescente d’une étreinte éternelle comme dans Voyage en Italie de Rossellini, la tristesse lancinante de Romy Schneider auxquels il se réfère. Un film empreint de dualité sur l’amour fou par un (et pour les) amoureux fous du cinéma. Le cinéma qui survit à la mort, à l’aveuglement, qui magnifie l’existence et la mort, le cinéma qui reconstitue les étreintes brisées, le cinéma paré de toutes les vertus. Même celle de l’immortalité.
Pourquoi ces digressions ? Parce que j'ignorais ce dont parlait le film que je suis allée voir, j'ignorais sur quelle destinée ouvrait la porte rouge de cette magnifique affiche, ce que signifiait ce rouge incandescent. Mais sans doute m'étais-je imaginée que si la danse était macabre elle serait colorée. Que même la mort flamboierait. C'était oublier qu’après Étreintes brisées il y avait déjà eu Douleur et gloire, en 2019. Peut-être que si j'avais connu le sujet que j'évite habituellement pour des raisons personnelles (le cancer, la fin de vie), je n'y serais pas allée. Et j'aurais eu tort. Cela aurait été oublier la folie rassurante, le talent incontestable et l'humanité communicative d'Almodovar plus que jamais à l'œuvre ici pour livrer cela : un poème à la fois funèbre et coloré, rassurant et puissant, aussi visuellement éclatant que pessimiste (Almodovar évoque lui-même ainsi son film : « l'histoire d'une femme qui va mourir dans un monde qui va mourir »), aussi doux que son sujet est âpre. Mais aussi une ode à l'amitié, à l'art, a nature, la liberté. Un film à la fois bouleversant et apaisant.
Bien qu’athée, Pedro Almodovar considère ici que la mort n’est pas une fin absolue. Parce qu’aucune autre amie ne veut l’aider, Martha va demander à Ingrid l’impensable : l’accompagner dans sa décision de choisir le moment où elle mourra, dans une maison à la lisière de la forêt aux allures de limbes, et d’être avec elle, dans la chambre d’à côté.
Trois ans après La voix humaine, et son autre court-métrage Strange way of life, Pedro Almodovar retrouve ainsi Tilda Swinton dont la précision du jeu procure à ses longs monologues une force particulièrement convaincante exacerbée par les contrechamps sur le visage d’Ingrid/Julianne Moore qui l’écoute. Elle remonte le fil de sa vie, de sa relation à sa fille dont elle se sent si éloignée et différente qu'elle a l’impression qu’elle n’est pas la sienne, à son histoire avec le père de sa fille (quel conteur qu’Almodovar qui, en quelques plans, narre une histoire dans l’histoire, là aussi tragique et émouvante) aux rencontres qui ont jalonné son parcours de reporter.
Dans un pays où le suicide assisté n’est pas autorisé, ce que demande Martha à Ingrid est un acte illégal, qui exige une preuve d’amitié inouïe. Malgré sa peur maladive de la mort, Ingrid va pourtant s’y plier, devenant presque le pantin de Martha et de son jeu funèbre, démiurge de la fin de sa propre existence et de sa mort. Tilda Swinton est époustouflante, instillant beaucoup de complexité dans ce personnage au regard tant tendre tantôt dominateur, contraignant son amie à attendre sa mort, le moment qu’elle choisira, spectatrice comme ces personnages du tableau People in the Sun d’Edward Hopper (qu’elles admirent dans la « dernière demeure » de Martha), aveuglés par le soleil, en attente. Ce sont la nature et l’art qui relient ici Martha aux dernières lueurs de vie dont la beauté fulgurante éclate plus que jamais au seuil de sa mort.
Tilda Swinton, lors de la rencontre après le film, a évoqué l’idée de la « mort avec dignité », et d’un film qui n’est au fond pas « à propos de la mort mais de diriger sa vie jusqu'à la fin », soulignant que Martha prend en mains non pas sa mort mais sa vie jusqu'au bout en choisissant « comment cette mort va être traversée». « Elle demande simplement que son amie ne détourne pas le regard ».
La distribution est aussi parfaite dans les seconds rôles : John Turturro dans le rôle de l’amant qui a partagé la vie des deux femmes, obsédé par une autre mort, celle de la planète. Et Alessandro Nivola dans le rôle d’un policier pugnace, conservateur et hargneux.
La musique d’Alberto Iglesias accompagne elle aussi avec douceur ce cheminement vers la mort (grâce au piano, aux violons et à la harpe), comme une valse qui enlace les deux femmes et accompagne aussi Martha vers le trépas, avec parfois des notes dissonantes instillant du mystère aux frontières du thriller. La scène de la « première mort » de Martha est littéralement hitchcockienne et la musique comme le savant cadrage et le jeu habité de Julianne Moore contribuent fortement à créer cette atmosphère inquiétante.
Lors du débat après le film, Pedro Almodovar a évoqué la manière dont il travaille avec le compositeur Alberto Iglesias qui « me propose quatre ou cinq thèmes musicaux parce que nous avons parlé du ton du film. Le compositeur comprend ce que j'attends. Parfois, je rejette les cinq premiers thèmes mais il a une grande capacité d'adaptation et pas d'ego et si je rejette son thème, il compose différemment. » Il a également évoqué sa manière particulière de réaliser le montage, pendant le tournage. Il a également précisé que l’idée d’euthanasie n’avait pas été évoquée avec ses actrices lors du tournage, ajoutant que « à mes yeux, je pense que les êtres humains ont le droit d'être maîtres de leur vie et doivent aussi être maîtres de leur mort lorsque la vie ne leur réserve plus que douleur. »
Malgré la rudesse du sujet, le film n’est jamais lugubre. « C’est un film qui parle de la mort que je voulais austère mais il m'est impossible de renoncer à ma palette de couleurs » a précisé le cinéaste lors de la rencontre après le film. Ainsi, alors qu’elle a décidé de sa mort prochaine, Martha semble plus lumineuse, apaisée par la force inébranlable de son douloureux choix. Le directeur de la photographie, Edu Grau, a réalisé un travail magnifique avec un choix parcimonieux et judicieux de couleurs pour souligner les jeux de miroirs, de dualités et ressemblances entre les deux amies. Martha est associée à la couleur verte (quand la maladie la ronge) puis jaune (quand elle a repris le pouvoir sur sa vie). Les transats qui joueront un rôle central et qui sont côte à côté, comme les deux femmes dans ces maisons, sont vert pour celui de Martha, et rouge pour celui d’Ingrid. Le rouge, c’est aussi la couleur de la porte de Martha dont la fermeture est censée signifier qu’elle a franchi le seuil de la mort. La photographie nimbe la lumière de teintes translucides qui semblent venir de l’au-delà.
La fin du film, reprend le monologue final du dernier film de John Huston, Gens de Dublin (1987), inspiré de la nouvelle The Dead, extraite du recueil Les Gens de Dublin, de James Joyce : « La neige tombe. Elle s’étend sur tout l’univers. Elle tombe, feutrée. Sur tous les vivants. Et les morts. » Ces mots nous accompagnent après le générique comme une mélopée à la fois sombre et réconfortante. Sur la terrasse, deux femmes se tiennent par la main. Tel un linceul, les flocons de neige les recouvrent, comme ils recouvrent «les morts et les vivants ». Mort et renaissance valsent alors ensemble.
Le jury de la Mostra de Venise présidé par Isabelle Huppert a décerné son Lion d’or à ce film magnifique : « Je crois que dire adieu à ce monde proprement et dignement est un droit fondamental de tout être humain » a déclaré le cinéaste en recevant son prix. Ce long-métrage s’éloigne de ses films transgressifs, flamboyants, mélodramatiques, et exubérants (dans lesquels la mort étant cependant souvent présente) pour livrer un film poignant à la beauté funèbre. Un tableau vert, rouge et jaune d’une force poétique renversante sublimé par deux actrices magistrales. Un plaidoyer convaincant pour la liberté de choisir : la liberté de choisir la route qu'emprunte notre vie, jusqu'aux derniers instants, et donc la mort.
La fin du film reconstitue les « étreintes brisées ». Ne vous disais-je pas à propos du film éponyme que le cinéma, paré de toutes les vertus, même celle de l’immortalité, survit à la mort, reconstitue les étreintes brisées ? C’est ce qui vous attend dans cette Chambre d’à côté dont je vous recommande de pousser la porte rouge pour affronter la mort et célébrer la vie.
15:27 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, la chambre d'à côté, pedro almodovar, critique, film, avant-première, pathé palace, 2025, tilda swinton, julianne moore, lion d'or venise, allociné, club allociné, pathé films | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |