Critique - LE COMBAT D’ALICE de Thierry Binisti (fiction télévisée – en replay sur France.tv) (24/04/2025)
Cette fiction télévisée qui devait être diffusée en mars sur France Télévisions, dont la programmation a été annulée pour cause d'actualité, est disponible en replay sur France TV, ici. Une nouvelle date de diffusion sera bientôt annoncée. Je vous la communiquerai.
J’ai souvent évoqué ici les fictions de Thierry Binisti dont j’avais découvert l’univers avec le mémorable Une bouteille à la mer, au Festival International du Film de Saint-Jean-de-Luz dans le cadre duquel il fut primé du Prix du meilleur film en 2011. Ce film était une adaptation du roman de Valérie Zenatti Une bouteille à la mer de Gaza, l’histoire de Tal (Agathe Bonitzer), une jeune Française de 17 ans installée à Jérusalem avec sa famille, qui, après l’explosion d’un kamikaze dans un café de son quartier, écrit une lettre à un Palestinien imaginaire dans laquelle elle exprime ses interrogations et son refus d’admettre que seule la haine puisse régner entre les deux peuples.
J’avais ensuite été totalement embarquée par son docu-fiction Louis XV, le soleil noir qu’il avait réalisé pour France 2, un divertissement pédagogique passionnant, de très grande qualité, aussi bien dans le fond que dans la forme, une immersion dans les allées tumultueuses de Versailles et dans les mystérieux murmures de l'Histoire, dans le bouillonnant siècle des Lumières et dans la personnalité tourmentée de Louis XV. Les similitudes entre ce téléfilm et Une bouteille à la mer étaient d’ailleurs assez nombreuses : Versailles, une prison (certes dorée) pour Louis XV comme pouvait l’être Gaza pour Naïm, un portrait nuancé de Louis XV comme l’étaient ceux de Naïm et Tal, une combinaison astucieuse entre fiction et documentaire.
Tout comme le docu-fiction évoqué ci-dessus, Une bouteille à la mer ne laissait pas de place à l’approximation, avec un scénario particulièrement documenté. Ces deux voix qui se répondent, à la fois proches et parfois si lointaines, se font écho, s’entrechoquent, se confrontent et donnent un ton singulier au film, grâce à une écriture ciselée et précise, et sont ainsi le reflet de ces deux mondes si proches et si lointains qui se parlent, si rarement, sans s’entendre et se comprendre. Thierry Binisti ne tombe jamais dans l’angélisme ni la diabolisation de l’un ou l’autre côté du « mur ». Il montre au contraire Palestiniens et Israéliens, par les voix de Tal et Naïm, si différents mais si semblables dans leurs craintes et leurs aspirations, et dans l’absurdité de ce qu’ils vivent. Il nous fait tour à tour épouser le point de vue de l’un puis de l’autre, leurs révoltes, leurs peurs, leurs désirs finalement communs, au-delà de leurs différences, si bien que nous leur donnons tour à tour raison. Leurs conflits intérieurs mais aussi au sein de leurs propres familles sont alors la métaphore des conflits extérieurs qui, paradoxalement, les rapprochent.
Nous retrouvions aussi ces qualités dans son troisième long-métrage pour le cinéma, Le Prix du passage, là aussi très documenté, notamment grâce à l’expérience de la scénariste Sophie Gueydon qui a travaillé avec des associations à Paris puis à Calais, et noué des liens avec les migrants rencontrés alors. Avec Pierre Chosson, elle a écrit un scénario puissant dénué de manichéisme. Là aussi, il s’agit de la rencontre entre deux mondes qui n’auraient jamais dû se côtoyer, qui vont s’enrichir l’un l’autre. Là aussi il s’agit de partir de l’intime pour parler du politique. Là aussi, il s’agit de deux personnages forts. Là aussi il s’agit de désirs (d’ailleurs) qui vont éclore. Cette histoire singulière dont le rythme ne faiblit jamais, le montage mettant ainsi en exergue le sentiment d'urgence et de risque constants qui étreint les deux protagonistes, donne une incarnation à une situation plus universelle, celle des migrants qui, au péril de leur vie, fuient et bravent tous les dangers pour se donner une chance d'un avenir meilleur. Ce film riche de ses nuances nous donne aussi envie, comme la protagoniste, de prendre conscience de la préciosité de notre liberté, et d’en savourer chaque seconde… Un film nuancé et palpitant dont on ressort le cœur empli du souvenir revigorant et rassérénant de ce plan d'un horizon ensoleillé mais aussi du souvenir de ces deux magnifiques personnages, deux combattants de la vie qui s'enrichissent de la confrontation de leurs différences.
Plus récemment, avec Le prochain voyage, fiction télévisée au tournage de laquelle j’avais eu le grand plaisir d’assister, Thierry Binisti s’attelait cette fois au sujet si délicat de la fin de vie. Le film était paradoxalement irradié de lumière, et avant tout empreint de tendresse, de douceur, de notes vibrantes de jazz, de la beauté toujours flamboyante de Line Renaud (radieuse, espiègle, si juste) et du charme de Jean Sorel (Belle de jour, La ronde…), de la touchante histoire d’amour de leurs personnages. Un film qui faisait avant tout l’éloge de la vie (de la beauté de « La structure d'une marguerite ou d'un flocon de neige, des lumières d'un coucher de soleil, du vol d'un albatros, de la voie lactée » ou encore de celle d’un couple d’employés de l’hôtel qui incarne la fugacité incandescente de la jeunesse), et de la liberté. Un film d’une infinie pudeur, sans pathos, porté par des comédiens remarquables.
Des qualités que l’on retrouve dans cette dernière fiction de Thierry Binisti intitulée Le combat d’Alice (dont le titre initial était Le Sanctuaire), une adaptation de 8865, le livre de Dominique Legrand publié aux éditions Hugo Publishing en 2020. Le tournage a eu lieu en 2024 en Auvergne-Rhône-Alpes, dans les départements du Rhône (Chaussan, Lyon, Messmy, Meyzeu, Mornant, Saint-Martin-en-Haut, Thurins, Yzeron) et de l’Ain (Miribel). Le livre avait marqué le scénariste Mikael Ollivier, qui eut l'idée de cette adaptation, qu’il suggéra au producteur Pierre Sportolaro. Le film a été projeté en compétition officielle au Festival de la Fiction de la Rochelle 2024 et hors compétition au Luchon Festival 2025.
Récemment, deux films remarquables évoquaient des sujets liés au militantisme écologique. Le premier était Goliath de Frédéric Tellier en 2022. Nombreux sont évidemment les films engagés ou les films qui évoquent le combat de David contre Goliath. Ceux de Costa-Gavras, Loach, Boisset, Varda ou des films comme L’affaire Pélican de Pakula ou Effets secondaires de Soderbergh. Et s’il existe de nombreux documentaires sur ce sujet des pesticides, c’était à ma connaissance la première fiction à l’évoquer ainsi, et à l’évoquer avec autant de force. Et Les algues vertes de Pierre Jolivet, un magnifique portrait d’héroïne contemporaine, mais surtout un film engagé, militant même, qui pour autant n’oublie jamais le spectateur, et d’être une fiction, certes particulièrement documentée et instructive mais qui s’avère captivante et prenante de la première à la dernière seconde, tout en décrivant avec beaucoup d’humanité et subtilité un scandale sanitaire et toutes les réalités sociales qu’il implique. Ajoutez à cela la subtile musique originale d’Adrien Jolivet et vous obtiendrez un film marquant à la hauteur du sujet, des victimes d’hier et des personnes qui pourraient en être demain, qui rend aussi un vibrant hommage à la beauté renversante de la Bretagne.
Dans Le combat d'Alice, c’est à une autre réalité révoltante que s’intéresse Alice, 16 ans (Lucy Loste Berset) qui a perdu sa mère deux ans auparavant. Depuis lors, elle vit seule avec son père, Joscelin (Nicolas Gob). L’un et l’autre affrontent cette épreuve du mieux qu’ils le peuvent, chacun dans leur « bulle », le père d’Alice en se consacrant entièrement à son travail. Quant à Alice, elle est exclue quelques jours de son lycée après s’y être battue avec une autre élève. Son père l’envoie à la campagne, chez ses grands-parents paternels, maraîchers (Luce Mouchel et Pasquale d’Inca). Là elle se prend d’affection pour Vidocq, un veau tout juste né, promis à l’abattoir par son éleveuse Isabelle (Carole Bianic) qui se bat pour rouvrir un abattoir intercommunal pour « accompagner les bêtes de la naissance à la mort, ne pas renoncer au circuit court ». Elle rencontre aussi Lola (Léonie Dahan-Lamort), une jeune militante écologiste et végane avec qui elle se lie d’amitié. Prête à tout pour sauver le veau, Alice se rapproche d’un groupe de militants et s’engage avec la passion et l’excès de son âge. Alice va alors prendre conscience de la maltraitance animale, devenir végétarienne et se rapprocher alors d’un mouvement de désobéissance civile
L’histoire débute dans un cimetière lyonnais. Toute sa famille attend Alice pour ce jour anniversaire de la mort de sa mère. En vain. Son père appelle le lycée et apprend que sa fille s’est battue. D’emblée, le film est placé sous le sceau du deuil, thème qu’il traite avec beaucoup de sensibilité. Avant tout, Alice cherche en effet à surmonter la mort de sa mère. Elle va s’attacher à ce petit veau qu’elle surnomme « Vidocq » ou plutôt « VieDoc ». Cette mort-là, elle peut encore l’empêcher pour faire triompher la vie, et cela va devenir pour elle un combat viscéral, vital.
Nicolas Gob interprète avec beaucoup de nuances ce père désarçonné, dépassé par le mutisme, la virulence, le désarroi, la révolte, l’impertinence de sa fille campée magistralement et avec intensité par Lucy Loste Berset. La communication entre eux est devenue impossible, trop de non-dits les éloignent l’un de l’autre. Ils sont pourtant aussi perdus et en colère l’un que l’autre.
Le scénario de Mikaël Ollivier et le montage de Julien Beray, par leur subtilité et des ellipses judicieuses, font honneur à la complexité de la jeune fille (les émois et les élans de l’adolescence sont évoqués en filigrane, sans jamais en devenir les clichés) mais aussi à celle du sujet de l’abattage des animaux. Les images des abattoirs sont plus suggérées (par les réactions qu’elles suscitent) que réellement montrées (nous en voyons bien suffisamment pour que nous comprenions le dégoût d’Alice), le propos n’en a ainsi que plus de force. Le film n’élude pas les difficultés que rencontrent les éleveurs tandis que le fils de l’éleveuse donne un prénom à son steak, ce qui humanise les deux discours. Et comment donner tort à Alice quand, avec toute l’innocence, la rage poignante, et les excès de son âge, elle dit : « Tu crois vraiment qu'il y a une bonne façon de tuer un animal ,de supprimer une vie » ?
Une fois de plus, dans le cinéma de Thierry Binisti, intime et sujet politique s’entrelacent brillamment. Ce film se place à hauteur de ses personnages, et n’est jamais sentencieux. Il évite l’écueil du manichéisme. Et l’émotion s’empare du spectateur à de nombreuses reprises. La douleur indicible de cette jeune fille qui a perdu sa mère et qui met toute sa souffrance dans son combat contre celle qu’on veut infliger à ce veau est aussi bouleversante que le désarroi de ce père face à la plaie béante de sa fille qu’il se sent incapable de soigner. Leur incapacité à communiquer donne lieu à des scènes particulièrement fortes, d’une rare intensité. Et les moments de tendresse entre le père et la fille n’en sont que plus bouleversants, quand il lui dit qu’elle a un « aussi joli sourire » que sa maman ou qu’ils auraient « pu faire un voyage tous les deux en Sicile, l’endroit où on avait fait notre voyage de noces avec maman, elle rêvait de te le faire découvrir. » L’émotion est toujours subtilement amenée, comme lorsqu’Alice dit à son amie Lola que sa mère est morte.
La magnifique musique originale d’Olly Gorman permet d’apporter un peu de légèreté et de douceur, et rappelle l’amour qui sous-tend les relations du père et de la fille malgré l’âpreté apparente de leurs échanges. La musique se fait aussi plus douce quand Alice est en compagnie des animaux, plus apaisée, accompagnant certains plans qui relèvent du conte comme lorsque le veau s’échappe, boit l’eau d’un étang qui resplendit sous la pleine lune et part seul, libre.
Je vous recommande vivement cette fiction sur les combats d’Alice pour et vers la vie, qui ne contient aucune scène superflue, qui insinue constamment de l’émotion sans jamais la forcer, qui traite avec nuances, humanité, pudeur, sensibilité et subtilité du deuil et de notre relation à la vie et forcément à la mort, qu’elle soit humaine ou animale. L’histoire d’une double libération (d’un animal mais aussi d’une jeune fille et de son père, emprisonnés dans leurs rancœurs, leurs non-dits, et surtout leurs douleurs), d’un éveil (au militantisme) et d’un retour à la vie. Il n’est jamais trop tard pour panser les blessures les plus ineffables, et pour réparer les liens brisés : ce film le raconte magnifiquement.
Le mercredi 14 mai à 21h10, ne manquez pas non plus la dernière réalisation de Thierry Binisti, Les ailes collées, une fiction adaptée du roman de Sophie de Baere publié en 2022 chez JC Lattès.
11:19 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, télévision, le combat d'alice de thierry binisti, le combat d'alice, thierry binisti, france télévisions, france tv, france 2, france 3 | |
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