"L'Autre" de Florian Zeller: une première pièce ou un cauchemar d'une cruelle lucidité
Il y a des jours comme cela où la terre se dérobe sous vos pieds, où l’existence vous semble insensée, dérisoire, et puis par une suite de hasards rocambolesques on se retrouve au théâtre alors que ce n’était pas prévu et l’Art vous prouve à nouveau ses pouvoirs prodigieux vous redonnant le sourire avec une apparente facilité déconcertante. C’est ce qui m’est arrivé mardi dernier avec « L’Autre »… Une petite et conviviale salle de théâtre, le coup de foudre pour un texte, une atmosphère, la grâce des comédiens et le sourire revenu…
Oscar Wilde disait que le couple, c’est de ne faire qu’un. Oui, mais lequel ? Et si c’était encore un autre ?
Dans sa première pièce Florian Zeller recourt à cet Autre pour illustrer son propos : celui de l’amour face aux mesquineries, au prosaïsme de la vie quotidienne qui le condamnent à une mort lente et douloureuse.
Faut-il pour vivre ensemble à jamais ne jamais vivre ensemble ? Telle est la passionnante interrogation qui sous-tend tout le récit. Cynique interrogation pour certains. Idéaliste pour d’autres. En tout cas, sujet palpitant pour une pièce de théâtre qui nous fait partager l’angoisse de la fin, de la banalité, du dégoût après l’amour, apparemment inéluctables. C’est donc une triangulaire : Lui (Mathieu Bisson), Elle (Chloé Lambert), et l’Autre (Aurélien Wiik), en l’occurrence le meilleur ami de lui et amant de Elle.
L’écriture est précise, rythmée, brillante, d’un humour caustique et délicieusement cruel, ce qui transforme ce qui aurait pu être une énième histoire de triangle amoureux en pièce particulièrement mordante et émouvante, très actuelle aussi. Entre drame et comédie, rires et larmes, cet Autre cela pourrait être nous, vous, lui, cet Autre nous emporte dans la cruelle lucidité de son cauchemar. Alors ici l’enfer est-ce « les autres », « l’autre » ou n’est-ce pas plutôt Lui devenu subitement un autre, ravagé, banalisé par les habitudes du quotidien ?
La mise en scène (d'Annick Blancheteau) épurée mais non moins judicieuse, tant par un habile travail sur l’utilisation de l’espace pourtant très restreint que sur celle des couleurs intelligemment manichéennes, n’est pas non plus étrangère à cette réussite.
Enfin elle résulte indéniablement aussi du talent de l’Autre (Aurélien Wiik) : une grâce rare, une aura singulière, une voix d’une précision et une portée stupéfiantes, une justesse sidérante, un charisme et une gestuelle rappelant l’interprète principal d’un certain inoubliable « Samouraï » de Melville . Le jeu de Mathieu Bisson et Chloé Lambert est également à souligner pour leur justesse également stupéfiante.
Un « Autre » à la rencontre duquel je vous recommande vivement d’aller : du mardi au samedi, dans la petite salle du théâtre des Mathurins, à 21H, matinée le samedi à 17H. 36 rue des Mathurins, 75008, Paris.
Du même auteur, Florian Zeller, « La fascination du pire », « Les amants du n’importe quoi », « Neiges artificielles ». Critiques ici prochainement.
Sandra.M