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Cinéma - Page 11

  • CRITIQUE – LE COURS DE LA VIE de Frédéric Sojcher (au cinéma le 10 mai 2023)

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    Dans On connaît la chanson d’Alain Resnais, dont Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri ont signé le (si inventif) scénario, dans le dernier acte, à l’occasion d’une fête, tous les protagonistes sont réunis, et chaque personnage laisse tomber son masque, de fierté ou de gaieté feinte. Dans l’appartement dans lequel a eu lieu cette fête, ne reste qu’un sol jonché de bouteilles et d'assiettes vides, le lieu comme les personnages alors débarrassés du souci des apparences, et du rangement (de tout et chacun dans une case). Les personnages d'On connaît la chanson sont ainsi avant tout seuls, enfermés dans leurs images, leurs solitudes, leur inaptitude à communiquer, et les chansons leur permettent souvent de révéler leurs vérités, personnalités ou désirs masqués, tout en ayant souvent un effet tendrement comique. La séquence finale se termine cependant ensuite par une pirouette, toute l’élégance de Resnais et de ses scénaristes figurant là, dans cette dernière phrase qui nous laisse avec un sourire, et l’envie de saisir l’existence avec légèreté. C’est avec ce même sentiment que j’ai quitté, bouleversée, les personnages du film de Frédéric Sojcher (qui eux ne communiquent pas par chansons interposées mais par leçon de scénario interposée), celui de vouloir embrasser (et scénariser) chaque parcelle de seconde de l’existence.

    Ce début d’année 2023 n’a pourtant pas été avare en (excellents) films sur le cinéma : Empire of light de Sam Mendes, la fresque foisonnante de Damien Chazelle, Babylon, mais surtout The Fabelmans de Steven Spielberg. Ce dernier, en plus d’être une ode à la magie du cinéma qui éclaire et sublime la réalité (à l’image de cette hypnotique danse à la lueur des phares qu’il met en scène), démontre le pouvoir cathartique de l’art. Un film mélancolique et flamboyant, intime et universel. Le cours de la vie de Frédéric Sojcher, cette quatrième déclaration d’amour cinématographique de l’année au septième art, contre toute apparence, ne manque pas de points communs avec la nouvelle œuvre de Spielberg. Dans l’un comme dans l’autre film, le cinéma est un pansement sur les plaies béantes de l’existence et de l’âme. L’un et l’autre sont aussi de remarquables mises en abyme, à la fois intimes et universelles. Je précise en préambule que c’est même une double mise en abyme me concernant, ayant fait partie de la première promotion du Master 2 Scénario, réalisation, production que Frédéric Sojcher a initiée et dirige toujours à la Sorbonne, et ayant suivi ses cours à Rennes puis à Paris. À son actif également : cinq longs métrages, trois fictions et deux documentaires.

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    Dans son indispensable livre sur le scénario Atelier d’écriture (publié dans la collection que dirige Frédéric Sojcher aux éditions Hémisphères, réédité ce mois-ci avec une nouvelle couverture), le scénariste du Cours de la vie, Alain Layrac, recommande Martin Eden, le roman de Jack London qui, selon lui, « décrit mieux qu’aucun autre livre ce sentiment euphorisant et éphémère de la satisfaction du travail d’écriture accompli. » C’est en effet un -sublime- roman (que je vous recommande au passage) qui entrelace la fièvre créatrice et amoureuse qui emprisonnent, aveuglent et libèrent. Un entrelacs que l’on retrouve aussi dans Le cours de la vie. Ce sont deux livres dont les souvenirs, puissants, ne m’ont pas quittée, même des années après leur lecture. Les mots du livre d’Alain Layrac m’ont ainsi accompagnée après sa lecture en 2017 (une amie que je ne remercierai jamais assez avait eu la bonne idée de me l’offrir), et aujourd’hui encore, comme cela peut être le cas pour les personnages d’un roman ou d’un film, ils continuent à vivre avec moi, intégrés à ma propre histoire. Et puis le livre avait pour couverture initiale une image du film Les choses de la vie de Claude Sautet, c’était forcément déjà une belle promesse. Au-delà de ses excellents conseils d’écriture, de ce livre je garde en mémoire des passages particulièrement forts qui ont d’ailleurs donné lieu à des scènes très émouvantes dans le film de Frédéric Sojcher mais aussi des phrases qui font particulièrement écho comme cette phrase d’Harold Mac Millan : « On devrait utiliser le passé comme trempoline et non comme sofa. » Ou encore cette citation de l’auteur : « Tant que j’aurai l’envie de raconter une histoire, je resterai vivant. »

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    Si, en apparence, adapter un essai en scénario peut sembler improbable, j’espère que cette introduction lèvera vos doutes à ce sujet. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’un essai. Sans doute ce livre aurait-il déjà pu s’appeler Le cours de la vie… L’affiche (très réussie) du film, en écho au double sens du titre, donne le ton et évoque ainsi déjà judicieusement cette mise en abyme mais aussi la nostalgie dont est empreint le long-métrage.

     Le film se déroule ainsi sur une journée de masterclass d’une scénariste dans une école de cinéma. Le scénario du film applique la célèbre règle des trois unités : unité de lieu, de temps et d’action.  Noémie (Agnès Jaoui) retrouve Vincent (Joanthan Zaccaï), son amour de jeunesse, dans l'école de cinéma de Toulouse dont il est désormais directeur pour y donner une masterclass, à l’invitation de ce dernier. Et si Noémie ne donnait pas seulement une masterclass pour les étudiants de l’école mais s’adressait aussi à quelqu’un en particulier ?   Et si… C’est ainsi la formule magique du scénariste selon Alain Layrac (que Noémie enseigne à ses élèves), celle qui permet de démarrer toute histoire.

     Être auteur, n’est-ce pas aussi être le scénariste de sa propre vie, entremêler sans cesse fiction et réalité, faire de sa vie le matériau de sa fiction, et instiller du romanesque dans sa vie ? En écrivant pour tous, n'écrit-on pas toujours pour une seule personne en particulier ? Noémie se livre ainsi à travers sa leçon de scénario qui va influer sur le cours de la vie (estudiantine et personnelle) de ses étudiants mais aussi sur celui de sa propre histoire. La masterclass va aussi transformer la vie des étudiants mais aussi celles de la scénariste et du directeur d’école et ainsi leur donner l’occasion à l’un et l’autre de revenir sur ce passé qui n’a jamais cessé de les habiter, et qui est resté en suspens. La salle de cours va devenir un antre dont le cadre protecteur et où le prisme du cours permettront de dire des vérités indicibles à la lumière crue de l’extérieur, comme la salle de cinéma dans laquelle chacun est à l’abri des tumultes du monde.

    Jonathan Zaccaï est parfait dans le rôle de Vincent, directeur d’école aussi réservé et maladroit que son écharpe (rouge) est voyante. Géraldine Nakache interprète elle aussi avec beaucoup de nuances et sensibilité un magnifique personnage en retrait mais essentiel, celui de la belle-soeur de Vincent, sorte de double du spectateur, puisqu’elle est la régisseuse de l’école de cinéma, et voit tout par le prisme de l’écran, mais aussi double de Noémie, ayant vécu comme elle un drame qui a changé le cours de sa vie.  Agnès Jaoui est successivement drôle, touchante, bouleversante, mais toujours charismatique dans ce magnifique rôle de femme qui semble écrit pour elle tant elle rayonne, convoquant des images puissantes par la « simple » force de ses mots et de son interprétation, comme lors de ce sublime monologue au sujet de son frère ou lors de l’évocation d’un cœur en plastique de fête foraine qui ne s’est jamais dégonflé pendant 30 ans.

    Grâce à un dispositif ingénieux de réalisation et de montage et au travail du chef opérateur Lubomir Bakchev, les scènes de masterclass (filmées à plusieurs caméras et par le recours au flou, à des recadrages brusques...) ne sont jamais ennuyeuses ou didactiques mais toujours vivantes et rythmées.

    Le film est certes un coup de projecteur sur le magnifique métier de scénariste mais aussi sur le rôle essentiel du compositeur, le troisième auteur du film. Il met en exergue le rôle primordial de la musique de film, que celle-ci exacerbe ou accompagne ou même suscite une émotion. Ainsi, aucun des extraits de films choisis par Noémie pour illustrer sa leçon de scénario n’est visible par le spectateur. Nous les « voyons » alors à travers le regard des étudiants mais surtout nous les entendons. Merveilleuse idée (même si elle fut au départ en partie dictée par des raisons budgétaires) qui nous plonge dans l’univers des films grâce aux inoubliables musiques de Vladimir Cosma. Le compositeur a ainsi accepté que Frédéric Sojcher choisisse dans le catalogue de musiques qu’il a créées pour d’autres films. En plus de ces musiques préexistantes, Vladimir Cosma (dont je vous avait dit à quel point son concert au Festival du Cinéma et Musique de Film de la Baule en 2017 était inoubliable, l’occasion d’entendre la musique de La septième cible,  La Boum, Les  Aventures de Rabbi Jacob, La Chèvre et tant d'autres, jouées par un orchestre symphonique) a aussi composé ici un morceau et une chanson originale que l’on entend au générique  et dans la cour de l’école, quand les étudiants autour de l’arbre entament les paroles d’un refrain : Et si…, une chanson pour laquelle Vladimir Cosma a travaillé avec le parolier Jean-Pierre Lang.

    « La qualité d’un scénariste, ce n’est pas tant l’imagination que le sens de l’observation des autres et de soi-même. Il faut aimer les personnages, leurs défauts, leurs faiblesses ,comme leurs qualités, peut-être même encore plus leurs défauts » rappelle ainsi Noémie à ses étudiants. Une leçon de scénario est finalement une leçon de vie, comme ce film qui nous invite à regarder (les images, les autres, l’existence) plus intensément. Un cours sur la vie autant qu’un cours de cinéma.  

    Cette journée est pour Noémie une parenthèse après laquelle en apparence rien n’a changé et après laquelle rien ne serait tout à fait pareil. Comme pour le spectateur, après ce vibrant hommage au cinéma savoureusement anticonformiste (adapter un essai sur le scénario et faire d'une masterclass le cadre des 3/4 d'un film, il fallait oser, et pourtant cela fonctionne incroyablement grâce...au scénario, mais aussi à la réalisation, constamment en mouvement). Et puis cette fin, inattendue et poignante, est une de celles que je n’oublierai pas, qui continuera à m’accompagner comme Martin Eden et le livre d’Alain Layrac. Elle m’a fait penser au fameux « Brûle la lettre » des Choses de la vie (on y revient) qui ne cesse de résonner dans mon esprit comme une ultime dissonance. Un hommage au cinéma, au métier de scénariste, à la musique de film, mais aussi au pouvoir des mots.

    Ceux qui auront connu la peine ineffable d’un deuil insurmontable en seront d’autant plus émus, tant le sujet, à travers deux magnifiques personnages de femmes, est traité avec délicatesse et poésie.  Une magnifique histoire d’amour, teintée d’humour et de mélancolie, qui entremêle sens de l'existence et du cinéma et qui nous invite à mieux regarder l’une et l’autre, mais aussi à nous laisser emporter par le tourbillon de la vie, à l'unisson de ce magnifique plan, lorsque la caméra virevolte autour d’un arbre, sublimé par la musique de Vladimir Cosma*.

    « Tant que j’aurai envie de raconter une histoire, je serai vivant. »  Ce film nous conforte dans l’idée que raconter des histoires n’est pas une manière de fuir la vie mais de l’exalter, l’adoucir, la sublimer, la regarder passionnément, la savourer plus intensément.  La force des histoires, des mots, du montage, de la musique prennent ici tout leur sens, si noble, en résonance avec nos fêlures, nos regrets, nos rêves, nos espérances, nos sentiments enfouis, jusqu’à, peut-être, modifier le cours de notre vie. Bref, une démonstration implacable et passionnante de la puissance du cinéma, des personnages quand ils sont comme ici "uniques et universels", et évidemment du scénario.

    Le cours de la vie a reçu le Prix Cineuropa et le Prix RTBF au Love International Film Festival de Mons.

    *Vladimir Cosma, compositeur de plus de 500 musiques de films, est de retour sur la scène du Grand Rex à Paris avec 3 concerts exceptionnels les 16, 17 et 18 juin 2023. Il dirigera un orchestre philharmonique, de grands chœurs, des solistes prestigieux et des invités surprise. 

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  • Sélection officielle du 76ème Festival de Cannes : conférence de presse du 13 avril 2023

    Festival de cannes 2023.jpg

    Johnny Depp et Maïwenn dans « Jeanne du Barry » ( WHY NOT PRODUCTIONS LTD)

    Ce jeudi 13 avril, Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes et Iris Knobloch, la nouvelle présidente, lors de la traditionnelle conférence de presse, dévoileront la sélection officielle de cette 76ème édition qui s'ouvrira avec Jeanne du Barry de et avec Maïwenn, le 16 mai 2023, jour de sa sortie en salles. Pour connaître les autres premiers éléments de programmation de cette édition 2023, rendez-vous sur mon site In the mood for Cannes (Inthemoodforcannes.com), entièrement consacré au Festival de Cannes. Je couvrirai ainsi le festival pour la 21ème année, notamment sur mon compte Instagram @sandra_meziere et je vous détaillerai bien sûr le programme ici et sur le site précité, dès jeudi.

  • Critique de TÀR de Todd Field

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    Découvrir enfin Tár (pléonasme -et humour- facile, oui, je sais) au Lucernaire et, depuis, être habitée par ce film, cette marche funèbre à la complexité revigorante quand tout tend à être simplifié, manichéen, évident. Plutôt qu'une critique exhaustive comme d'habitude, je reprends ici mon petit texte publié sur Instagram, sur mon compte @sandra_meziere.

    La judicieuse durée du film, captivant de la première à la dernière seconde, permet de dessiner un portrait, à l’image des œuvres que la cheffe d’orchestre interprète : nuancé, dense, fascinant, perturbant. Le générique (de fin, placé au début) est annonciateur de ce qui nous attend : un voyage déroutant, le récit d’une chute, et un coup de projecteur sur ceux que Tár méprise, qui œuvrent dans l’ombre à la réussite d’un projet.

    Tár, cheffe d’un grand orchestre symphonique allemand, au firmament de son art et de sa brillantissime carrière, prépare un concerto de la Symphonie n° 5 de Gustav Mahler. Elle est incarnée (littéralement) par Cate Blanchett, sidérante de vérité et de subtilité (comment l’Oscar a-t-il pu lui échapper pour revenir à l’interprète de ce film abscons Everything Everywhere All at Once ?) à tel point qu’elle nous fait croire à l’existence réelle de ce personnage, tantôt admirable et méprisable, orgueilleux et perturbé, abusif, manipulateur et paranoïaque, cassant et finalement fragile, qui édicte des règles qu’il ne respecte pas. Un fauve qui dévore mais qui est aussi aux abois que Cate Blanchett incarne dans le moindre soubresaut de son corps, animal dangereux, cruel, et blessé. Une femme hantée autour de laquelle des ombres menaçantes et la mort rodent.

    La lumière et les décors, âpres, déshumanisés,  grisâtres, épousent sa rigueur et sa froideur. La mise en scène et le montage reflètent sa désagrégation, d’un plan séquence éblouissant d’un cours lors duquel elle enserre sa proie (un élève), dirige l’espace, le langage (du corps, des mots, de la musique) à des plans de plus en plus resserrés comme l’étau autour d’elle. Elle pour qui « tout est transaction », qui veut tout maîtriser (la musique et les êtres), qui évolue dans un monde personnel dénué d’émotions (aux antipodes de la musique qu’elle dirige), qui veut dompter le temps comme le tempo, va perdre tout contrôle.

    L'émotion vertigineuse et incoercible que va lui procurer une jeune musicienne insolemment vivante, va la conduire dans un gouffre inextricable et va accélérer sa chute, au propre comme au figuré. Une chute brutale d’autant plus que l’ascension fut sans doute une fastidieuse marche vers le sommet. Des projecteurs de Berlin et de New York, elle va se retrouver dans un obscur petit théâtre d’Asie du Sud-Est : d’un univers aseptisé à un monde suintant de vie et de chaleur.

    C’est aussi palpitant qu’un thriller. L’énigme consiste ici à découvrir qui était Linda Tarr devenue Lydia Tár et la force du film réside dans le fait de ne pas la lever totalement, donnant juste quelques pistes dans l'alcôve d'une modeste maison d'enfance américaine dans laquelle elle croise un frère dédaigneux.

    Tár est aussi un film passionnant pour les questions qu’il pose. L’art justifie-t-il tout ? 
    Selon le précepte de Machiavel, la fin justifie-t-elle toujours les moyens ?  Le pouvoir est-il indissociable d’abus ? L’art et/ou la réussite nécessitent-ils de céder au mensonge, de toujours se réinventer, de claquemurer une part de soi, de manipuler les autres, de perdre une part d’humanité ? Ou au contraire le véritable artiste n'est-il pas celui qui ne se trahit pas et qui ne transige par avec son intégrité ? Ou l'art nécessite-t-il forcément des concessions, y compris jusqu'à y perdre son âme ? L'art véritable ne doit-il pas élever celui qui le reçoit comme celui qui le pratique ?

    L’accusation de misogynie adressée au film par ses détracteurs est en tout cas ridicule puisque justement considérer des personnages féminins dans leur noirceur et leur complexité relève du principe même de l’égalité.

    Tout dans ce 3ème film de Todd Field est brillamment pensé, à commencer par le choix de la 5ème Symphonie de Mahler, indissociable de Mort à Venise de Visconti, histoire (là aussi) de décadence et de déchéance (qui plus est d'un compositeur), évidemment pas un hasard, film avec lequel celui de Todd Field établit un parallèle jusque dans la mort de son personnage (métaphorique ici pour Tár). L'Adagietto serait en effet, selon l'entourage de Mahler, une lettre d'amour en musique destinée à Alma. La Symphonie débute par ailleurs par une marche funèbre, ce qu'est finalement la trajectoire tragique de Tár. Mais vous pourrez tout aussi bien y voir une victoire sur la mort et la fatalité comme l'évoque aussi la fin de la Symphonie n°5 de Mahler.

    Il faudrait encore évoquer les ellipses et les énigmes si pertinentes, les dialogues percutants, et beaucoup  d'autres choses encore tant ce film est une ode à la polysémie et à la complexité humaines et artistiques. (Il passe encore au MK2 Parnasse).

    Lien permanent Imprimer Catégories : CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2023 Pin it! 0 commentaire
  • Critique - LE PRIX DU PASSAGE de Thierry Binisti (au cinéma le 12 avril)

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    Je vous ai souvent parlé ici du travail de Thierry Binisti dont j’avais déjà tant aimé Une bouteille à la mer, un film que j’avais découvert au Festival International du Film de Saint-Jean-de-Luz dans le cadre duquel il fut primé du Prix du meilleur film en 2011. Ce film était une adaptation du roman de Valérie Zenatti Une bouteille à la mer de Gaza, l’histoire de Tal (Agathe Bonitzer), une jeune Française de 17 ans installée à Jérusalem avec sa famille, qui, après l’explosion d’un kamikaze dans un café de son quartier, écrit une lettre à un Palestinien imaginaire dans laquelle elle exprime ses interrogations et son refus d’admettre que seule la haine puisse régner entre les deux peuples. Elle glisse la lettre dans une bouteille qu’elle confie à son frère pour qu’il la jette à la mer, près de Gaza, où il fait son service militaire. Quelques semaines plus tard, Tal reçoit une réponse d’un mystérieux « Gazaman » (Mahmoud Shalaby). Va alors débuter un échange épistolaire d’abord constitué de doutes, de reproches, d’incompréhension mais qui va finalement les mener sur le chemin d’une liberté et d’une réconciliation a priori impossibles.

    Je vous avais aussi parlé du travail de Thierry Binisti à l’occasion de la diffusion du docu-fiction Louis XV, le soleil noir qu’il avait réalisé pour France 2 et par lequel j’avais été captivée : un divertissement pédagogique passionnant, de très grande qualité, aussi bien dans le fond que dans la forme, une immersion dans les allées tumultueuses de Versailles et dans les mystérieux murmures de l'Histoire, dans le bouillonnant siècle des Lumières et dans la personnalité tourmentée de Louis XV. Les similitudes entre ce téléfilm et Une bouteille à la mer étaient d’ailleurs assez nombreuses : Versailles, une prison (certes dorée) pour Louis XV comme pouvait l’être Gaza pour Naïm, un portrait nuancé de Louis XV comme l’étaient ceux de Naïm et Tal, une combinaison astucieuse entre fiction et documentaire.

    Tout comme le docu-fiction évoqué ci-dessous, Une bouteille à la mer ne laissait pas place à l’approximation, avec un scénario particulièrement documenté. Ces deux voix qui se répondent, à la fois proches et parfois si lointaines, se font écho, s’entrechoquent, se confrontent et donnent un ton singulier au film, grâce à une écriture belle et précise, et sont ainsi le reflet de ces deux mondes si proches et si lointains qui se parlent, si rarement, sans s’entendre et se comprendre. Thierry Binisti ne tombe jamais dans l’angélisme ni la diabolisation de l’un ou l’autre côté du « mur ». Il montre au contraire Palestiniens et Israéliens, par les voix de Tal et Naïm, si différents mais si semblables dans leurs craintes et leurs aspirations, et dans l’absurdité de ce qu’ils vivent. Il nous fait tour à tour épouser le point de vue de l’un puis de l’autre, leurs révoltes, leurs peurs, leurs désirs finalement communs, au-delà de leurs différences, si bien que nous leur donnons tour à tour raison. Leurs conflits intérieurs mais aussi au sein de leurs propres familles sont alors la métaphore des conflits extérieurs qui, paradoxalement, les rapprochent.

    Si j’ai établi ce long préambule avec ces digressions, c’est parce que l’on retrouve ces qualités dans Le Prix du passage, le troisième long-métrage de Thierry Binisti (qui a aussi réalisé de très nombreux téléfilms, souvent remarquables), là aussi très documenté, notamment grâce à l’expérience de la scénariste Sophie Gueydon qui a travaillé avec des associations à Paris puis à Calais, et noué des liens avec les migrants rencontrés alors. Avec Pierre Chosson, elle a écrit un scénario puissant dénué de manichéisme.

    Là aussi, il s’agit de la rencontre entre deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer, qui vont s’enrichir l’un l’autre. Là aussi il s’agit de partir de l’intime pour parler du politique. Là aussi, il s’agit de deux personnages forts. Là aussi il s’agit de désirs (d’ailleurs) qui vont éclore.

    Sur ce sujet de la situation des migrants, il y eut notamment Welcome de Philippe Lioret dans lequel, pour impressionner et reconquérir sa femme Marion (Audrey Dana), Simon (Vincent Lindon), maître-nageur à la piscine de Calais, (là où des centaines d’immigrés clandestins tentent de traverser pour rejoindre l’Angleterre, au péril de leur vie)  prend le risque d’aider en secret un jeune réfugié kurde, Bilal (Firat Ayverdi) qui tente lui-même de traverser la Manche pour rejoindre la jeune fille dont il est amoureux, Mina (Dira Ayverdi).

    L’an passé, l’excellente comédie sociale bienveillante de Louis-Julien Petit, La Brigade, braquait ses projecteurs sur la situation des migrants en foyers pour mineurs dans les Hauts-de-France. Le film de Thierry Binisti nous emmène aussi dans les Hauts-de-France, où vit Natacha (Alice Isaaz), 25 ans, jeune mère célibataire qui galère pour élever son fils Enzo (Ilan Debrabant), 8 ans. Walid (Adam Bessa), quant à lui, migrant d’origine Irakienne, attend de réunir assez d’argent pour payer son passage vers l’Angleterre. Aux abois, ils improvisent ensemble une filière artisanale de passages clandestins. Ne parvenant plus à payer ses factures, sa chaudière tombant en panne, renvoyée du bar où elle travaillait pour avoir pris de l’argent dans la caisse, Natacha est dans une impasse et ne trouve que cette solution pour s’en sortir et pour offrir une vie un peu plus confortable à son fils avec lequel elle partage un logement spartiate à Boulogne-sur-mer.

    Ce film, comme ses acteurs principaux, dégage un charme qui vous saisit dès les premières minutes, dès cette chanson en Italien qu’entonnent Natacha et son fils. Comme dans Une bouteille à la mer, Le Prix du passage réunit deux êtres que tout oppose a priori et la richesse du film réside avant tout dans la profondeur de ces deux personnages qui aspirent tous deux à prendre un nouveau départ, à un ailleurs, à un nouvel horizon. S’ils viennent de deux mondes en apparence opposés (Natacha est au départ particulièrement hostile aux migrants), leurs situations finalement pas si différentes, la dureté du monde à laquelle ils se confrontent et l’âpreté de leurs existences vont les rapprocher,  la précarité dans laquelle la jeune femme vit la conduisant aussi à être sans cesse aux abois et dans l’instabilité, tout comme Walid.

    Leur rencontre nait d’un choc contre le capot de la voiture de Natacha. Le choc d’une rencontre qui va la bousculer, la conduire à commettre des folies, à se saisir de sa liberté…

    Walid était étudiant en Irak. Il parle parfaitement le français, connaît et aime la littérature française, Voltaire et Rousseau, philosophes des Lumières et de la liberté.  On ne saura jamais ce qu’il a vécu en Irak, un plan furtif sur ses cicatrices dans le dos entrevues par Natacha laisse deviner un douloureux passé inscrit dans sa chair. Adam Bessa a reçu le Prix d’Interprétation de Un Certain Regard, au dernier Festival de Cannes, pour son rôle dans Harka. Il mériterait aussi d’être récompensé pour ce rôle tant il apporte d’intensité, de détermination et de douceur à son personnage.

    Alice Isaaz, quant à elle, apporte toute sa fougue à son personnage en colère et impulsif, qui peu à peu va prendre le chemin de la lumière, de la liberté, et empoigner son destin de mère. Elle qui n’a jamais quitté sa région va franchir les frontières, de la morale et de ses Hauts-de-France. Le passage du titre, c’est bien sûr celui qui mène vers l’Angleterre mais aussi celui-là, le passage vers la liberté, de partir et d’être soi. De Mademoiselle de Joncquières de Emmanuel Mouret, du Mystère Henri Pick de Rémi Bezançon à Une belle course de Christian Carion, Alice Isaaz impose sa lumineuse présence, et accède ici enfin au premier rôle qu'elle mérite.

    Toute la beauté de la relation entre Natacha et Walid, orageuse puis complice, se situe dans l’indicible, dans cet avenir sur lequel ouvre le film qu’il nous appartient d’esquisser, dans cette phrase  que Walid dit à Natacha qui n’est pas traduite qu’il nous appartient de deviner (comme dans Lost in translation).

    Le film lorgne aussi du côté du thriller, avec des séquences trépidantes particulièrement réussies lors des franchissements des contrôles de police, grâce à la réalisation inspirée et efficace de Thierry Binisti et grâce à l’interprétation d’Alice Isaaz dont le spectateur partage alors l’angoisse. Et quand le coffre s'ouvre sur un horizon irradié de lumière, nous partageons avec elle ce sentiment de soulagement.

    Cette histoire singulière dont le rythme ne faiblit jamais, le montage mettant ainsi en exergue le sentiment d'urgence et de risque constants qui étreint les deux protagonistes, donne une incarnation à une situation plus universelle, celle des migrants qui, au péril de leur vie, fuient et bravent tous les dangers pour se donner une chance d'un avenir meilleur. Ce film riche de ses nuances nous donne aussi envie, comme Natacha, de prendre conscience de la préciosité de notre liberté, et d’en saisir chaque parcelle de seconde… Vous l’aurez compris : je vous recommande vivement et sans réserves ce film nuancé et palpitant, au cinéma ce 12 avril, dont vous ressortirez le cœur empli du souvenir revigorant et rassérénant de ce plan d'un horizon ensoleillé mais aussi du souvenir de ces deux magnifiques personnages, deux combattants de la vie qui s'enrichissent de la confrontation de leurs différences.

  • Critique - LES TROIS MOUSQUETAIRES - D'ARTAGNAN de Martin Bourboulon (au cinéma le 5 avril 2023)

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    Critique réalisée suite à l'avant-première qui eut lieu au Cinéville, ce 19.02.2023 - photo ci-dessus -

    Le film de cape et d’épée (défini comme mettant en scène des « personnages batailleurs, généreux et chevaleresques ») fut très à la mode, en particulier dans le cinéma français des années 1940 à 1970. Il tomba un peu en désuétude même si quelques films notables tentèrent de le faire revenir sur le devant de la scène. Parmi les films de cape et d’épée les plus remarquables, il faut bien sûr citer Le Bossu de Jean Delannoy en 1944, Le Capitan de Robert Vernay en 1946, deux films avec Jean Marais qui tourna de nombreux longs-métrages appartenant à ce genre, comme encore Le Masque de fer de Henri Decoin en 1962. Il y eut aussi l’incontournable Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque en 1952, rôle alors incarné par Gérard Philippe. Le même Christian-Jaque réalisa aussi La Tulipe noire avec Alain Delon en 1964.  On se souvient aussi de Belmondo dans Cartouche de Philippe de Broca en 1961 et, en 1971, dans Les Mariés de l’an II de Jean-Paul Rappeneau à qui l’on doit aussi le chef-d’œuvre Cyrano de Bergerac en 1990 et Le Hussard sur le toit en 1995. Il y eut encore Le Bossu de Philippe de Broca en 1997, La Fille de d’Artagnan de Bertrand Tavernier en 1994, et plus récemment, en 2003, une autre version de Fanfan la Tulipe réalisée par Gérard Krawczyk et, en 2010, La Princesse de Montpensier, autre chef-d’œuvre également réalisé par Bertrand Tavernier. Bien sûr, le film de cape et d’épée n'inspira pas seulement le cinéma hexagonal. Je pense notamment à Scaramouche de George Sidney avec Stewart Granger et Janet Leigh en 1952 ou aux Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang en 1955.

    Tout comme le polar, ou le cinéma français des Truffaut, Sautet (cf mon autre article du jour consacré à César et Rosalie de Claude Sautet), Renoir, Carné…, le film de cape et d’épée a bercé les premières années de ma cinéphilie. J’étais donc particulièrement impatiente de découvrir ces Trois mousquetaires qui firent déjà l’objet de tant d’adaptations au cinéma. Il s’agit en effet de la….44ème ! Parmi ces adaptations : Les Mousquetaires de la reine de George Méliès en 1903, les Trois Mousquetaires de Bernard Borderie de 1961 ou encore La Fille de d’Artagnan de Bertrand Tavernier en 1994, qui est néanmoins une libre adaptation de l’œuvre de Dumas, reprenant les personnages dans des aventures inédites. Alors, dans cette nouvelle adaptation, retrouve-t-on les fondamentaux du film de cape et d’épée ? S’agit-il d’une adaptation fidèle à l’œuvre de Dumas ou une adaptation très libre comme le fut celle de Tavernier ?

    D’abord, sachez qu’il s’agit d’un diptyque. La première partie intitulée Les Trois Mousquetaires – d’Artagnan sort ce 5 avril 2023. Il faudra attendre le 13 décembre 2023 pour découvrir la suite, intitulée Les Trois Mousquetaires – Milady. L’attente est énorme pour ce film produit par Dimitri Rassam et Pathé au regard de l’impressionnant casting, du genre du film, délaissé depuis des années par le cinéma français, de son ambition et du budget colossal (72 millions d’euros au total).

    Comme dans le roman de Dumas, en 1627, le Gascon d’Artagnan (François Civil) pauvre gentilhomme, vient à Paris dans le but d’intégrer le corps des mousquetaires. Comme dans le roman toujours, il se lie d’amitié avec Athos (Vincent Cassel), Porthos (Pio Marmaï) et Aramis (Romain Duris), les mousquetaires de Louis XIII (Louis Garrel), qui, chacun pour des raisons différentes, le provoquent en duel. Ils vont s’unir pour s'opposer au Premier ministre, le Cardinal de Richelieu, et à ses agents, dont la mystérieuse Milady de Winter (Eva Green), pour sauver l'honneur de la reine de France, Anne d’Autriche (Vicky Krieps) mais aussi pour sauver Athos accusé d’un crime dont il ignore s’il l’a commis. Le jeune d'Artagnan s'éprend de Constance Bonacieux (Lyna Khoudri), lingère d’Anne d’Autriche… Dans un royaume divisé par les guerres de religion et menacé d’invasion par l’Angleterre, l’aventure conduit les Mousquetaires des bas-fonds de Paris au Louvre, jusqu’au Palais de Buckingham.

    Comme l’indique son titre, cette première partie du dytique tourne essentiellement autour du personnage de d’Artagnan, et de la figure du héros qui nait sous nos yeux, un héros qui cherche à conquérir l’amour autant que son statut de mousquetaire.

    Tous les ingrédients sont là pour un grand divertissement populaire, tout public. Le scénario -signé Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte- auxquels on doit notamment la coécriture et la coréalisation du film Le Prénom, sorti en 2012 - est fidèle à l’œuvre mais témoigne aussi de son intemporalité dans les thèmes abordés : le courage, le sens de l’amitié, l’amour, la vengeance, l’honneur. Parmi les ingrédients qui contribuent à cette réussite figure la musique de Guillaume Roussel (à qui l’on doit récemment celles de Couleurs de l’incendie, Kompromat, Novembre…) dont le lyrisme accompagne, voire exacerbe, le caractère épique de l’aventure. Mais surtout les décors de Stéphane Taillasson et les costumes de Thierry Delettre contribuent à la modernité de cette version filmée en décors naturels, donnant un caractère de vérité aux course-poursuites et batailles dans un Paris interlope et obscur. À cela, il faut ajouter les cascades réalisées par les comédiens eux-mêmes qui contribuent aussi au sentiment de réalisme et à l’immersion du spectateur. Les plans-séquence nous immergent en effet avec les héros dans le décor et dans leur course haletante contre la mort et pour l’honneur. Martin Bourboulon souhaitait réaliser un film entre « le thriller et le western royal ». De ce point de vue aussi, c’est  une réussite. Les cavalcades au cœur de la nuit, les duels, les costumes, tout rappelle le western. Dès les premières minutes, le ton est donné : d’Artagnan reçoit un coup de feu censé être mortel, est enterré puis revient d’outre-tombe. Prémisses de la figure héroïque. Générique.

    Le casting contribue aussi largement à cette réussite, casting au premier rang duquel se trouve Lyna Khoudri (Papicha, Gagarine, La place d’une autre, Novembre...) dont le jeu est toujours aussi nuancé comme le personnage de la douce, malicieuse et courageuse Constance le nécessitait, mais aussi Vicky Krieps dans le rôle de la reine après avoir été une inoubliable impératrice dans Corsage de Marie Kreutzer, une Sissi frondeuse, à la fois sombre et excentrique, enfermée et avide de liberté.  Eva Green est une Milady de Winter charmeuse, mystérieuse, manipulatrice, diabolique comme il se doit, avec sa voix rauque inquiétante et envoûtante qui sied parfaitement au personnage. François Civil (Celle que vous croyez, Mon inconnue, Deux Moi, Bac Nord, et LE film de l’année 2022, En Corps...)  apporte à son personnage de d’Artagnan l’insolence, la candeur, la malice et l’intrépidité nécessaires, un héros dont le voyage initiatique le fait se muer en aventurier téméraire. Pio Marmaï, possède la gouaille de l’hédoniste Porthos. Cassel altier, torturé, est parfait dans le rôle de l’aristocrate Athos. Romain Duris se glisse idéalement dans le rôle d’Aramis, pétri de contradictions, séducteur et dévot. Les seconds rôles sont tout aussi judicieusement choisis : Eric Ruf dans le rôle du Cardinal de Richelieu, Oliver Jackson-Cohen dans le rôle du Duc de Birmingham, Alexis Michalik dans le rôle de Villeneuve de Radis, Marc Barbé dans le rôle du capitaine de Tréville…

    Là où le film aurait pu tomber dans une surenchère de scène sanguinolentes pour attirer un public plus jeune et moderniser l’œuvre, le son très habilement utilisé vient signifier la violence et la douleur sans que les images ne tombent dans cet écueil, ce qui n’en est pas moins efficace pour créer la tension et le suspense. Après Papa ou Maman (2015), Papa ou Maman 2 (2016) et Eiffel (2021), sa dernière réalisation déjà  très ambitieuse et spectaculaire, Martin Bourboulon démontre un véritable savoir-faire dans cette reconstitution historique virevoltante, ayant certainement tiré les enseignements des grands cinéastes pour lesquels il avait travaillé comme  assistant de réalisation : Joffé, Kassovitz, Tavernier, Rappeneau, Demme…

    Nous retrouvons la flamboyance, l’écriture savoureuse, la noirceur et l’humour, le rythme de l’œuvre de Dumas dans cette course effrénée pour sauver l’honneur et la paix, cette fresque pleine de panache. Parfois un peu sombre visuellement (certes comme l’étaient des films de cape et d'épée emblématiques :  Cyrano de Bergerac de Rappeneau ou La Princesse de Montpensier de Tavernier), cette nouvelle adaptation réussit brillamment à nous plonger dans l’univers de Dumas et surtout nous donne envie de relire ce récit historique et initiatique palpitant et ses autres chefs-d’œuvre (je vous recommande notamment La Dame de Monsoreau)…mais aussi de découvrir la suite le 13 Avril. Aux plus jeunes, ce film donnera probablement le goût du cinéma de cape et d’épée. Pour les autres, il sera une réminiscence d’un cinéma qui a peut-être illuminé leurs soirées d’enfance et dont le cinéma français a tardé à s’emparer de nouveau, craignant sans doute une comparaison avec des blockbusters d’Outre-Atlantique. Ce pari réussi prouve une nouvelle fois que le cinéma français peut s'approprier tous les genres, sans avoir à rougir d’aucune comparaison.

    « Toute fausseté est un masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d'attention, à le distinguer du visage. » Cette citation d’Alexandre Dumas de 1844, extraite des Trois Mousquetaires, rappelle le passionnant jeu de masques que sont les livres de Dumas et aussi pourquoi ils sont un matériau idéal pour l'adaptation cinématographique, art de l'illusion (et donc du jeu de masques) par excellence. Comme l’est aussi Le Comte de Monte-Cristo que Pathé produira également, un film qui sortira en 2024, réalisé par…Matthieu Delaporte et Alexandre de La Patellière. Nous avons en effet appris il y a quelques jours que cet autre héros de Dumas serait incarné par Pierre Niney. Enfin, si vous voulez en savoir plus sur Alexandre Dumas, je vous recommande aussi le film L’autre Dumas de Safy Nebbou, sur le collaborateur de Dumas, l'artisan besogneux face au génie  inspiré qu'était Dumas. Leur face-à-face interroge le mécanisme complexe de la création. Maquet n'atteignit jamais les fulgurances de Dumas mais Dumas ne pouvait écrire sans Maquet. Une tragi-comédie romanesque, voire rocambolesque, à la manière d'un feuilleton de Dumas avec en toile de fond la révolution de 1848 qui apporte ce qu'il faut d'Histoire indissociable de cette du grand écrivain qui s'en est toujours largement inspiré.

    Cette parenthèse refermée, pour conclure, si vous voulez remonter et arrêter le temps en vous plongeant dans l’univers sombre, romanesque et passionnant de Dumas, voir un film ambitieux, populaire (au sens noble) et spectaculaire…je vous recommande vivement de foncer à la rencontre des Trois Mousquetaires, au cinéma le 5 avril.

    Les autres critiques du mois en avant-première* à lire sur Inthemoodforcinema.com : La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé, Mon crime de François Ozon, Sur les chemins noirs de Denis Imbert. Exceptionnellement, la critique des Trois Mousquetaires - D'Artagnan de Martin Bourboulon a été écrite suite à une avant-première en province et non suite à une projection presse comme c’est le cas pour les autres films précités. Retrouvez aussi mon article détaillant les nominations aux César 2023, ici.

  • CRITIQUE - SUR LES CHEMINS NOIRS de Denis Imbert (au cinéma le 22 mars 2023)

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    En 2016, je partageais ici mon enthousiasme pour le film de Safy Nebbou, Dans les forêts de Sibérie, une adaptation d’un autre livre de Sylvain Tesson. Raphaël Personnaz y incarne Teddy, un chef de projet multimédia, qui, pour assouvir un besoin de liberté, décide de partir loin du bruit du monde, et s’installe seul dans une cabane, sur les rives gelées du lac Baïkal, en Sibérie. Après avoir vu ce film qui exhale et exalte la liberté et l’émerveillement, j’avais quitté la salle avec l’envie d’acheter immédiatement le livre de Sylvain Tesson et avec cette phrase du film comme leitmotiv : « Maitriser le temps, vivre intensément chaque instant ». Un véritable défi dans une société ultraconnectée qui nous procure souvent le rageant sentiment d’avoir perdu la capacité à vivre et saisir l’instant présent alors que, paradoxalement, nous ne l’avons jamais autant immortalisé. Je pourrais en dire de même de ce film de Denis Imbert, Sur les chemins noirs, l’adaptation de l’essai éponyme de Sylvain Tesson publié en 2016 chez Gallimard, vendu à 532000 exemplaires, le récit de ses 1300 kilomètres dans la diagonale du vide.

    En 2014, Sylvain Tesson tombait d’un toit. « Si je m’en sors, je traverse la France à pied » se promet-il alors sur son lit d’hôpital. Moins d’une année après cette promesse, il arpente les sentiers de la diagonale du vide, du Mercantour à la Manche. Dans cette formidable adaptation (coécrite par Denis Imbert et Diastème), un soir d’ivresse, Pierre (Jean Dujardin), écrivain explorateur, fait une chute de plusieurs étages. Cet accident le plonge dans un coma profond. Sur son lit d’hôpital, revenu à la vie, il se fait la promesse de traverser la France à pied du Mercantour au Cotentin. Un voyage unique et hors du temps à la rencontre de l'hyper-ruralité, de la beauté de la France et de la renaissance de soi.

    « J’étais tombé du rebord de la nuit, m’étais écrasé sur la terre » écrit-il ainsi. La voix off, poésie prosaïque, judicieux oxymore, accompagne le voyage de Pierre et berce ce voyage d’une douce mélopée malgré ses âpres étapes. Si vous n’avez pas eu encore le désir de larguer les amarres, loin de l’agitation, du tintamarre et des obligations de nos vies ultra connectées et souvent déconnectées de l’essentiel, pour laisser du temps au temps, pour se retrouver face à vous-même, il se pourrait que ce film suscite chez vous des envies d’ailleurs, d’échappée douloureuse mais belle, malgré tout, grâce à cela.

    « Dissimule ta vie, disait Epicure dans l’une de ses maximes. Il avait donné là une devise pour les chemins noirs », écrit ainsi Sylvain Tesson dans le livre dont est adapté le film de Denis Imbert. Il cite aussi cette phrase de Napoléon au Général de Caulaincourt : « Il y a deux sortes d’hommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. ». Selon lui, il faudrait ainsi ajouter une troisième colonne : les hommes qui fuient : « Fuir, c’est commander ! C’est au moins commander au destin de n’avoir aucune prise sur vous. »

    Ces deux citations pourraient résumer la démarche introspective de Sylvain/Pierre : dissimuler sa vie et fuir. Une fuite courageuse. Une fuite qui est l’éloge de l’intranquillité, la différence, la liberté, l’esquive. Ces chemins, qui le reconnectent avec la nature, le mènent à la rencontre de lui-même, de son être profond, loin du vacarme assourdissant et parfois abêtissant du monde. Le mouvement sert à se réparer, se regarder en face. « Mon salut était dans le mouvement, si je réussissais ma traversée, j’obtiendrais réparation. » La seule raison pour laquelle il voulait traverser la France, il la tient d’un morceau de papier froissé au fond de son sac. Nous avons finalement tous toujours un morceau papier froissé au fond de notre sac, réel ou virtuel, qui est notre frein ou notre moteur, notre ancrage dans la terre, ou notre propulsion dans les airs et dans nos rêves. Les chemins noirs qui n’existent pas sur les cartes sont empruntés par les animaux sauvages. Pour ce loup solitaire, ce chemin rédempteur est en effet un chemin éprouvant, qui brusque, dont il (lui et nous) faut accepter les ombres et les ellipses.

    Le sujet de ce film m'a aussi fait penser à un autre film, de Sean Penn, de 2008, Into the wild, l’histoire du jeune Christopher McCandless, 22 ans, qui reçoit son diplôme et avec lui le passeport pour Harvard, pour une vie tracée, matérialiste, étouffante. Il décide alors de tout quitter : sa famille, sans lui laisser un seul mot d'explication, son argent, qu’il brûle, sa voiture, pour parcourir et ressentir la nature à pied, et même son nom pour se créer une autre identité. Et surtout sa vie d’avant. Une autre vie. Il va traverser les Etats-Unis, parcourir les champs de blé du Dakota, braver les flots agités du Colorado, croiser les communautés hippies de Californie, affronter le tumulte de sa conscience pour atteindre son but ultime : l’Alaska, se retrouver « into the wild » au milieu de ses vastes étendues grisantes, seul, en communion avec la nature. La même quête de vérité et de liberté.

    Fin de digression. Revenons sur les chemins noirs et à Jean Dujardin qui excelle dans ce rôle, trouvant toujours la juste mesure. Que ce soit dans The Artist de Michel Hazanavicius (avec le rôle de George Valentin qui lui valut un prix d’interprétation cannois amplement mérité pour ce personnage volubile, excessif, démontrant ainsi le pathétique et non moins émouvant enthousiasme d’un monde qui se meurt, mais dans lequel il est aussi flamboyant puis sombre et poignant, parfois les trois en même temps, faisant passer dans son regard, une foule d’émotions, de la fierté aux regrets,  de l’orgueil à la tendresse, de la gaieté à la cruelle amertume de la déchéance) ou dans Un balcon sur la mer de Nicole Garcia, bouleversant dans le rôle de cet homme qui retrouve son passé, son enfance et ainsi un ancrage dans le présent -là aussi-, ou encore dans les OSS 117, dans lesquels il est hilarant, n’économisant ni ses rictus, ciselés, ni ses soulèvements de sourcils, ni ses silences, ni ses incoercibles rires gras… Jean Dujardin a déjà maintes fois prouvé la large palette de son jeu et de son talent. Il faudrait encore citer les remarquables Möbius, Un + une…parmi tant d’autres grands rôles. Ici, il a l’intelligence de ne pas forcer le trait, de faire corps avec le paysage (la balafre comme un sillon sur son visage, un autre chemin noir : comme ces paysages hors des sentiers battus, portant l'empreinte du passé) et Denis Imbert a celle de recourir à une réalisation sobre, qui s'efface devant son sujet mais n'en est que plus puissante.

    L’autre grande intelligence, de ce film cette fois, est de ne pas chercher l’efficacité à tout prix, à l’image de ce dans quoi se perd ce monde que Pierre fuit, à l’image de sa quête. Tout n’est pas forcément explicité. Et cette confiance (dans le mystère, l’indicible et le spectateur) fait un bien fou. Le spectateur fait aussi son propre voyage. Pierre n’est pas sympathique d’emblée et subsisteront des zones d’ombres et c’est tant mieux. Ce qui compte, ce sont ces chemins noirs, ce voyage jalonné d’épreuves, de rencontres. Son passé s’esquisse en flashbacks, les scènes avec son ancienne compagne (lumineuse Joséphine Japy), de la rencontre à la rupture, brutale, dans une chambre d’hôpital, sans qu’il cherche à la retenir mais aussi par ses retrouvailles avec ceux qui viennent faire un bout de chemin avec lui, sa sœur (Izïa Higelin), sa tante (Anny Duperey) ou un ami (Jonathan Zaccaï) ou un jeune inconnu en mal de (re)père (Dylan Robert). Se dessine aussi le portrait d’un écrivain follement vivant, qui ne fait pas de concessions à la médiocrité, à a demi-mesure, à sa rage d’être (lui-même).

    Servis par la photographie de Magali Silvestre de Sacy et la musique originale de Wouter Dewit, ces chemins noirs le mènent et nous mènent vers la lumière, nous donnent envie d’embrasser la vie et l’ailleurs et la singularité en nous. Comme ce loup solitaire après son périple intense, on en ressort épuisés mais apaisés, face à la Manche. Cette fin consolante m’a fait penser à ces vers de Baudelaire : « la mer est ton miroir ; tu contemples ton âme dans le déroulement infini de sa lame ». Vous l’aurez compris : ce voyage par ces chemins noirs vaut vraiment le détour. Je vous recommande plus que vivement de les emprunter dès le 22 mars 2023 (ou même avant, renseignez-vous, de nombreuses avant-premières ont lieu en ce moment dans toute la France).

  • Critique de EMILY de Frances O'Connor ( au cinéma le 15/03/2023)

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    Les six films de la compétition du dernier Dinard Festival du Film Britannique que j’ai eu le plaisir de voir ont été à la hauteur des films en compétition des années précédentes, surtout, le film couronné du Hitchcock d’or, du prix du public et du prix d’interprétation féminine (rien que cela !) qui est pour moi un des grands films de cette année 2022 et qui méritait donc cette avalanche de récompenses.

    « Qui pensons-nous être ? ». Telle était la question posée sur les murs du Palais des arts de Dinard. Question à laquelle devaient répondre les films de cette édition selon les mots de la directrice artistique du festival, Dominique Green, lors de la cérémonie d’ouverture du festival.


    Tourmentée. Impétueuse. Romanesque. Flamboyante. Rebelle. Étrange. Exaltée. Ainsi pourrait être qualifiée la Manche dont le spectacle incomparable, à Dinard, inonde et ensorcelle le regard. Telle pourrait aussi être qualifiée l’héroïne du film Emily de Frances O’Connor (Emma Mackey). 

    Ce film raconte la vie imaginaire de l’une des romancières les plus célèbres du monde, Emily Brontë, disparue trop tôt, à 30 ans. Un voyage initiatique d’une jeune femme rebelle vers la maturité. Le film explore les relations qui l’ont inspirée : sa relation brute et passionnée avec ses sœurs Charlotte et Anne, son premier amour douloureux et interdit pour Weightman, et l’attention qu’elle porte à son frère Branwell.

    Cette première réalisation de Frances O'Connor dresse un portrait imaginaire de la célèbre romancière, aussi passionnant que bouleversant. Un éloge de la différence, de la liberté (avant tout celle de penser), de la puissance de l'écriture que l'auteure des Hauts de Hurlevent semble puiser autant dans les chagrins (l'amour, la mort, la solitude) que dans la sauvagerie et la rudesse des paysages du Yorkshire pour livrer cette écriture tempétueuse et poétique qui, comme ce film, nous emporte et nous enivre. Comme le panorama dinardais, finalement. 

    La réalisation époustouflante pour un premier film (photographie sublime de Nanu Segal, richesse de la profondeur de champ, utilisation signifiante de la lumière), entre Jane Campion et James Ivory est à la hauteur de son (magnifique) sujet. 

    Un hymne palpitant à la vie que l'écriture permet de sublimer, surmonter, exalter, romancer pour qu'elle devienne intensément romanesque à l'image de ce film qui est aussi enflammé et flamboyant, comme son héroïne, en contraste avec les paysages ombrageux du Yorkshire.

    Un film au romantisme sombre, envoûtant, parsemé de références au roman mythique d'Emily Brontë (entre embardées dans le genre fantastique - dont une remarquable scène de dîner qui est aussi un hommage à la force poignante et dévastatrice de l’imaginaire - et relation tumultueuse et passionnelle avec son frère) et qui interroge intelligemment les rapports entre la fiction et la vie d'un (ou une) auteur(e), la part de vérité qu’elle ou il y puise pour nourrir son art, qu’il s’agisse de s’y sauver ou de s’y perdre.

    Le président du jury de ce 33ème Dinard Festival du Film Britannique, José Garcia, a ainsi déclaré : « On a été unanimes. Emily est un très grand film, très moderne alors qu'il est sur une base très classique. »  Un film vertigineux de beauté et d’intensité, dont la sortie en France est prévue pour le 15 mars 2023.