Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2025

  • Critique de LA RÉPARATION de Régis Wargnier (le 16 avril 2025 au cinéma)

    cinéma,critique,film,régis wargnier,la réparation,la réparation de régis wargnier,clovis julia de nunez,julien de saint jean,louis-do de lencquesaing

    Qui offre les caractères traditionnels du roman (aventures, sentiments, etc.). Qui a des idées, des sentiments dignes des romans. Qui rappelle l'aspect sentimental, aventureux ou merveilleux. Voilà quelques définitions du dictionnaire d’un adjectif qui m’est cher et qui est celui qui, selon moi, définit le mieux le cinéma de Régis Wargnier : romanesque. Plus intimes que ses grandes fresques historiques que sont notamment Indochine, Une Femme française et Est-Ouest, ce nouveau film du cinéaste n’en correspond pas moins à cet adjectif.

    Trente-neuf ans après son premier film, La femme de ma vie, et onze ans après Le Temps des aveux, nous le retrouvons donc (enfin !) avec plaisir pour ce nouveau long-métrage qui se déroule entre la Bretagne et Taïwan. Comme le furent chacun de ses longs-métrages, de Je suis le seigneur du château (sorte de voyage immobile, avec des personnages – et donc un spectateur - enfermés dans un château en Bretagne, avec sa forêt magique environnante) en passant par Indochine avec l’Asie (déjà), Est-Ouest avec la Russie et l’Ukraine, Man to Man avec l’Afrique du Sud et l’Écosse, Le Temps des aveux avec le Cambodge…La Réparation est une invitation au voyage.

    Bien qu’absent depuis dix ans des salles obscures en tant que réalisateur, Régis Wargnier n’avait cependant pas rompu tout lien avec le septième art. Cinéphile averti, très présent dans les festivals de cinéma, pendant quatre ans, il a aussi présidé plusieurs commissions au CNC, en charge de l’aide aux éditeurs de DVD, et aussi de l’aide à la numérisation. Il fait également partie, depuis 2009, du comité de pilotage de la fondation « culture et diversité », créée par Marc de La Charrière, et dirigée par sa fille Eléonore. Cette fondation a pour but de favoriser l’accès aux écoles de la culture des jeunes des zones défavorisées, sur le principe de l’égalité des chances. Il est également romancier (le romanesque, nous y revenons) : Les Prix d’excellence, publié en 2018, chez Grasset, et La Dernière Vie de Julia B., paru en 2022 chez Robert Laffont.

    Ce cinéma, romanesque donc, trop rare aujourd’hui (remis au goût du jour avec le succès, mérité, du Comte de Monte-Cristo, presque dix millions d’entrées en France à ce jour), auquel, avant lui, David Lean ou Sydney Pollack avaient donné ses lettres de noblesse, compte au moins un chef-d’œuvre, Indochine, qui lui permit de remporter une pluie de récompenses parmi lesquelles l’Oscar du meilleur film étranger en 1993 et le César de la meilleure actrice pour Catherine Deneuve, la même année. Ses films sont de grandes fresques qui provoquent un vertige d’émotions, dans lesquelles se déploie l’ivresse des sentiments. Un cinéma parcouru d’un souffle contagieux dans lequel les personnages sont guidés par leurs élans passionnels et donnent envie aux spectateurs d’embrasser la vie avec fougue. « Les vraies passions donnent des forces, en donnant du courage » écrivait Voltaire. Un cinéma dans lequel les impitoyables soubresauts de l’Histoire fracassent les destins individuels mais font jaillir les forces de la passion.

    Cette fois, direction la Bretagne donc. Là où, quelques heures avant l'attribution de sa troisième étoile, le célèbre chef Paskal Jankovski (Clovis Cornillac) disparaît avec son second, Antoine (Julien De Saint Jean), lors d'une partie de chasse. À vingt ans, sa fille Clara (Julia de Nunez) se retrouve seule aux commandes du restaurant. Deux ans plus tard, elle reçoit une mystérieuse invitation pour Taïwan où elle décide de se rendre. Elle y croise notamment un chroniqueur gastronomique, Mangenot (Louis-Do de Lencquesaing) qui va aussi enquêter sur la disparition de son père, guidé par les saveurs d’un énigmatique chef, Tao (J.C. Lin).

    La disparition (dix mille personnes disparaissent chaque année en France !) est évidemment un sujet éminemment cinématographique par les attentes, les doutes, les questionnements, les hypothèses et les espoirs qu’elle suscite. Elle fait écho au thème de la mer et de l’océan, et plus largement de l’eau, (omni)présents dans le cinéma de Régis Wargnier. Qu’y a-t-il en effet de plus fascinant, impressionnant et mystérieux que ces grandes étendues d’eau, à l’image de ce vertige saisissant que représente une disparition ? C’est ainsi sur des plans de la mer que commencent Indochine et Est-Ouest. On se souvient aussi des plans d’une vertigineuse magnificence de la Baie d’Halong dans le premier.

    La scène d’ouverture de La Réparation joue avec ces souvenirs du spectateur, brouillant les repères des époques et des lieux : dans une nature bretonne qui préfigure les espaces verdoyants et plus exotiques de l’Asie, deux amoureux s’enlacent passionnément. Comme un clin d’œil aux histoires qui ont précédé celle-ci dans le cinéma de Régis Wargnier, profondément épiques et romantiques.

    Clara est au seuil de la vie adulte, sur le point de s’émanciper, à l’âge délicat et brûlant où le respect dû aux parents bataille avec les envies d’ailleurs, de liberté, et d’être soi. Un âge à l’image aussi de ce qu’est ce cinéma romanesque de Régis Wargnier : ardent.

    Les personnages des films de Régis Wargnier sont ainsi souvent confrontés à des tragédies qui les dépassent, historiques comme dans Est-Ouest ou Indochine, ou plus intimes comme dans La Réparation ou dans Je suis le seigneur du château dans lequel le petit Thomas Bréaud, dix ans, perd lui aussi un parent, en l’occurrence sa mère.

    Le thème universel de la filiation figure ainsi également souvent au centre du cinéma de Régis Wargnier. C’est en effet aussi un parcours initiatique pour Clara qui devra l’amener, ainsi qu’Antoine, à réparer le drame dont ils sont les protagonistes involontaires. Elle devra aussi apprendre à gérer ce pesant héritage familial et ses doutes obsédants.

    Dans Indochine, dans les années 30, Eliane Devries (Catherine Deneuve) dirige avec son père Émile (Henri Marteau) une plantation d'arbres à caoutchouc. Elle a adopté Camille (Linh-Dan Pham), une princesse annamite orpheline. Toutes les deux ne vont pas tarder à tomber amoureuses de Jean-Baptiste (Vincent Pérez), un jeune officier de la marine. Là aussi la filiation et la transmission sont au cœur du récit.

    La Réparation n’est pas seulement un film romanesque et de voyage, il se situe ainsi aux frontières de plusieurs genres dont le thriller, le mystère accompagnant la disparition du père de Clara. C’est la gastronomie qui sera le fil directeur de la quête de vérité de la jeune femme, et les saveurs qui la mèneront peut-être jusqu’à lui. Les goûts portent en eux une mémoire et suscitent souvent des réminiscences et peut-être en l’espèce les réponses à ses questions.

    Jane Birkin. Catherine Deneuve. Linh-Dan Pham. Emmanuelle Béart. Sandrine Bonnaire…Ces merveilleuses actrices incarnent des héroïnes fortes et passionnées, sublimées par la caméra aimante du réalisateur, des actrices dans la lignée desquelles s’inscrit Julia de Nunez qui crevait déjà l’écran dans le rôle de Bardot dans la série éponyme de 2023. Sa forte présence, son intensité (de jeu et de regard), son phrasé singulier, son naturel, en font déjà une grande actrice en devenir. Ici, elle est à la fois lumineuse et ombrageuse, intrépide et dévorée par les doutes. Elle incarne son personnage à deux périodes de sa vie : une jeune femme de vingt ans encore sous l’influence de son père qui n’ose lui avouer sa relation avec son second puis une femme éprouvée par un drame qui prend son destin en main pour partir à la recherche de ce dernier à Taïwan avant de prendre un nouveau départ.

    Dans le cinéma de Régis Wargnier, la passion conduit souvent les personnages à transgresser les règles. Ainsi, dans Indochine, Éliane (Catherine Deneuve) transgresse les règles de son rang social pour vivre son amour avec Jean-Baptiste (Vincent Pérez) tandis que celui-ci trahit l’armée française par amour pour Camille (Linh-Dan Pham). Dans Est-Ouest, Marie (Sandrine Bonnaire) ne cessera de lutter pour revenir en France. Dans Une femme française, Jeanne (Emmanuelle Béart) vivra sa passion au mépris des conventions. Ce long-métrage inspiré de la vie de la propre mère de Régis Wargnier explique aussi certainement pourquoi presque tous ses films mettent en scène des personnages de femmes qui bousculent les règles, des femmes libres qui puisent dans l’amour la force de lutter.

    Le scénario de La Réparation, écrit par Régis Wargnier, en collaboration avec Manon Feuvray et Thomas Bidegain, se divise ainsi en deux parties distinctes, portées par la musique originale de Romano Musumarra, et par les saveurs qui en constituent le sel et le liant.

    Le voyage s’avère aussi savoureux grâce aux lieux profondément empreints d’une âme, amoureusement filmés, comme le restaurant en Bretagne et comme le grand hôtel de Taipei et le monastère dans la montagne, grâce aussi à une photographie particulièrement soignée de Renaud Chassaing qui exhale un sentiment romanesque. Dans les deux cas, ce sont de vrais restaurants qui servent de décors au film. Le premier convivial, esthétique, chaleureux, le Moulin de Rosmadec, fait écho au second, celui du restaurant Raw qui sert de décor au film pour la partie se déroulant à Taipei.

    Clovis Cornillac incarne une présence suffisamment forte pour que son absence constitue une sorte d’ombre fantomatique et puissante qui irrigue tout le film, un questionnement permanent aussi. On devine aisément le vertige de celui qui se retrouve à la cime de sa profession après avoir tant bataillé pour gravir les échelons de la gastronomie et y parvenir. Tendre, protecteur et directif avec sa fille, il est aussi intransigeant et perfectionniste avec sa brigade.

    Pour contrebalancer cette silhouette vigoureuse et cette absence omniprésente, il fallait un acteur comme Julien De Saint Jean (déjà formidable dans le rôle d’André dans Le Comte de Monte-Cristo), plus fragile mais non moins fortement présent, au visage poignant. Face à lui, J.C. Lin  a une aura  plus énigmatique et fuyante, mais non moins captivante, comme un double de celle du père de Clara.

    Finalement père et fille seront confrontés à cette même question : comment trouver sa place ? Quel est le sens et quel est le but de cette quête (de réussite) acharnée ?

    Un film qui se savoure, aux thématiques aussi intimes qu’universelles, parcouru d’une mélancolie fascinante comme les paysages qui lui servent de cadre. Le portrait d'un magnifique personnage de femme incarné par une actrice magnétique, aussi à l’image de l’affiche du film : un personnage vulnérable qui court pour trouver la vérité, le chemin de sa vérité, et combat les affres du destin, devant des paysages vertigineux et majestueux, ceux d'une nature grandiose qui la dépasse comme l’énigme indicible à laquelle elle est confrontée.

    Le dernier plan d’un visage, lumineux et judicieusement énigmatique, m’a rappelé celui, sublime et inoubliable, d’Indochine : Catherine Deneuve de dos face au lac, face à ses souvenirs, son avenir, ses espoirs, ses émotions, après les mots bouleversants de son petit-fils.

    Au début d’Indochine, en voix off, Catherine Deneuve prononce cette phrase : « C’est peut-être ça la jeunesse. Croire que le monde est fait de choses inséparables. »  Et ce dernier plan, dans ce film précité comme dans La Réparation, nous suggère cela aussi : l’éternité des choses inséparables. Par-delà la disparition. Et un sentiment de douceur sur lequel s’achèvent ces deux films. C’est peut-être cela, aussi, la réparation…

  • Critique de CECI N’EST PAS UNE GUERRE de Magali Roucaut et Eric-John Bretmel (au cinéma le 16 avril 2025)

    cinéma,film,critique,critique de ceci n'est pas une guerre,ceci n'est pas une guerre,magali roucaut,eric-john bretmel

    « Un film, ça se construit comme un vers latin, à partir du dernier mot de la phrase, avec du rythme. » Jean Rouch

    Ou à partir de la dernière image. Comme une fenêtre qui s’éclaircit par exemple, nettoyée. Une fenêtre comme une ouverture sur le monde qui, malgré son illogisme, prend alors tout son sens, un sens en tout cas, et qui vous laisse profondément émus.

    Mais revenons au début. Cela commence par la voix du Ministre de l’Intérieur de l’époque qui annonce le confinement : « Les règles sont simples. Restez chez vous. C’est ainsi que vous serez des alliés de notre guerre contre le COVID-19. […]Tout ce qui peut paraître anodin en temps normal est interdit. Il est question de vie et de mort. » Entendue cinq ans après, cette déclaration particulièrement anxiogène révèle toute l’absurdité de cette période insensée dont le temps carnassier a déjà effacé le souvenir pour beaucoup. Une absurdité avec laquelle jouent et jonglent brillamment les deux réalisateurs, Magali Roucaut et Eric-John Bretmel.

    Dans un Paris aux allures de science-fiction, où la loi impose de rester chez soi, les deux amis, Magali (Magali Roucaut) et Eric John (Eric-John Bretmel) donc, s’aventurent à travers les rues désertes pour essayer de réinventer le lien aux autres, là parfois comme eux, comme des fantômes errants. En parallèle, Eric-John converse par téléphone avec son père. Le médium et le contexte permettent la confidence. La période, avec ses attestations, ravive les souvenirs de la Seconde Guerre Mondiale par lesquels ce dernier est hanté, il les raconte à son fils. Les réminiscences sont d’autant plus fortes que Raïa, la sœur du père du cinéaste et donc la tante de ce dernier est décédée quelques jours avant le début du confinement.

    Après la voix de Castaner, un graphique nous fait visualiser la progression effrayante du nombre de décès par pays. Eric-John, que nous ne voyons pas encore, filme le nettoyage assidu de ses mains et de ses objets.  Le film commence donc ainsi, par un prologue à l’intérieur de son appartement filmé à l’iPhone, en vertical. Un format qui cadenasse la perspective, qui enferme le regard, tout comme Eric-John est claquemuré mentalement et physiquement. Ses gestes sont accompagnés par ses conversations téléphoniques avec son amie, la coréalisatrice. Les images d’une soirée viennent s’intercaler, une soirée organisée dans l’appartement d’Eric-John, des images filmées quelques jours avant le confinement, des images qui apparaissent alors comme celles d’un autre temps. « T'organises ces soirées mais tu t'amuses pas. T'aimes pas la fête, t'aimes juste les gens » lui dit Magali. Et cet amour des gens, ce film le reflète magnifiquement.

    Magali propose à Eric-John de filmer la ville. Le tournage permettrait de s’affranchir du périmètre imposé par le confinement. Alors, Eric-John descend les escaliers de son immeuble et nous embarque avec lui dans sa quête de souffle qui deviendra aussi celle d’un passé familial, bouleversant.

    Générique. Ceci n’est pas une guerre. Mais cela y ressemble. Et cela en rappelle une autre. Le titre à la Magritte donne une idée du ton mais aussi du sujet du film qui interroge, comme Magritte le fit avec ses toiles, l’interprétation du monde environnant. Une traque de l’étrangeté aussi qui révélera l’absurdité de la période, grâce notamment au caractère burlesque du « personnage » Eric-John qui déambule dans les rues, le visage à demi dissimulé par sa casquette, et son masque parfois, apeuré mais curieux des autres, et à l’affût de la poésie étrange du présent.

     Le film a été financé par une campagne de financement participatif. En cinq semaines, plus de 240 soutiens avaient déjà été obtenus parmi lesquels celui d'un cinéaste qui a lui aussi si bien immortalisé Paris, Cédric Klapisch. Le long-métrage se construit par un dialogue entre deux formats d’images, une image verticale prise avec le téléphone d’Eric-John et l’autre, plein écran, d’une caméra cinéma, celle de Magali.  Eric-John filme chez lui, avec son iPhone, et Magali filme dans la ville avec sa caméra. Eric-John est ainsi le personnage principal, singulier, décalé, attachant, entre « Buster Keaton et Moretti » comme le dit si justement Magali.

    Loin de moi l’idée de me moquer car je me suis beaucoup reconnue dans ses gestes obsessionnels, sans doute ceux aussi de personnes fortement éprouvées par un deuil, qui connaissent la fragilité de la vie, et la perfidie de la mort. Cela donne lieu à des scènes particulièrement cocasses que nous regardons toujours avec tendresse, celle aussi qui parsème ce film. De la course avec la pizza pour ne pas qu’elle refroidisse. Au rire et au regard circonspect de son ami à qui il demande de se passer scrupuleusement du gel hydroalcoolique entre les doigts. Sans oublier le récit de ce concept particulier de faire la queue devant la caisse du cinéma sans y aller, pour créer du lien social. Et c’est aussi à cela qu’aspire ce film, avant tout : créer du lien dans cette période déshumanisante.

    Toute la richesse du montage et toute la force du film consistent à entrelacer subtilement deux récits. L’histoire familiale d’Eric-John, aussi passionnante que tragique, va en effet peu à peu se révéler, et l’émotion nous envahir. Un autre fantôme, du passé, va ainsi (re)surgir, une autre forme de gravité derrière la légèreté. C’est finalement le récit de deux libérations : du récit du passé, de l’enfermement et de l’angoisse liée au covid. Le montage va habilement entrecroiser les deux formes de filmage et de récits. Le film est le témoin de cette période ubuesque mais il raconte donc également une histoire singulière avec ses expressions aujourd’hui tellement incongrues : « On en profite pour faire une fenêtre si ça te dit. »

    Le film révèle autant l’humanité que l’inhumanité suscitées par cette période, une inhumanité révoltante, comme ces deuils à distance, entravés, empêchés même, sans le moindre contact humain. Cela interroge aussi forcément la docilité de chacun à cette période et l’acceptation de l’inacceptable. C’est aussi la rencontre avec une galerie de personnages attachants, abasourdis mais imaginatifs souvent.

    La poésie n'est jamais bien loin. Les flaques d’eau qui reflètent des silhouettes. Les chemises qui sèchent entre les immeubles et qui flottent dans le vent. La poésie des rues de Paris vides et fascinantes. Et cette célèbre et non moins sublime chanson de Bashung, La nuit je mens, entonnée dans un terrain vague, qui suspend le vol du temps, qui crée du lien là aussi. Et de la beauté brute.

    Parfois, tout en parlant au téléphone, Eric-John dessine, par exemple une chaise à laquelle feront ensuite écho des photos de ce même meuble. Ce film est cela aussi. Une histoire d’échos. Des échos entre le passé et le présent. Entre les fantômes. Les siens, les nôtres. « Pourquoi matérialiser le fantôme par toi ? » demande ainsi Magali à Eric-John. « Moi, je fais le film quasiment pour le fantôme. » répondit-il. Le film bascule subrepticement vers l’intime suggéré pudiquement dès le début quand Eric-John évoque ce qu’il a emporté de l’appartement de sa tante, « la lampe avec laquelle elle lisait tout le temps. Et la tasse du chat. » « Quand je passais chez elle, c'était cela du thé, des nouveaux livres du chocolat noir. » Peu à peu se construit le récit de l’histoire de cette tante qui sauva la vie de son père quand il était enfant pendant la guerre, et dont on comprend l’importance qu’elle eut pour la famille, et pour Eric-John. Un récit fort et poignant qui colore alors le film d’une profondeur mélancolique qui s’insinue peu à peu dans les rues vides et dans le cœur du spectateur. Ce film, c’est aussi le portrait de cette femme magnifique de courage qui jusqu’à ses derniers instants se soucie du bien-être de ce frère à qui elle a sauvé la vie. Et ce « bonne fin de route » qu’elle prononça lors de ses derniers instants, comme le rapporte son frère, nous fait chavirer.

    Un film tragi-comique à la fois simple et profond, émaillé de tendresse, de drôlerie, de fantaisie, de singularité, de poésie, de sensibilité, porté par des musiques judicieusement choisies : Les baisers n’empêchent pas la peine de Garance Bauhain, Tumbalalayka interprétée par Theodore Bikel, La Symphonie n°9 en mi mineur, B.178 (op.95) Du Nouveau Monde de Antonín Dvořák, Everywhere Home de YOM, une musique par laquelle se termine le film qui nous arrache quelques larmes salvatrices. Un portrait d’une époque angoissante, surréaliste, absurde, d’une ville étrangement sublime, d’un personnage burlesque et attachant, et d’une femme dont cette guerre qui n’en est pas vraiment une ravive le souvenir de l’héroïsme lors d’une autre. Un film qui instille de la légèreté dans la gravité, et qui révèle et recèle surtout beaucoup d’humanité et de profondeur.

    Un film sur la solitude exacerbée par cette période insensée mais aussi sur la force des liens qui sauvent. Un film au montage intelligemment rythmé. Un film dont les personnages (présents ou les "fantômes" évoqués) et les images nous hantent joyeusement après la projection. Un film d’échos réconfortants qui font écho. Comme cette phrase que prononce un ami d’Eric-John « Mon monde idéal ? Le plus important dans la vie, c'est la vie. » Un film de fantômes sur la force de la vie, et la survivance des morts dans le cœur et la mémoire des vivants. Un comédie documentaire qui marie subtilement les contraires et les paradoxes. Saisissant. Ceci n'est pas une guerre mais un moment de paix, comme un pansement sur nos bleus à l'âme.

    (Je vous invite à suivre le compte Instagram de @cecinestpasuneguerre, vous y découvrirez notamment la formidable bande-annonce dans laquelle figure visuellement le sourire empreint de bienveillance et de malice d'un héros du film dont vous ne percevez que la voix dans le long-métrage...).

  • Court-métrage - Critique de JUS D’ORANGE de Alexandre Athané

    affiche de Jus d'Orange.jpeg

    « Qu'est-ce que la poésie ? Une pensée dans une image. » Goethe

    Je vous parle (trop) rarement de courts-métrages, j’espère donc que cela mettra d’autant plus en exergue celui-ci, magistral, et que cela vous incitera à découvrir l’univers poétique de son réalisateur.

    Ce film a reçu une pluie de récompenses dans le monde entier, parmi lesquelles : le prix du meilleur scénario à la Soirée des Cinéastes au Grand Rex (Juin 2024), le Spirit Award Best Animation - Brooklyn Film Festival, Windmill Studios USA (Juin 2024), le Cinematic Achievement Award KISFFO Karditsa Intl. Short Film Fest, Greece (Août 2024) et le Best Animation Short Film Award du même festival, le Honor Mencio Dibuixos Animats au Girona Film Festival, Spain (12-14 Septembre 2024), le Honorable Mention Animation : Hollywood Best Indie Film Award, USA (Decembre 2024), le Best Animation :  Festival du Film Environnemental , Poitiers (février 2025), le Gold Award: Animation - Florence Film Awards, Italy (mars 2025), les Best Animation, Best Screenplay, Best Sound design - Between Frames, Mexico (6-8 March 2025)… et ce n'est certainement pas fini au regard de la qualité du film en question et de ses nombreuses sélections à venir, notamment au Festival Deauville Green Awards (liste des prochains festivals dans lesquels le film est sélectionné, à retrouver en bas de cet article).

    cinéma,court-métrage,jus d'orange,alexandre athané,chloé célérien

    J’avais découvert le travail, poétique donc, et singulier, d’Alexandre Athané en 2015, au Festival du Film de Saint-Jean-de-Luz dans le cadre duquel il avait donné une passionnante master class sur l’animation. Ce festival fut aussi l’occasion de découvrir son court-métrage, L’espace d’un instant, qu’il avait réalisé et dessiné, un court-métrage écrit par Vincent Cappello. Un sublime film d’animation qui montre comment l’imaginaire peut panser les blessures de la vie (et ainsi une métaphore des pouvoirs inestimables du cinéma), également un très beau film sur la transmission dans lequel la douceur des images et de la voix de Pierre Richard nous bercent comme un conte, sans oublier de très beaux dialogues : « C’est comme cela que le monde avance, d’abord il y a les rêveurs, une fois qu’une image les a traversés, ils la révèlent à l’humanité et elle se met au travail », « Rien ne peut empêcher l’homme de prendre l’univers en flagrant délit de désobéissance ». Une ode au rêve, à l’imaginaire, un moment de poésie dont la musique d’Alex Beaupain exacerbe la force et la beauté. Une forêt enchanteresse que l’on quitte avec regrets et émotions.

    Alexandre Athané est illustrateur et réalisateur. Il a travaillé à Paris, Londres et New York. Jus d’orange (2023) est son troisième court-métrage d'animation, après Zoé Melody (2007) et L’espace d’un instant (2016). Il est aussi l’auteur graphique de nombreux titres et génériques pour le cinéma avec sa société au nom aussi poétique que ses films, The Singing Plant Company. Il est ainsi une référence en matière de création de génériques comme ceux de films pour lesquels j’avais partagé mon enthousiasme ici, tels Maria rêve de Yvo Muller et Lauriane Escaffre ou encore le formidable Un coup de maître de Rémi Bezançon. Il est aussi notamment l’auteur des génériques de : Aimer, boire et chanter d’Alain Resnais, Max de Stéphanie Murat, Compte tes blessures de Morgan Simon, Jalouse et Les Fantasmes des frères Foenkinos... Dans son impressionnant CV figurent aussi notamment un poste de stagiaire au département artistique pour Spielberg pendant le tournage d’Amistad et un travail d’assistant de la photographe Martine Barrat.

    Jus d’orange, c’est l’histoire de « Toni, un cultivateur d’oranges » qui « voit sa vie défiler, happé par un monde industrialisé qui le dépasse, duquel seul un tendre souvenir pourrait le sauver. » Dans la famille de Toni (voix de Charlie Bos et José Garcia), on est cultivateur d'oranges de père en fils. Chaque jour depuis 40 ans, Toni dépense toute son énergie pour ses oranges qu’il aime de toute son âme, qu’il chérit. Mais un jour arrivent d’étranges cargos chargés d'oranges vertes…

    Dès le début, la musique, des notes de guitare nostalgiques et envoûtantes (magnifique musique composée par le chanteur Ian Caulfield), et un regard captivant, inondé de vert, nous happent. Et ces mots, en voix off : « Ils n'ont pas été produits par le néant ni par l'argent ni par le maître mais par la terre silencieuse, le travail et la sueur »

    L’affiche, à l'image du film, chatoyante, est une ode à une nature fantasmagorique, généreuse, sur laquelle plane une menace verte, celle d’une multinationale impitoyable qui « évacue » les produits non conformes, sur ordre d’une voix robotique et grave (celle de La Big Bertha). L’univers déshumanisé de l'usine contraste avec la nature luxuriante. Le vert avec le rouge.

    Je ne veux pas trop vous raconter ce petit bijou pour vraiment vous inciter à le découvrir, à vous laisser ensorceler par la tendre mélancolie, la lucidité, mais aussi la beauté de ce personnage, porté par la force des réminiscences, qui lutte au milieu des paysages funèbres et d’un environnement devenu fantomatique et menaçant. La voix de José Garcia matérialise l’humanité du personnage.

    Ce court-métrage a été produit par Nolita avec Animoon et The Singing Plant Company. Cette fois, c’est avec Chloé Célérien qu’Alexandre Athané a coécrit ce film qu’il a dessiné et réalisé, avec pour volonté commune de rendre hommage à leurs « grands-pères, aux terres et traditions ancestrales, à l’amour d’un certain savoir-faire. » La coscénariste a également une famille d'agriculteurs en Espagne

    Là aussi, il est question de transmission, du pouvoir magique des souvenirs, dé décor enchanteur, de poésie, de grâce et d’émotions qui nous submergent au dénouement, pas des émotions forcées ou fugaces mais de celles, subtiles et profondes, qui restent en mémoire, comme ces couleurs qui combattent, comme cette musique qui l’accompagne. La mémoire, justement, est aussi au cœur de ce récit. Celle qui nous lie au passé, à notre humanité. Celle qui nous permet de garder en nous la beauté d’un monde qui périclite face à la déshumanisation amenée par l’industrialisation et la robotisation. Jus d’orange nous invite à laisser du temps au temps, à prendre le temps de regarder, de savourer la beauté du présent ou d’une orange reine précautionneusement enveloppée, de respecter notre environnement, d'en déguster la puissance et la magnificence…comme la boisson éponyme, madeleine de Proust d’une enfance chaleureuse.

    Le style d’animation inspiré du dessin à la main donne à la fois de la chair et de l’évanescence poétique au récit, sublimé par la musique évocatrice, toujours là pour apporter du sens. Vous n’oublierez pas ces oranges-lampions qui brillent dans la nuit comme des vestiges du passé et des lueurs d'espoirs, ce combat entre ce rouge incandescent et ce vert menaçant, entre cet univers réellement féérique et ce monde macabre qui l'est de prime abord trompeusement.

    Tout est admirable : les dessins, le montage, les ellipses judicieuses, la musique, le propos. Une expérience inoubliable. Une fable universelle, enchanteresse, percutante et intemporelle, empreinte de tendresse et de poésie (oui, encore !), qui s’adresse à tous avec beaucoup d’humanité et de sensibilité. La mémoire y fait revenir le passé et refleurir le présent. Brillant. Intelligent. Ne le manquez pas !

    Prochains festivals où vous découvrir Jus d'orange :

     Shorts Costa Rica Film Festival, Costa Rica (19-29 March 2025)

    Yellowstone Film Festival, USA (21-27 March 2025)

    Cambodia International Film Festival, Cambodge (21-29 March 2025)

      Folkestone Film Festival, Uk (24 March 2025)

      Crossing The Screen - Eastbourne International Film Festival, UK (26-30 March

    2025)

     Athens Animfest - Greece (27-30 March 2025)

     5th Greece International Film Festival, Greece (29-30 March 2025)

      Beverly Hills Film Festival, USA (1-6 April 2025)

     L’Europe autour de l’Europe Film Fest, Paris Fr. (Hors Compétition) (15-19 April

    2025)

      Mulhouse Tous Courts, Mulhouse France (23-26 April 2025)

      Cinéma Columbus Film Festival, Ohio USA (30 April - 4 May 2025)

      VIVA EL CINE!, Argentina (12-18 May 2025)

     Le Courtivore - 24e Festival de CM de Rouen & Mont-Saint-Aignan - Compétition

    Jeune Public (projo 18 & 20 mai 2025)

      RED Movies Awards - Annual 2025 competition, France (23 - 24 May 2025)

     Short Shot Fest, Moscow (May 2025)

      Deauville Green Awards - Festival Intl. du Film Responsable - France (4 June 2025)

      Life After Oil, Italy (17-21 June 2025

     DIV’ARTS projection, Evry-Courcouronnes, France (26 July 2025)

     MADRIFF - Madrid Indie Film Festival, Madrid, Spain (Date TBC

    Pour suivre Alexandre Athané :

    -Site internet : https://thesingingplantcompany.com

    - Sur Instagram : @thesingingplant_company, @alexandre_athane

  • Critique de À BICYCLETTE de Mathias MLEKUZ

    cinéma, film, critique, A bicyclette, critique de À BICYCLETTE de Mathias MLEKUZ, Philippe Rebbot, festival d'Angoulême,

    Selon Chopin, « La simplicité est la réussite absolue. Après avoir joué une grande quantité de notes, toujours plus de notes, c'est la simplicité qui émerge comme une récompense venant couronner l'art. »

    Il en va des films comme des idées, des musiques et des chansons : les plus simples en apparence sont souvent ceux qui touchent droit au cœur et imprègnent la mémoire. Atteindre la simplicité est ainsi toujours le fruit d’une alchimie presque magique, comme celle qui irise ce film.

    Simple, le pitch de ce film l’est aussi… Mathias (Mathias Mlekuz) propose à son meilleur ami Philippe (Philippe Rebbot) un road trip à bicyclette, de l’Atlantique à la mer Noire, de La Rochelle à la Turquie. Ce trajet, c’est celui qu’avait entrepris Youri, le fils de Mathias, en 2018, avant de disparaitre tragiquement, en septembre 2022. Youri avait écrit un livre illustré à partir de ce voyage, ce qui permet aux deux compères de retrouver les endroits précis par lesquels ce dernier était passé.

    Le film a récolté une avalanche de prix. À Angoulême : les Prix du Public, de la Mise en scène et de la Musique. À Valenciennes, le Prix du Public et le Prix d'interprétation masculine. Aux Rencontres de Cannes, le Prix du Public et le Grand Prix. Aux Œillades d’Albi, le Prix du Public… Le film approche des 350000 entrées : un succès mérité.

    Il s’agit du deuxième long-métrage réalisé par le comédien Mathias Mlekuz. Son premier long-métrage, Mine de rien, avec Arnaud Ducret et Philippe Rebbot, était sorti en février 2020 et avait obtenu le prix du public au Festival de l’Alpe d’Huez.

    J’aime penser que les films dialoguent entre eux. Je vous parlais récemment de ce dernier plan bouleversant de La Cache de Lionel Baier (actuellement à l’affiche, que je vous recommande également) qui rappelle la fin du film Les Temps modernes de Chaplin. Lucky, le petit fox qui accompagne Mathias et Philippe (avec son costume à la fois gaiment décalé et en adéquation avec la solennité simple de l'instant, paradoxale), véritable personnage du film, qui contribue souvent au burlesque et à la tendresse des scènes, m’a fait songer à Une vie de chien, le film de 1918 de Chaplin.

    cinéma, film, critique, A bicyclette, critique de À BICYCLETTE de Mathias MLEKUZ, Philippe Rebbot, festival d'Angoulême,

    Il y a en effet du Chaplin dans ces deux-là, avec leurs rires au bord des larmes et leurs larmes au bord du rire, et leur politesse du désespoir. Youri était d’ailleurs clown, et avec une touchante modestie, les deux amis s’initient à cet art en jouant dans des écoles où le jeune homme était lui-même passé.

    Seuls le discours du début du film (où se retrouvent tous ceux qui étaient présents lors du départ de Youri pour son périple, cette fois réunis pour le départ du voyage de son père avec son ami) et le texte de l’autre fils de Mathias, Josef (un magnifique texte envers qui clôt le film) étaient écrits. Une scène à Vienne, absolument désopilante, a aussi été improvisée avec une comédienne, Adriane Grządziel. L’humour permet d’alléger la gravité du propos. L’ombre solaire de Youri plane constamment sur le film, et le chagrin contre lequel luttent les deux amis s’insinue dans chaque sourire, chaque conversation, et chaque silence complice, sans que le film soit larmoyant.

    Entre leurs colères, leurs méditations sur la vie et la mort, les larmes de l’un et de l’autre, Philippe et Mathias forment un duo (ou plutôt un trio, avec leur irrésistible compagnon à quatre pattes) particulièrement attachant, entre l'Autriche, la Hongrie, la Roumanie et la Turquie. Avec eux, nous embarquons nos propres chagrins, pour puiser de la vitalité dans ce périple initiatique, de la force d’avancer. Ce film c’est « mettre de la vie dans la mort » comme le dit Mathias. La tendresse du regard qu’il porte sur son ami Philippe (et réciproquement) et sur la vie illumine tout le film. Avec eux, nous avons envie de voir des Y partout, des signes de la vie malgré la mort.

    Si l’entreprise était artisanale, le résultat est indéniablement professionnel. L’équipe technique était ainsi composée de cinq personnes : un chef opérateur (Florent Sabatier) -le film est baigné d’une lumière qui irradie de et la vie-, un cadreur (Emmanuel Guimier), un ingénieur son (Gildas Prechac), un assistant mise en scène (Julien Houeix) et un régisseur général (Dimitri Billecocq). Trois caméras et six néons ont été utilisés pour réaliser à chaque fois une seule prise, longue.

    La musique de Pascal Lengagne accompagne ce fragile équilibre, irriguant le film de douceur et de dépaysement avec même quelques incursions dans le jazz manouche, la musique grecque ou arabe, accompagnant leur voyage. Le montage de Céline Cloarec apporte du rythme, mais laisse toujours à l’émotion le temps de s’installer sans jamais nous kidnapper.

    Ce film inclassable, faussement léger, est à la fois joyeux et triste, sincère et pétri d'imaginaire, personnel et universel, spontané et maîtrisé, drôle et douloureux, tendre et burlesque, entremêlant la cruauté et la beauté de la vie, sa fragilité et sa puissance. Une ode à l’amitié, la vie, l’instant présent qu’il faut tenter d’embrasser de toutes nos forces, envers et contre tout. Le portrait de deux amis mais aussi d’un jeune homme dont les blessures muettes parcourent tout le film qui est la plus belle et la plus singulière des manières de lui rendre hommage, et de le faire revivre. Le film est baigné d’une mélancolie lumineuse, auréolé ainsi de sa présence protectrice. C’est poignant et réconfortant, beau et bouleversant, tout simplement.

  • Critique de LUMIÈRE, L’AVENTURE CONTINUE ! de Thierry Frémaux (au cinéma le 19 mars 2025)

    cinéma,lumière,l'aventure continue,thierry frémaux,critique,film,critique de lumière,l'aventure continue de thierry frémaux,cinémathèque française,institut lumière,frères lumière,louis lumière,cinématographe

    « Le cinéma est un mélange parfait de vérité et de spectacle. » Cette citation de François Truffaut résume parfaitement ce qu’était déjà le cinéma à ses origines, lors de la première projection publique payante qui eut lieu dans le Salon Indien du Grand Café, à Paris, le 28 décembre 1895. Dès cette première projection, il était évident que Lumière n’était pas uniquement un inventeur mais aussi un cinéaste, et que le cinéma n'était pas simplement le reflet d’une réalité, mais aussi un spectacle, une vérité légèrement mensongère, une écriture singulière. Lumière ne filmait pas seulement le mouvement, il l’écrivait déjà. Telle est d’ailleurs la signification du substantif Cinématographe, « écrire le mouvement ».

    Avant-hier, je vous parlais de la projection en copie restaurée de Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson au cinéma Le Champo, une séance dont je suis ressortie émerveillée. Par le film. Sublime et douloureux, comme l’amour qu’il dépeint dans un Paris exhalant une séduisante nostalgie : le récit de quatre soirées aux accents d’éternité. Mais aussi par ce plaisir incommensurable et intact que me procure toujours la salle de cinéma. Lieu demeuré depuis l’enfance ainsi : rassurant et exaltant. Refuge les jours de tempête et complice les jours de soleil. Ces digressions pour vous dire que c’est cela que m’évoque d’abord cette projection de Lumière, l’aventure continue !. Un émerveillement permanent. Une joie enfantine et irrépressible : les puissantes réminiscences des premières émotions suscitées par la salle de cinéma. 

    Pourquoi allons-nous au cinéma ? Pour de multiples raisons dont celles précitées mais aussi pour celle-ci, évoquée dans le documentaire par Thierry Frémaux : « Lumière envoie ses opérateurs filmer ce qui ne leur ressemble pas. Le cinéma, au fond, n’aura jamais fait que ça. Il me dit qui je suis et il me dit qui sont les autres. »  Se connaître soi-même et connaître les autres…

    Alors que, entre les réseaux sociaux et les chaines d’information en continu, un flux permanent d’images et d’informations capture notre regard, ce formidable documentaire nous réapprend à le (re)poser.

    cinéma,lumière,l'aventure continue,thierry frémaux,critique,film,critique de lumière,l'aventure continue de thierry frémaux,cinémathèque française,institut lumière,frères lumière,louis lumière,cinématographe

    Le 17 mai 2015, à Cannes, j’avais eu le plaisir de voir le précèdent documentaire de Thierry Frémaux (directeur de l’Institut Lumière de Lyon, délégué général du Festival de Cannes depuis 2007, fondateur du Festival Lumière de Lyon, auteur également, notamment récemment de Rue du Premier-Film), déjà consacré aux films des frères Lumières, intitulé Lumière ! L’aventure commence. Cette projection avait eu lieu dans le si bien nommé et plus que jamais à-propos Grand Théâtre Lumière. Quel bonheur cela avait été d’entendre une salle (Lumière) rire éperdument devant les images des frères Lumière…120 ans plus tard. C’était en effet à l’occasion des 120 ans du Cinématographe que leurs films restaurés avaient été projetés aux festivaliers, le tout avec les commentaires érudits, inénarrables et passionnés de Thierry Frémaux, avec la traduction (qui l’était tout autant) de Bertrand Tavernier. Un film de 93 minutes, en réalité un montage de 108 films restaurés réalisés par Louis Lumière et ses opérateurs entre 1895 et 1905 : des célébrissimes Sortie des usines, L’Arroseur arrosé (la première fiction de l’Histoire cinéma) à des films aussi méconnus qu’étonnants, cocasses, maîtrisés avec, déjà, les prémices du langage cinématographique, du gros plan au travelling, un véritable voyage qui nous avait emmenés dans les origines du cinéma mais aussi sur d’autres continents et qui avait suscité l’hilarité générale mais aussi l’admiration unanime devant des films d’une qualité exceptionnelle démontrant à tous à quel point déjà les Lumière pratiquaient et maîtrisaient l’art de la mise en scène et qu’il s’agissait bien là de fictions et non de simples documentaires. Le tout sublimé par la musique de Camille Saint-Saëns. Un moment de rare exultation cinéphilique, en présence de nombreux « frères du cinéma » comme l’avait ce jour-là souligné Thierry Frémaux : Taviani, Coen, Dardenne mais aussi Claude Lanzmann, Claude Lelouch…, parmi un prestigieux parterre d’invités. Lumière ! L’aventure commence sortit au cinéma le 25 janvier 2017 dans 45 salles en France, totalisant plus de 135 000 entrées et plus encore dans le monde entier (le film a été vendu dans plus de 33 pays),

    Le souvenir de cette déclaration d’amour au cinéma, du moment qui en est indissociable (parce que c’est cela aussi le cinéma, des souvenirs de fiction qui s’entremêlent à ceux de notre réalité) est resté gravé. J’attendais donc avec impatience de retrouver cette « vérité » envoûtante et ce « spectacle » étourdissant.

    Disons-le d’emblée : l’émotion fut de nouveau au rendez-vous. Cela commence par un bateau qui fend les flots. Attachez vos ceintures, c’est le début d’un voyage d’une vertigineuse beauté.

    Comme le précise le synopsis, « grâce à la restauration de plus de 120 vues Lumière inédites, le film nous offre le spectacle intact du monde au début du siècle et un voyage stimulant aux origines d’un cinéma qui ne connait pas de fin. » Sorties d’usine Productions et l’Institut Lumière proposent ce nouveau « film Lumière », réalisé par Thierry Frémaux et produit par Maelle Arnaud. À nouveau, ce sont les films Lumière qui composent entièrement ce long-métrage (à l’exception de la fin signée Coppola, surtout restez jusqu’au générique, que je vous laisse découvrir). Le film est découpé en onze chapitres, précédés d’un prologue et suivis d’un épilogue. Il nous rappelle d’abord les origines historiques du cinéma. Ainsi, tandis que « Thomas Edison et les autres inventeurs réfléchissent à un format, Lumière trouve une forme, et même davantage : un langage poétique, une pratique sociale. » Et il nous emporte ensuite dans un périple palpitant, une cavalcade d’émotions et de ravissements.

    cinéma,lumière,l'aventure continue,thierry frémaux,critique,film,critique de lumière,l'aventure continue de thierry frémaux,cinémathèque française,institut lumière,frères lumière,louis lumière,cinématographe

    Le montage est constitué de 120 films inédits et nouvellement restaurés de 50 secondes. Les Lumière ont produit plus de 1400 films (et environ 1000 supplémentaires, dits « hors catalogue »), entre 1895 et 1905. Sur les 1428 référencés dans leurs différents catalogues, 1422 ont été retrouvés et conservés. Les négatifs de ces films sont principalement détenus par l’Institut Lumière, la Cinémathèque française et la Direction du patrimoine cinématographique du CNC, et sont conservés par cette dernière, après le recensement et le rassemblement de l’œuvre Lumière initiés à l’occasion du centenaire du cinéma en 1995.  Actuellement, ce sont 300 nouvelles restaurations 4K qui sont en cours, supervisées par Maelle Arnaud et Thierry Frémaux, et effectuées au laboratoire l’Immagine Ritrovata (Bologne, Italie).

    La restauration est absolument époustouflante ! Ces films sont d’une beauté sidérante. D’une inventivité éblouissante, aussi. Tout y est déjà. Des chevauchées fantastiques qui préfigurent celles, magistrales, des films de John Ford, sans rien avoir à leur envier. Des plans de repas d’une famille japonaise qui nous font songer à Ozu. Des scènes burlesques qui pourraient venir d’un film de Keaton ou de Chaplin. Des scènes néo-réalistes qui pourraient être empruntées à Visconti.

    L’ingéniosité des Lumière, leur curiosité, leur imagination et leur audace sautent aux yeux, et prouvent à quel point Louis Lumière fut un cinéaste génial, inventif et précurseur (Auguste réalisa un seul film, présent dans la sélection, dont la magnificence picturale nous fait regretter qu’il n’en ait pas mis en scène davantage). C’est absolument fascinant.

    cinéma,lumière,l'aventure continue,thierry frémaux,critique,film,critique de lumière,l'aventure continue de thierry frémaux,cinémathèque française,institut lumière,frères lumière,louis lumière,cinématographe

     Le texte ne se contente pas d’être didactique, il est mélancolique, facétieux, mélodieux, poétique même parfois, suscitant des questionnements philosophiques, interrogeant le rôle et la place du cinéma mais aussi ceux du spectateur. Plus qu’une déclaration, c’est aussi une réflexion sur le cinéma, son passé, et son avenir, 130 ans après son invention.

    C’est aussi un voyage sensoriel, à travers les continents, par le truchement d’images d’une étonnante modernité. La puissance du cinéma est déjà là, exacerbée par la musique issue de l’œuvre de Gabriel Fauré, qui, comme Camille Saint-Saëns précédemment pour Lumière ! L’aventure commence est contemporain de Louis et Auguste Lumière. Ce film en lui-même n’est pas une simple compilation d’images. Il est aussi démonstration de ce qui contribue à la force évocatrice et émotionnelle du cinéma : les mots (dialogue ou voix off, ici), la musique, le point de vue du cinéaste, et le montage.

    Le montage est en effet absolument admirable, signifiant, réalisé par Jonathan Cayssials, Simon Gemelli avec Thierry Frémaux. Tous ces films, ainsi agencés, nous montrent à quel point Lumière et ses opérateurs questionnaient déjà la mise en scène, réfléchissaient déjà à l’endroit où devait se placer la caméra (la force de la plongée est déjà là, flagrante), possédaient un univers et un regard. Ce sont déjà des tableaux en mouvements, des plans organisés, des acteurs qui (sur)jouent…

    La date de sortie du film, le 19 mars 2025, n’est pas anodine puisque ce jour-là cela fera 130 ans que, rue Saint-Victor à Lyon, Louis Lumière a posé son Cinématographe pour la première fois pour réaliser le premier film de l'Histoire du cinéma,  Sortie d’Usine. 2000 « vues » suivront.

    Ce film aurait pu aussi s’intituler « Éloge de la beauté et de la force du cinéma » tant il nous rappelle à quel point aller au cinéma signifie aller à la rencontre d’un univers, d’une émotion, des autres, de soi-même, à quel point cet art si jeune recèle et suscite d’émotions et de réflexions, à quel point il est aussi personnel que collectif, physique qu’émotionnel. Essentiel. Et à quel point il fut tout cela dès ses origines.

    « Je ne veux parler que de cinéma, pourquoi parler d’autre chose ? Avec le cinéma on parle de tout, on arrive à tout » disait Godard. Ce film est la parfaite démonstration de cela, celle d’une « fenêtre ouverte sur le monde ».

    Ces restaurations extraordinaires et inédites forment un patrimoine universel unique, un trésor incomparable.

    cinéma,lumière,l'aventure continue,thierry frémaux,critique,film,critique de lumière,l'aventure continue de thierry frémaux,cinémathèque française,institut lumière,frères lumière,louis lumière,cinématographe

    Après cette projection, tout comme en 2017 j’étais ressortie du Grand Théâtre Lumière, titubant presque, j’ai quitté le cinéma Le Balzac, ivre : ivre d’une joie de cinéma. Avec en tête, des centaines d’images qui ne se dissiperont pas dans un flux continuel d’images vaines et hypnotiques mais qui imprègneront et imprimeront ma mémoire.  Des images qui ne m'ont pas capturée mais qui m'ont captivée. Comme ces plans dont la richesse et la beauté de la composition sont stupéfiantes. Comme le flux et le reflux de la mer, ce « présent éternel ». Ces bébés qui se chamaillent. Ce cheval d’une majesté à couper le souffle. Ces soldats poursuivis par la poussière. Ces enfants acrobates. Ces comédies et ces drames, reflets de nos propres joies et de nos propres peines. Et cette sortie d’usine décryptée, que nous connaissons tous mais qui recèle encore ses secrets et, plus que jamais, son pouvoir de fascination (là aussi réminiscences, souvenirs d’un festival Lumière de Lyon : chaque année un cinéaste tourne à nouveau cette scène, cette année-là ce furent Almodovar, Dolan et Sorrentino, image personnelle ci-dessous).

    cinéma,lumière,l'aventure continue,thierry frémaux,critique,film,critique de lumière,l'aventure continue de thierry frémaux,cinémathèque française,institut lumière,frères lumière,louis lumière,cinématographe

    Le 19 mars 2025, amoureux du cinéma, partez pour la plus enthousiasmante des aventures qui dure depuis 130 ans ! Enivrez-vous d’images, de mots et de musique. Une valse émotionnelle qui vous fera chavirer de bonheur, d’émotion et d’émerveillement vous attend. En résumé : la magie du cinéma. Celle qui repousse « l’absolu de la mort ». Celle qui nous laisse les yeux écarquillés comme des enfants qui découvrent le monde, un monde (et qui, à la fin, taperaient des pieds pour en réclamer "encore, encore !"). Comme les premiers spectateurs du 28 décembre 1895. Si vous aimez le cinéma, vous ne pourrez qu’être éblouis par ce film qui montre que, dès ses origines, il était un jeu avec la vérité, une écriture en mouvement et un art à part entière. Du grand art, comme ce film passionnant qui lui rend le plus vibrant et émouvant des hommages.

    À noter : 1. En 2025, le cinéma aura 130 ans. 2025 sera l’année de célébration des 130 ans du Cinématographe Lumière. Portée par l’Institut Lumière (Lyon), légataire de l’héritage d’Auguste et Louis Lumière, cette célébration sera composée de nombreux temps forts, et se déclinera dans plusieurs domaines, avec comme point d’orgue la sortie en salles du film événement Lumière, l’aventure continue. Réalisé par Thierry Frémaux, le film sortira le 19 mars, jour de tournage du premier film par Louis et Auguste Lumière, Sortie d’usine. Au printemps, un site sera lancé pour donner à voir au monde l’œuvre unique des Lumière. À l’automne, la réédition du travail de Bernard Chardère sur la famille Lumière, ainsi que l’édition d’un catalogue complet des films de la société A. Lumière et fils, compléteront cet anniversaire.

    2. Pour poursuivre ma digression, Quatre nuits d'un rêveur a totalisé plus de 7000 entrées en une semaine. Il sera à l'affiche de nouveaux cinémas cette semaine. Ne le manquez pas.

  • Critique de LA CACHE de Lionel Baier (au cinéma le 19 mars 2025)

    la cache,film,critique,lionel baier,michel blanch,berlinale

    La Cache, le dernier long-métrage du cinéaste Lionel Baier (La Vanité, La Dérive des continents…), a été sélectionné au Festival international du film de Berlin, qui se déroulera du 13 au 23 février 2025, il figure parmi les films en compétition de cette 75ème Berlinale. Ce film qui est le dernier tourné par Michel Blanc (et qui vaut le déplacement pour cela, mais pas seulement) est librement inspiré du livre éponyme de Christophe Boltanski, publié chez Stock, qui avait obtenu le prix Femina en 2015. Le film sortira en salles en France le 19 mars.

    Le roman de Christophe Boltanski est le récit de l’histoire vraie de la famille de l’auteur à travers celle de l’appartement de ses grands-parents. Le film, qui est une adaptation très libre du roman, se focalise sur une période particulière, celle du mois de mai 68 et de ses évènements. L’article plasticien Christian Boltanski, oncle de Christophe, organise alors sa première exposition. Le scénario ingénieux et facétieux (coécrit par Catherine Charrier et Lionel Baier) entremêle alors le livre et l’imaginaire du réalisateur.

    Christophe, alors âgé 9 ans (Ethan Chimienti), vit ces événements de mai 68, chez ses grands-parents, dans l’appartement familial à Paris, entouré de ses oncles et de son arrière-grand-mère, la fantasque « Arrière-pays » (Liliane Rovère) dont la chambre est une sorte de condensé épique de ses réminiscences d’Odessa d’où elle est originaire, et un refuge ludique pour le petit garçon, tandis que l’oncle Christophe inaugure sa première exposition. Christophe, lui, est persuadé qu’un chat se cache dans les entrailles de la maison. Dans cet appartement à leur image, fantasque, tous bivouaquent autour d’une mystérieuse cache, qui révèlera peu à peu ses secrets…

    Dans la réalité, l’auteur du livre n’avait que cinq ans au moment des événements de mai 68. Il se souvient des affiches pour l’exposition de son oncle Christian qui s’intitule La vie impossible de Christian Boltanski. Il passe beaucoup de temps dans l’appartement de ses grands-parents, rue de Grenelle où ses parents le déposent lorsqu’ils partent militer (contre la guerre en Algérie ou au Vietnam). Il deviendra grand reporter… Cet appartement est le lieu central du film.

    Dès les premières scènes, dont l’une dans le cabinet du médecin (Père-grand, incarné par Michel Blanc) : le ton est donné. Espiègle. Fantaisiste. Tendre. Joyeusement décalé et anticonformiste. Teinté de mélancolie. D’emblée, il émane de ces personnages de cette histoire une douce tristesse sous le masque de l’humour, mais aussi un charme et une étrange émotion qui font que les larmes ne sont jamais bien loin.

    ​Chaque personnage « existe » (au premier rang desquels l’appartement qui semble respirer) si bien que nous avons l’impression d’entrer dans cette famille pleine d’amour et de secrets dont Mère-grand (Dominique Reymond) est le pilier. À l’extérieur, Christophe doit l’appeler « ma tante ». Elle fait preuve d’une autorité relative devant ce petit garçon irrésistible, et traverse Paris tant bien que mal en ces temps troublés, dans une voiture aux allures singulières et cartoonesques. Atteinte d’une poliomyélite, elle est soignée par son mari, l’amour et la complicité qui les unissent sautent aux yeux. Elle passe son temps à enregistrer des témoignages de Français précaires dans des terrains vagues, dans sa voiture improbable. Il y a aussi grand-oncle (William Lebghil), le linguiste, et le père (Adrien Barazzone), et la mère (Larisa Faber)…

    Les événements de ce mois particulier qui ont exacerbé les passions françaises, vingt-trois ans après la fin de la guerre, ravivent ainsi d’autres tensions, faisant ressurgir les blessures toujours à vif du passé. La cache se révèle alors comme antre protecteur. Et l’émotion sous-jacente qui les relie et nous étreint mystérieusement (scène d’une « perquisition » qui soudain fait exploser les souffrances du passé) révèle alors son origine, bouleversante, nichée dans cette cache qui sauva la vie de Père-grand et qui, vingt-trois ans plus tard, le 29 mai 1968, sera le lieu d’un face-à-face des plus incongrus. En ces temps inquiétants de terrible résurgence d’antisémitisme, ce film rappelle aussi que les plaies du passé sont toujours saillantes, prêtes à ressurgir, nichées dans les recoins de la mémoire comme elles le sont dans ceux de cet appartement. La Cache, c’est aussi cela, une Histoire invisible, mais toujours là, un passé qui obscurcit le présent, comme ce chat fantomatique qui se nourrit en cachette, comme ces voisins grincheux et antisémites qui ne cessent d'épier la famille du petit Christophe.

    La dernière image du film est absolument bouleversante. Elle rappelle celle des Temps modernes de Chaplin, mais surtout que ce voyage et ce film furent les derniers d’un acteur magistral qui révèle ici une fois de plus toute la profondeur de son jeu entre inquiétude, mélancolie et tendresse (-re-voyez Monsieur Hire de Patrice Leconte, et cette scène inoubliable, quand la prétendue laideur d’un visage sculpté dans la blancheur devient beauté implacable et poignante par la force des mots et de son jeu, ou quand deux mains qui se frôlent sont plus palpitantes qu’une course-poursuite).

    Vous l’aurez compris, je vous recommande ce film, doux-amer, aussi profond qu’il semble léger, peut-être à l’image de l’acteur dont le dernier plan est, comme l’un et l’autre, d’une élégance saisissante.

    Lien permanent Imprimer Catégories : CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2025 Pin it! 2 commentaires
  • Critique - LE SYSTÈME VICTORIA de Sylvain Desclous (au cinéma le 5.03.2025)

    cinéma, critique, film, Le Système Victoria, Sylvain Desclous, Jeanne Balibar, Damien Bonnard, Eric Reinhardt

    Le Système Victoria, le nouveau long-métrage de Sylvain Desclous qui sortira au cinéma le 5 mars 2025, deux ans après le palpitant De Grandes espérances, fut présenté au Festival du Film Francophone d’Angoulême 2024 et au Festival du Film du Croisic 2024. Des sélections dans ces festivals sont déjà un gage de qualité comme je vous le disais récemment pour cet autre film, toujours à l’affiche, que je vous recommande également.

    Le Système Victoria est une adaptation du roman éponyme d’Éric Reinhardt publié en 2011 chez Stock.

    De François Truffaut à Nicole Garcia, nombreux sont les cinéastes à avoir exploré le thème de la passion amoureuse au cinéma qui devient alors un moteur de « destruction » ou de construction pour les personnages, alors sous son emprise. Moteur de destruction, elle l’est ici au sens propre…

    David (Damien Bonnard) est en effet directeur de travaux, à la tête du chantier d’une grosse tour en construction à La Défense. Retards insurmontables, pressions incessantes et surmenage des équipes : il ne vit que dans l’urgence. Lorsqu’il croise le chemin de Victoria (Jeanne Balibar), ambitieuse DRH d’une multinationale, il est immédiatement séduit par son audace et sa liberté. Entre relation passionnelle et enjeux professionnels, David va se retrouver pris au piège d’un système qui le dépasse. Le système Victoria, donc.

    Anatole France écrivit que « L'attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions. » Sans doute est-ce ainsi que nous pouvons justifier l’aveuglement du personnage principal qui ne cesse de flirter avec ce qui met sa vie privée et professionnelle en péril, se laissant dévorer par la passion qui le lie à l’énigmatique Victoria, qui surgit comme par magie dans sa vie (David ne se questionne jamais réellement sur cette apparition miraculeuse), une passion charnelle dans laquelle il semble expurger les frustrations provoquées par son travail qui le confronte au mépris et à la déshumanisation.

    C’est d’ailleurs ainsi que cela commence, par des plans en contreplongée de cette grande tour menaçante, dominatrice, accompagnée d’une musique oppressante et de bruits anxiogènes. Déjà, une menace insidieuse plane. L’urgence qui l’accompagne ne cessera de régner sur ce film, haletant de la première à la dernière seconde, et sur le quotidien de David. D’emblée, l’angoisse qui étreint David est ainsi mise en scène. David est en plus séparé de la mère de sa petite fille, c’est la course contre la montre pour lui acheter une peluche pour son anniversaire : une scène aussi captivante qu’une course-poursuite lors de laquelle il chercherait à échapper à la mort. C’est pire ici peut-être, c’est à la mort de la considération dans les yeux de sa fille qu’il essaie d’échapper.

    Dans son travail, David se retrouve face à des objectifs irréalisables pour respecter les délais de la construction que lui impose un commanditaire obséquieux qui le traite avec un dédain d’une rare violence. Dans ces conditions, l’estime que lui porte Victoria va le galvaniser (architecte talentueux, il a dû abandonner ses ambitions d’architecte indépendant pour raisons financières), le porter à se transcender et à adopter les méthodes dont il était victime et qu’il condamnait jusqu’alors. Avec pour seul objectif de terminer la tour à temps, il devient lui aussi brutal, intraitable, inique.

    Les scènes de miroir qui jalonnent le film évoquent clairement cette dualité de chacun des deux personnages, a fortiori Victoria avec son phrasé singulier et sa voix envoûtante et inquiétante : double, manipulatrice, mystérieuse, follement libre, scandaleuse, impertinente. Fascinante. En tout cas pour David qui a dix ans de moins et une position sociale inférieure. Damien Bonnard, face à l’élégance trouble et à l’audace insolente remarquablement incarnées par Jeanne Balibar, est parfait en « homme ordinaire placé dans une situation extraordinaire », comme l’aurait qualifié Hitchcock. Cette dichotomie se retrouve aussi dans les sons (contraste entre les atmosphères ouatées dans le cadre desquelles ils se retrouvent et la cacophonie de la construction).

    À leurs côtés figurent d’excellents rôles secondaires, à commencer par celui incarné par Cédric Appietto qui joue le rôle de l’ex-beau-frère de David, Dominique, sensible et écorché, qui lui voue une admiration flagrante, visiblement sans recevoir l’attention qu’il mériterait en retour.

    Dans le rôle du mari de Victoria, il est cocasse de retrouver Éric Reinhardt, qui est donc ici doublement démiurge : de l’histoire…et du rôle de Victoria. La mise en abyme est filée comme le serait une métaphore puisque le journaliste littéraire François Busnel incarne l’amant éconduit de Victoria.

    Nous retrouvons ici des thématiques (notamment le désir d’ascension sociale, des personnages pris dans un engrenage) et une atmosphère suffocante qui rappellent celles du précédent film de Sylvain Desclous, De Grandes Espérances dans lequel Madeleine (Rebecca Marder), brillante et idéaliste jeune femme issue d'un milieu modeste, prépare l'oral de l'ENA dans la maison de vacances d'Antoine (Benjamin Lavernhe), en Corse avant que, le matin, sur une petite route déserte, le couple se trouve impliqué dans une altercation qui tourne au drame.

    Grâce à son rythme soutenu, un travail sur le son remarquable, une musique originale prenante composée par Florencia Di Concilio, deux comédiens, Bonnard (Les Intranquilles, Le Sixième enfant, Les Misérables, Trois Amies) et Balibar (Boléro, Les Illusions perdues, Barbara, Sagan…) intenses, vous ne verrez pas passer le temps et plongerez avec David dans le gouffre sombre des illusions avant, peut-être, de retrouver la lueur du dehors et de la raison…