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IN THE MOOD FOR CINEMA - Page 39

  • Critique - LES CHOSES HUMAINES de Yvan Attal

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    Présenté en clôture du dernier Festival du Cinéma Américain de Deauville (dans le cadre duquel je l’ai découvert) et à la Mostra de Venise (hors compétition) « Les choses humaines » est l’adaptation du roman éponyme de Karine Tuil couronné du prix Interallié et du Goncourt des lycéens. Ce fut pour moi le film marquant de cette 47ème édition du Festival de Deauville et sans aucun doute un des meilleurs films de cette année.

    Alexandre (Ben Attal) étudiant à Stanford, issu d’une famille aisée, est le fils unique de Jean Farel (Pierre Arditi), un journaliste politique influent et de Claire (Charlotte Gainsbourg), une essayiste connue pour ses engagements féministes. Alexandre est de passage à Paris pour voir ses parents désormais séparés. Un soir, il passe dîner chez sa mère et son nouveau compagnon, Jean (Matthieu Kassovitz). Ce même soir, la fille de Jean, Mila (Suzanne Jouannet), issue d’une famille plus modeste, juive orthodoxe, accompagne Alexandre à une soirée. Le lendemain, la police débarque chez le père d’Alexandre où ce dernier séjourne. Mila accuse le jeune homme de l’avoir violée lors de la soirée précédente. Un avocat commis d’office (interprété par Benjamin Lavernhe) lui est attribué.

    Ce film est prenant de la première à la dernière seconde. La première, c’est Alexandre qui débarque à l’aéroport et qui, plein de sollicitude apparente, aide une femme avec sa valise. La dernière, c’est le visage face caméra de la victime. Entre les deux, 2h18 passionnantes qui permettent au spectateur de se forger une opinion. Le fait de société est traité tel un thriller, y compris dans sa réalisation, nerveuse, surtout dans les deux premières parties, épousant notamment le rythme de vie trépidant d’Alexandre qui semble tout « dévorer », vivre à perdre haleine. Le film se divise ainsi en trois parties : « Lui », « Elle », « Le Procès ». Les deux premières sont consacrées successivement aux deux protagonistes. Le spectateur est ainsi invité à connaître et comprendre chacun d’eux. La troisième est consacrée aux plaidoiries.

    Parce que les « choses humaines » ne sont ni manichéennes ni simples, l’intérêt du film est de les disséquer dans toute leur complexité. Y a-t-il une seule vérité ? L’innocence n’est-elle qu’une question de point de vue ? La violence est-elle un fait incontestable ou bien une question de ressenti ? À partir de quand peut-on considérer qu’il y a consentement ou qu’il est bafoué ?

    La troisième partie consacrée au procès aurait pu être rébarbative surtout que le cinéma nous en a tant donné à voir qu’il est difficile de croire que cela puisse encore être surprenant, inventif et captivant.  Et pourtant… Et pourtant, le spectateur est suspendu à chaque mot prononcé lors de ce procès, chaque parole constituant alors un indice sur la réalité des faits. Comme dans « La Fille au Bracelet » de Stéphane Demoustier, le tribunal devient le lieu de l’action et pas seulement de la parole. Yvan Attal cite en référence « 12 hommes en colère » de Sidney Lumet. De la même manière, le spectateur se retrouve immergé au cœur du procès, à se demander quelle aurait été sa réaction s’il avait dû juger en toute impartialité et s’il y serait parvenu. Sans aucun doute un des procès les plus passionnants qu’il m’ait été donné de voir au cinéma.

    Le scénario, particulièrement solide et habile, n’élude aucun personnage et c’est aussi ce qui constitue la richesse de ce film. Ce qu’on apprend des personnes qui gravitent autour des deux protagonistes permet aussi d’appréhender les faits sous un éclairage différent et de mettre en lumière les personnalités de la victime et de l’accusé. Alexandre a ainsi une mère féministe (bouleversante Charlotte Gainsbourg). Peut-on imaginer que son comportement soit ainsi à l’opposé des discours de sa mère ? Certes, mais son père (incarné par Pierre Arditi, remarquable) se conduit avec les femmes comme il se conduit dans son métier, avec cynisme, condescendance, domination. La scène avec sa stagiaire lors de laquelle il se conduit avec une répugnante obséquiosité et avec une désinvolture consternante est édifiante.

    Il n’y a pas non plus le cruel accusé et la gentille victime. Il y a surtout deux mondes qui s’affrontent. Deux perceptions de la réalité. Pour Alexandre « elle était consentante ». Pour son père même « c’est sûrement une folle. » Alexandre, c’est le fils arrogant, touchant même parfois, mais qui vit dans un milieu où la séduction n’existe pas vraiment, si ce n’est comme un jeu de faux-semblants dans lequel aucune des deux parties n’est censée être dupe de la finalité. Un monde où l’interdit et l’hésitation n’ont pas leur place. D’ailleurs avec son ex-petite amie (forte et ambitieuse, très différente de Mila) la relation était une passion violente, et celle-ci prendra sa défense au procès. Il ne semble ainsi envisager les rapports avec les femmes que sous cet angle.  Les rapports hommes/femmes ne sont que des rapports de force dont l’issue ne laisse pas de places au doute ou au refus. Dans le milieu d’Alexandre, on banalise des comportements au mieux désinvoltes et égoïstes, au pire brutaux. Il appartient à un univers social qui maîtrise des codes qui ne sont peut-être pas ceux de Mila. Un univers dans lequel tout s’achète et tout s’obtient. Un monde sans barrières. Sans obstacles. Sans refus envisageable. Il suit le modèle de son père qui ne considère pas vraiment les femmes si ce n’est comme l’objet de la satisfaction de son plaisir. Un objet, comme les autres, dont on s’empare et qui s’oublie aussitôt en attendant le suivant.

    Mila vient d’une famille juive croyante et pratiquante, d’un milieu plus modeste, plus mesuré, moins exubérant. Elle n’est d’ailleurs que l’enjeu d’un pari entre copains lors d’une soirée sous l’effet de substances diverses. Mila se contredit par ailleurs plusieurs fois quant à la contrainte qu’elle dit avoir subie. Elle dit avoir repoussé clairement Alexandre sans savoir non plus si elle le lui a réellement fait comprendre. La partie adverse laisse entendre qu’elle aurait aussi pu agir par vengeance, humiliée en découvrant que cette relation n’avait été que l’enjeu d’un pari. La scène du viol restera toujours hors champ, dans un local poubelles. Les minutes qui précèdent, Mila semble pourtant plus sous l’emprise que sous le charme d’Alexandre (même si le doute plane malgré tout, même si la frontière reste fragile) qui, lui, ne semble rien voir de la réaction apeurée qu’il provoque.

    Chacun semble donc avoir sa vérité. Alexandre paraît sincère quand il dit qu’il n’a peut-être pas perçu le refus de Mila. Mais si l’intention de nuire n’était pas là, son manque d’empathie (à laquelle le film nous invite au contraire, même à l’égard de l’accusé) et l’égoïsme de son comportement ne sont-ils pas tout aussi coupables ? Le ressenti de la victime n’est-il pas tout ce qui compte ? Sans doute, Mila, trop choquée pour y parvenir, n’a-t-elle pas réussi à faire comprendre qu’elle n’était pas consentante. Mais qu’elle ait ressentie cela comme un viol n’est-il pas tout ce qui compte ?

    Plus qu’un affrontement entre un homme et une femme, c’est donc l’affrontement entre deux mondes. L’arrangement financier proposé par le père d’Alexandre pour éviter un procès qui, selon lui, « risque de gâcher sa vie pour vingt minutes d’action » en témoigne violemment. De même, quand les policiers viennent chercher Alexandre au petit matin, il ne cesse de répéter : « Je ne sais pas de quoi vous parler, de qui vous parler. » « C’est forcément une erreur. »

    Les réactions des personnages sont comme elles le sont dans la vie, excessives ou mesurées, mais jamais caricaturales, aidées en cela par des dialogues particulièrement brillants, une réalisation au plus près de leurs visages et de leurs états d’âme, et un casting exceptionnel. En plus des acteurs précités, il faut nommer Mathieu Kassovitz, Audrey Dana, Benjamin Lavernhe, Judith Chemla. Et que dire de Suzanne Jouannet et de Ben Attal. Les deux révélations du film.  Leur criante justesse est pour beaucoup dans la crédibilité de l’ensemble. La première n’est jamais mièvre comme ce à quoi son rôle aurait pu la cantonner. Le deuxième est tour à tour exaspérant, presque attendrissant puis de nouveau irritant, et parfois tout cela en même temps. Le cataclysme que constituent l’accusation, l’arrestation puis le procès dans l’entourage est traité par petites touches subtiles, comme la relation entre la mère d’Alexandre et le père de Mila résumée en une scène dans un café, particulièrement émouvante, qui aurait eu toute sa place dans un film de Sautet qui affectionnait tant ces scènes de café, ces moments de non-dits, silences éloquents et dissonances.

    Ce film a presque inventé un genre, le thriller sociétal, qui dresse un tableau passionnant mais effrayant de notre société, dans laquelle des mondes se côtoient sans se comprendre, dans laquelle même dans l’ère post #Metoo des comportements inacceptables restent banalisés. Il questionne notre époque, et dans celle-ci le rapport à l’autre, à la vérité, au corps, à la sexualité. Il en est un instantané brillant et nuancé. Un film qui fait confiance à l’intelligence du spectateur à qui il appartiendra de se forger une opinion après ce plan de la fin et ce visage, poignant, qui pour moi apporte une réponse sur ces faits qu’Yvan Attal a eu la brillante idée de laisser hors champ. Mais pour chacun sans doute cette réponse sera-t-elle différente. Et là réside aussi le mérite de ce film :  susciter le débat sur la manière dont chacun perçoit les « choses humaines ». Et les restituer dans toute leur ambivalence. Un film qui m’a laissée bouleversée et KO comme au dénouement d’un thriller, palpitant.

    Ce film d’Yvan Attal a reçu le Chabrol d’or au dernier Festival du Film du Croisic. Un prix amplement mérité.

    En salles le 1er décembre 2021

  • Critique de AMANTS de Nicole Garcia

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    Amants est le neuvième long métrage de Nicole Garcia. L'idée du scénario vient du scénariste Jacques Fieschi avec qui elle collabore ici pour la neuvième fois. Je vous explique pourquoi il faut le voir avec quelques digressions sur d’autres films de Nicole Garcia que vous pouvez actuellement (re)voir à la Cinémathèque Française qui lui consacre une rétrospective jusqu’au 26 novembre.

    Pour son précédent film, Mal de pierres (2016), Nicole Garcia se penchait sur les méandres de la mémoire et sur la complexité de l’identité comme c’était déjà le cas dans le non moins passionnant Un balcon sur la mer. Nicole Garcia est une des rares cinéastes à savoir raconter des « histoires simples » qui révèlent subtilement la complexité des « choses de la vie ». L’écriture du scénariste de Claude Sautet n’y est certainement pas étrangère. Rarement un film avait aussi bien saisi la force créatrice et ardente des sentiments, les affres de l’illusion amoureuse et de la quête d’absolu que Mal de pierres. Un film qui sublime les pouvoirs magiques et terribles de l’imaginaire qui portent et dévorent, comme un hommage au cinéma. Un grand film romantique et romanesque. La caméra délicate et sensuelle de Nicole Garcia a su mieux que nulle autre transcender la beauté âpre de cette femme libre que Marion Cotillard incarne, intensément et follement vibrante de vie. La Barcarolle de juin de Tchaïkovsky et ce plan à la John Ford qui, de la grange où se cache Gabrielle, dans l’ombre, ouvre sur l’horizon, la lumière, l’imaginaire, parmi tant d’autres images, nous accompagnent bien longtemps après avoir vu ce film enfiévré. Un plan qui ouvre sur un horizon d’espoirs à l’image de ces derniers mots où la pierre, alors, ne symbolise plus un mal mais un avenir rayonnant, accompagné d’un regard qui, enfin, se pose et se porte au bon endroit. Un très grand film d’amour(s).

    Le fascinant premier plan d’Amants pourrait presque entrer en résonance avec celui-ci dont il est l’opposé : la caméra zoome sur deux corps entrelacés qui ne font qu’un, plongés dans le sommeil et l’obscurité. Des corps d’êtres endormis qui pourraient aussi être des corps sans vie…La tragédie est déjà annoncée, tapie dans l’ombre. Ces corps, ce sont ceux de Lisa (Stacy Martin) et Simon (Pierre Niney) qui s’aiment passionnément depuis leur adolescence. Simon subvient à leurs besoins en vendant de la drogue. Lisa suit une formation dans une prestigieuse école hôtelière. Un jour, alors que Simon se trouve avec Lisa chez un de ses « clients », celui-ci décède suite à une prise de drogue. Simon décide de fuir. Lisa l’attend en vain. Ils se retrouveront trois ans plus tard, en plein Océan Indien. Lisa est désormais mariée à Léo (Benoît Magimel)…

    Trois actes. Trois lieux (Paris. Océan Indien. Genève). Trois personnages. Trois solitudes. Trois périodes. Trois mouvements. Comme dans Mal de pierres, ce sont trois personnages blessés, trois fauves fascinants et égarés, mystérieux, soumis aux tumultes de l’existence, aux affres de la passion. Comme dans Mal de pierres, dans ce triangle amoureux, il y a forcément quelqu’un de trop. Même si les films de Nicole Garcia sont toujours teintés de noirceur, ici on lorgne davantage encore vers le thriller. Comme toujours aussi, les personnages sont confrontés à leur passé.

    Ce matin, je vous parlais de l’empathie avec laquelle Xavier Beauvois filme et regarde ses personnages dans Albatros. Même si leurs cinémas sont très différents, je pourrais dire la même chose de la manière dont Nicole Garcia considère ses personnages à la différence près qu’ils sont d’abord a priori antipathiques et que les failles n’apparaissent que peu à peu. Même Léo, cet homme d’affaires énigmatique, taciturne, glacial, dominateur, brutal même, porte en lui des failles ineffables qui l’humanisent. Il fallait le charisme de Benoît Magimel pour procurer toute cette ambiguïté à ce personnage, pour instiller de la fragilité dans la carapace glaciale de cet inquiétant personnage dont on ne connaît rien du passé et dont le présent reste trouble. C’est d’ailleurs dans l’ombre qu’il apparaît la première fois et son visage est ensuite filmé à demi plongé dans l’obscurité. Dans Selon Charlie, Nicole Garcia filmait des hommes perdus, à un carrefour de leurs existences, au bord de l’Atlantique, hors saison. Trois jours, sept personnages, sept vies en mouvement, en quête d’elles-mêmes, qui se croisent, se ratent, se frôlent, se percutent et qui, en se quittant, ne seront plus jamais les mêmes. Tous ces personnages ont un désir de fuite, de changement, tous sont des «hommes de solitude» comme ce squelette que le chercheur étudie, ainsi le qualifie-t-il en tout cas. Benoît Magimel était là aussi magistral dans ce rôle de professeur de biologie ayant abandonné ses rêves en même temps que sa carrière de chercheur. Progressivement, la fragilité de ces hommes va affleurer et, ainsi, d’abord antipathiques, ils vont peu à peu susciter notre intérêt. C’est à nouveau le cas du personnage de Magimel ici, des trois personnages d’ailleurs, tous ambivalents, et peut-être les miroirs les uns des autres (Léo pourrait ainsi être un Simon plus âgé...surtout que les sources de sa fortune demeurent floues, et un personnage dira à Simon et Lisa qu'ils pourraient être frères et sœurs).

    Stacy Martin est elle aussi parfaite en jeune femme évanescente, perdue, mélancolique, absente, détachée, ballotée par l’existence, comme son père (militaire) dont la solitude fait écho à la sienne. Elle représente une version de la femme fatale comme en contient tout film noir. Pierre Niney incarne un Simon fiévreux, ombrageux, fébrile, romantique (l’épris d’absolu qu’incarnait Marion Cotillard-Gabrielle dans Mal de pierres, ici, ce serait finalement lui), à nouveau remarquablement juste, comme dans son précédent film, Boîte noire, qui dresse le portrait d’un homme face à ses contradictions, ses failles, ses rêves brisés (les siens ou ceux que son père avait forgés pour lui) qui veut tout contrôler et qui semble perdre progressivement le contact avec la réalité. Ainsi, au cinéma, a-t-il déjà notamment interprété un personnage lunaire, un pompier, un idéaliste, un menteur, un artiste timide, ou le violoniste Frantz dans le film éponyme de François Ozon, véritable poème mélancolique, toujours avec le même souci du détail et la même crédibilité.

    Nicole Garcia confronte, comme souvent dans son cinéma, les sentiments à l’argent. La mise en scène est sobre et élégante au service de cette histoire et des acteurs. Même les lieux censés être paradisiaques paraissent déshumanisés, des prisons froides qui portent en elles le poids de la fatalité. En filigrane, Nicole Garcia se penche sur l’enfance, ce qu’il reste de ses élans, sur les méandres et la complexité de l’identité qui étaient au centre d'Un balcon sur la mer, un film à l’image de la lumière du sud dont il est baigné, d’abord éblouissante puis laissant entrevoir la mélancolie et la profondeur, plus ombrageuse, derrière cette luminosité éclatante, laissant entrevoir aussi ce qui était injustement resté dans l’ombre, d’une beauté a priori moins étincelante mais plus profonde et poignante. A l’image de la mémoire fragmentaire et sélective de Marc (Jean Dujardin), le passé et la vérité apparaissent par petites touches, laissant sur le côté ce qui devient secondaire.  Un subtil thriller sentimental au parfum doux, violent et enivrant des souvenirs d’enfance.

    À nouveau, dans Amants, la caméra de Nicole Garcia sait caresser les corps, exhaler leur beauté brute comme celui de Gabrielle dans Mal de pierres pour qui l’amour est d’ailleurs un art, un rêve qui se construit. Elle ne voit plus, derrière la beauté ténébreuse d’André Sauvage (Louis Garrel), son teint blafard, ses gestes douloureux, la mort en masque sur son visage, ses sourires harassés de souffrance. Elle ne voit qu’un mystère dans lequel elle projette ses fantasmes d’un amour fou et partagé.

    Une fois de plus, dans Amants, comme dans les précédentes collaborations de Nicole Garcia avec Jacques Fieschi, l’écriture est ciselée et l’habileté à déshabiller les âmes et à éclairer leurs tourments est soulignée par une construction scénaristique parfaite qui sait faire aller crescendo l’émotion sans non plus jamais la forcer. Nicole Garcia fait partie de ces cinéastes dont j’ai aimé tous les films sans exception, chacun étant la marque du regard aiguisé qu’elle porte sur ses personnages, celui d’une actrice au grand talent, même lorsqu’elle a un rôle secondaire comme dans le formidable Celle que vous croyez de Safy Nebbou dans lequel elle incarne une psychiatre dont le retrait et la distance apparents se fragilisent peu à peu quand son empathie envers la patiente que joue Juliette Binoche l’emporte sur la frontière professionnelle qui se fissure progressivement. Je me souviens encore de sa réplique, « vous seriez surprise par ce qui me passe par la tête », et de l’intonation avec laquelle elle la prononce, entre fougue et retenue.

    Amants est un film noir, sensuel et envoûtant, romantique et sombre, porté par de les notes de Grégoire Hetzel et la photographie de Christophe Beaucarne, froides comme le métal…ou l’argent. Ce dernier plan de Lisa perdue au milieu de la foule, nous suggère paradoxalement qu’elle s’est peut-être enfin trouvée, qu’elle fait face. Un film à l’image de la réalisation et de ses trois personnages principaux : au charme vénéneux, mystérieux et intense. Passionnants.

  • Critique de ALBATROS de Xavier Beauvois

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    Les films de Xavier Beauvois, au-delà de leurs indéniables qualités cinématographiques, permettent de braquer les projecteurs sur des laissés-pour-compte, de rendre hommage à des professions mésestimées et à ceux qui les exercent, sont un moyen de donner la parole à ceux qui n’en disposent pas toujours : les moines de Tibhirine dans son chef-d’œuvre Des Hommes et des Dieux (Grand Prix du Festival de Cannes 2010, César du meilleur film 2011), la deuxième division de police judiciaire dans Le petit Lieutenant, le milieu ouvrier dans Selon Matthieu…Il rendait même hommage à Chaplin et déclarait son amour au cinéma dans La rançon de la gloire. Petite digression pour vous recommander ce film méconnu de sa filmographie, un film jalonné de plans d’une beauté époustouflante, à voir aussi pour l’emphase lyrique et poignante de la musique de Michel Legrand qui se marie magnifiquement avec celle, étourdissante de beauté, des Feux de la rampe. Un film doucement burlesque, tendrement drôle porté par le formidable duo de comédiens Roschdy Zem / Benoît Poelvoorde, lequel est une nouvelle fois remarquable dans le rôle de cet homme qui, en se maquillant et jouant un rôle, va dévoiler son vrai visage, finalement une métaphore du réalisateur qui, derrière sa caméra, orchestre ses vraies émotions, les met en lumière et dans la lumière.

    Chacun des films de Xavier Beauvois sont en effet aussi cela : des hommages au cinéma, et cet Albatros ne déroge pas à la règle. Son petit lieutenant et ses collègues étaient ainsi imprégnés par le cinéma comme le soulignent les affiches qui décorent les murs du commissariat, une affiche différente à chaque fois ou presque : Le convoyeur, Seven, Il était une fois en Amérique, les 400 coups, Podium, Le Clan des Siciliens. 

    Les premières minutes des films de Xavier Beauvois sont aussi toujours marquantes. On se souvient ainsi de la poignante musique de Bach en ouverture de Selon Matthieu. Albatros commence par une scène saisissante, une scène d’anniversaire, celui de Marie (Marie-Julie Maille), la compagne de Laurent (Jérémie Rénier), commandant de la brigade de gendarmerie d’Étretat. En guise de cadeau, il la demande en mariage, sous les yeux de leur fille, surnommée Poulette (Madeleine Beauvois). Dans la joie mesurée de Marie perce déjà une certaine mélancolie…

    La première partie du film nous embarque avec Laurent dans son quotidien de gendarme, avec ses collègues de la brigade. Nous découvrons ainsi l’âpreté de ce quotidien, le manque de moyens aussi. Un quotidien presque détaché de sa vie personnelle, à l’abri de la rude réalité et de la détresse sociale auxquelles son métier le confronte, qu’il s’agisse d’interpeller un adolescent à scooter qui roule sans casque, de déminer la plage sous une pluie battante, de s’occuper d’une enfant qui subit des violences de la part d’un membre de sa famille ou encore de ramener chez lui un homme ivre (incarné par Xavier Beauvois lui-même). Les échanges entre les gendarmes permettent aussi de dresser le sombre portrait de la France d’aujourd’hui qui se caractérise par une absence d’espoir, qu’elle soit celle de Marie, collègue gendarme de Laurent (incarnée par Iris Bry) qui ne souhaite pas avoir d’enfant en raison des menaces qui planent sur la planète, celle des agriculteurs, celle des pompiers qui manifestent et sont violemment réprimés par la police…

    Les seules ombres dans la vie personnelle de Laurent semblent être les réticences de Marie à l’épouser (elle ne souhaite pas s’acheter une robe trop chère), et sa mère qui vieillit (très beau personnage là aussi) et lui offre de s’occuper de son trésor, la maquette de la goélette Albatros.

    Dès le début, pourtant, alors qu’un couple de mariés japonais se fait photographier devant les célèbres falaises d’Etretat, le fracas du corps d’un homme qui tombe devant eux vient rompre l’harmonie. Les mariés s’enfuient en courant. On devine alors qu’un drame peut survenir à tout instant, que la quiétude n’est que temporaire ou apparente. D’ailleurs, peu à peu, une affaire s’immisce jusque dans la vie privée de Laurent, le cas de Julien (Geoffroy Sery), un agriculteur qui n’arrive plus à faire face et dont Marie connaît bien la sœur. Julien s’enfuit, et lorsque Laurent le retrouve, il menace de se suicider. Pour l’en empêcher, le commandant va tirer et tuer l’agriculteur lors d’une scène déchirante. Sa vie va alors basculer et son destin et le film vont prendre un virage inattendu.

    Xavier Beauvois a pu tourner dans la vraie gendarmerie, ce qui contribue aussi à l’impression de réalisme qui se dégage de ces gendarmes qui sont là avant tout pour protéger, qui réalisent aussi un travail d’assistance sociale. Il met ainsi en avant la solidarité qui existe entre eux. Chaque personnage est filmé avec une profonde humanité. Et c’est en effet la principale qualité de ce film, la profonde humanité qu’il dégage et qui transpire dans chaque plan. Aucun personnage n’est négligé, aucun personnage n'est méprisant ou méprisé. Xavier Beauvois ne les filme jamais avec condescendance mais toujours avec empathie et compréhension. Quelles que soient leurs situations et détresses, ses personnages demeurent dignes. 

    Dans Le petit Lieutenant, le Commandant Vaudieu (Nathalie Baye), par le regard ou l’inflexion de sa voix, laissait entrevoir en une fraction de seconde les brisures de son existence derrière cette force de façade. C’est en effet surtout à ce qui rend les êtres intéressants, leurs fêlures, que s’intéresse Beauvois et c’est ce qui rend ses personnages passionnants. Le scénario si sensible d’Albatros est cosigné Xavier Beauvois, Marie-Julie Maille et Frédérique Moreau.

    Xavier Beauvois avait déjà pris la Normandie pour cadre dans Selon Matthieu. Elle constitue ici presque un personnage à part entière, avec sa beauté froide et non moins captivante, amoureusement filmée, comme un visage dont il souhaiterait souligner les contours et chaque parcelle de son grain de peau, jusqu’à en magnifier la rudesse. Comme ces vagues avec lesquelles il nous transporte dans les tourments de l’âme de Laurent, que sa caméra caresse poétiquement, et qui charrient les bleus à l’âme et rappellent ce vers du poème L'Albatros de Baudelaire « Le navire glissant sur les gouffres amers.»

    Jérémie Rénier incarne ce personnage profondément humain, meurtri, avec une bouleversante justesse et quand il est dans un état de sidération après le drame, incapable de répondre, ses silences palpitants et terribles nous font éprouver sa douleur avec une criante vérité. Pour lui donner la réplique, Xavier Beauvois a aussi fait appel à des non professionnels qui ne déméritent pas dont la chef monteuse Marie-Julie Maille (déjà dans son précédent film) dont la présence irradie, sa propre fille Madeleine Beauvois et de nombreux acteurs amateurs, qu’ils soient agriculteurs (comme celui qui incarne Julien)  ou gendarmes.

    Ce film nous laisse comme après un voyage en mer, après avoir combattu et admiré sa force ravageuse. Éblouis et abasourdis. Et cette fin lyrique (mystique même, rappelant celle de Selon Matthieu) et bouleversante dont il nous appartient de voir si elle est réelle ou fantasmée, est une nouvelle fois un hommage au cinéma, qui permet tout, même de recevoir un pardon depuis les abîmes de la mer, même à l’albatros blessé (on songe là encore au poème de Baudelaire, au « prince des nuées » à ses « ailes de géant » qui « l’empêchent de marcher ») de déployer ses ailes et de prendre à nouveau son envol, même à l’espoir de renaitre après la tragédie. Un film dont la lumineuse humanité (oui, encore) dont il est empreint apaise et bouleverse et marque, longtemps et profondément.

    Je termine en vous disant que, bien que sorti depuis 19 jours seulement, ce film n’est déjà malheureusement plus que dans très peu de salles. À Paris, vous pourrez notamment le voir au Lucernaire. Ne tardez pas, le voyage vaut vraiment la peine !

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  • Critique – ENTRE DEUX TRAINS de Pierre Filmon

    Entre deux trains de Pierre Filmon.jpg

    Un mardi soir aux airs de « chanson d'automne » lors duquel pour paraphraser celle de Verlaine, des « sanglots longs des violons blessent mon cœur d’une langueur monotone », direction l'indéfectible abri de la réalité (le mien, en tout cas) : le cinéma ! En l'occurrence, Le Cinéma Le Grand Action. Cela tombe bien : le film que je souhaitais y voir, le premier long métrage de fiction de Pierre Filmon (réalisateur de quatre courts métrages et d’un long métrage documentaire en sélection officielle au 69ème Festival de Cannes Close Encounters with Vilmos Zsigmond), est une douce parenthèse qui nous rappelle justement que le réel aussi peut contenir ses évasions poétiques, une parenthèse ouverte et close par les rails de la voie ferrée qui défilent et nous emmènent avec eux, témoins indiscrets de la rencontre entre Marion (Laëtitia Eïdo) et Grégoire (Pierre Rochefort) qui se croisent par hasard sur le quai de la Gare d'Austerlitz. Entre deux trains… 

    Neuf ans plus tôt, ils ont vécu une brève histoire d’amour. Il arrive à Paris, de retour d’Orléans où, violoniste, il était en concert. Elle doit en repartir 80 minutes plus tard. Il feint de ne pas la reconnaître ou ne la reconnaît vraiment pas, incrédule face à la matérialisation du rêve (revoir Marion) en réalité. 

    Il y a presque trois films en un. Celui qui se déroule sous nos yeux. Le passé que nous apprenons par bribes par leurs échanges. Et ce que nous devinons de leurs réalité, vérité, avenir : notre propre film.

    Entièrement filmé en plans séquences en cinq jours, ce film est loin d'être seulement une prouesse technique. C'est une ode aux possibles de l'existence. À la magie de ses hasards. De ces interstices presque irréels volés au prosaïsme du quotidien qui soudain éclairent le présent comme ce rayon de soleil qui balaie et illumine le visage de Marion. Une ode aux rêves (qui ont aidé Grégoire à vivre) et à l'imaginaire (celui du spectateur qui se fait son propre cinéma).

    Et puis, un film qui nous dit que « aimer, c'est voir l'enfant en l'autre », qui cite Prévert et Les Enfants du paradis (« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un aussi grand amour »), qui fait notamment résonner Schubert et Beethoven (la musique originale est de David Hadjadj), qui nous rappelle Agnès Varda (Cléo de 5 à 7) et David Lean (Brève rencontre), pour tout cela, déjà, vaut la peine qu'on aille à sa rencontre. De ces films qui, comme ce à quoi aspirait Claude Sautet (oui, je cite encore Claude Sautet…), vous font « aimer la vie », encore plus, vous dire que même des jours monotones peuvent surgir des éclats inattendus de bonheur ou des airs de violon mais qui, ceux-là, ne blessent pas mais au contraire apaisent et entraînent dans un tourbillon de joie. Entre deux trains m’a fait penser à ces films de mon panthéon cinématographique où la rencontre de quelques heures illumine une vie que ce soit à Paris et Casablanca (dans le film éponyme de Michael Curtiz, « nous aurons toujours Paris ») ou Tokyo dans Lost in translation de Sofia Coppola. 

    Le court laps de temps imparti à Marion et Grégoire intensifie les émotions, les exacerbe et sublime. Alors, partez avec Marion et Grégoire pour cette déambulation mélancolique et réjouissante, du Jardin des Plantes (ses squelettes du Muséum d’Histoire naturelle qui nous rappellent qu'il faut déguster chaque seconde et que ce moment qu'ils partagent est de la vie pure et précieuse) au café Maure de la Grande Mosquée de Paris.

    Laëtitia Eïdo et Pierre Rochefort transmettent au film leur justesse, grâce et élégance intemporelles. Et réciproquement ! La déambulation poétique de ces deux cœurs égarés n’est ainsi jamais cynique, jamais mièvre non plus. Simplement juste. Ronald Guttman interprète avec talent un beau-père imbuvable à souhait dont chaque réplique est savoureusement insupportable. Estéban fait une apparition remarquée. 

    Une variation sur les hasards et coïncidences et les possibles de l’existence, empreinte de la beauté cinglante de la nostalgie. Un petit bijou fragile et délicat, aérien et profond dont vous sortirez avec l’envie de savourer chaque précieuse seconde, et de croire, plus que jamais, comme l’écrivait Victor Hugo qu’« il y a le possible, cette fenêtre du rêve, ouverte sur le réel ». Ne tardez pas à aller le voir car, à Paris, il ne passe qu'au Grand Action, chaque jour (rendez-vous sur https://www.legrandaction.com pour découvrir les horaires) ! Espérons que d’autres salles auront la bonne idée de le programmer.

  • Critique - MY SON de Christian Carion (en salles le 03.11.2021)

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    « Il n'y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï. Seule peut lui être comparée celle du tigre dans la jungle...». C’est au chef-d’œuvre éponyme de Jean-Pierre Melville et à cette citation qui en est extraite que j’ai d’abord songé en sortant de la projection de My son, le nouveau film de Christian Carion, remake de son propre film, Mon garçon (2017).

    Certaines « images » de films imprègnent la mémoire. Les premières minutes de Mon garçon imprégnèrent la mienne : le noir sur l’écran et en off le message d’une femme paniquée, sanglotant, annonçant à son ex-mari qu'il était « arrivé quelque chose » à leur enfant. Je me souvenais aussi de cette route sinueuse dans les décors enneigés du Vercors et des déambulations qu’accompagnait la musique sombrement magnétique de Laurent Perez del Mar. Ainsi le film était-il placé d’emblée sous le sceau de la menace, dans une atmosphère oppressante suscitée par cette angoisse absolue, ravageuse, obsédante que représente une disparition mystérieuse, a fortiori celle d’un enfant. L’identification du spectateur était immédiate, dès ces premières secondes, haletantes, le plaçant en empathie avec le protagoniste. Le début de My son est assez similaire (si ce n’est que le père est déjà en plein cauchemar suggéré immédiatement par le cadre et le son) et à l’image de tout le film et de toutes ses composantes (jeu, réalisation, musique, photographie, montage) : plus intense encore.

    Pour My son, Christian Carion retrouve ainsi une partie de l'équipe de Mon Garçon : Éric Dumont comme directeur de la photographie, Laurent Perez del Mar comme compositeur et Loïc Lallemand comme chef monteur, en revanche Mélanie Laurent et Guillaume Canet cèdent leurs places à Claire Foy et James McAvoy. Le pitch de My son est lui aussi similaire à celui de Mon garçon. Edmond Murray (James McAvoy), divorcé, s’est éloigné de son ex-femme (Claire Foy) et de son fils de 7 ans pour poursuivre une carrière internationale tout comme Julien (Guillaume Canet) s’était éloigné de son ex-épouse (Mélanie Laurent). Lorsque le garçon disparaît, son père revient précipitamment là où résident ces derniers. Murray va se montrer prêt à tout pour retrouver son fils, apparemment kidnappé. Il se lance alors dans une traque insatiable et acharnée dans les Highlands où est déplacée l’action qui se situait dans le Vercors dans la première version.

    La (magnifique) affiche donne déjà le ton. Elle met en scène les deux parents dos à dos qui regardent dans des directions divergentes. Le regard de la mère semble perdu et résigné tandis que celui du père est déterminé et enragé. Leur image se reflète dans les eaux tourmentées du lac avec, intercalée, fantomatique, celle du fils disparu. Le tout dans le décor grisâtre des Highlands avec, en surimpression, cette accroche « Jusqu’où iriez-vous pour retrouver votre enfant ?».

    Comme dans Le Samouraï (d’où ma comparaison initiale) mais aussi « L’armée des ombres » d’ailleurs, la claustrophobie psychique des personnages se reflète dans les lieux de l’action (les Highlands) et est renforcée d’une part par le silence, le secret qui entoure cette action et, d’autre part, par les « couleurs», souvent proches du noir et blanc et de l’obscurité. Comme dans les deux films précités de Melville, le film de Christian Carion est en effet auréolé d’une lumière grisonnante, froide, nocturne, comme l’étaient les ombres de l’armée de Melville, condamnées à la clandestinité pour agir. Tout comme le sont les films de Melville, My son pourrait être un hommage aux polars américains auxquels fait aussi songer cette pluie incessante qui renforce ce sentiment d'insécurité.

    Les paysages grandioses, sauvages et inquiétants constituent aussi un personnage à part entière rappelant les immenses étendues désertes des westerns, notamment de John Ford. Comme dans la scène mythique de La mort aux trousses d’Hitchcock quand Thornhill (Cary Grant) se retrouve poursuivi par un avion au milieu d’une vaste étendue baignée de lumière, scène qui inverse les codes habituels des poursuites dans les thrillers (qui se déroulent en général dans des rues sombres et étroites), ici également les décors immenses et déserts des Highlands renforcent paradoxalement le sentiment de claustrophobie. On se souvient aussi des scènes de Skyfall de Sam Mendes tournées dans cette même région écossaise avec ces paysages abandonnés d’une tristesse et d’une beauté étrangement ensorcelante. La mélancolie menaçante de ce décor naturel est par ailleurs soulignée par la photographie d’Éric Dumont. La musique, lancinante et obsédante telle la douleur que ressent Edmond Murray mais aussi telle la rage obstinée qui le guide, la renforce aussi, ainsi que le sentiment d’angoisse.

    Après Une hirondelle a fait le printemps (2001), Joyeux Noël (2005), L’affaire Farewell (2009) et En mai, fais ce qu’il te plaît (2014), Christian Carion réalisait Mon garçon tourné en six jours seulement. Là n'était pas la seule originalité de ce tournage puisque le comédien principal (Guillaume Canet) ne connaissait pas le scénario, simplement quelques éléments du passé de son personnage. My son reprend ce dispositif original. Dans ce film tourné en 8 jours, James McAvoy devait également improviser en fonction des situations qui se présentaient à lui, ce qui a transformé ce tournage en expérience unique, insolite et perturbante, repoussant et interrogeant les frontières entre réalité et fiction. Il serait cependant réducteur de résumer ce film à ce dispositif qui n'est d'ailleurs pas un simple gadget mais qui apporte une véritable intensité qui va crescendo jusqu'au dénouement.

    Grâce au scénario ciselé de Laure Irrmann et Christian Carion, le film est en effet habilement construit pour accroître la tension, mettant en scène des personnages ambivalents. Pour en revenir à Melville, cela me rappelle ainsi le « Tous coupables » prononcé par l’inspecteur général des services (Paul Amiot) au commissaire Mattei (Bourvil) dans Le Cercle rouge (« - Vous voulez rire. Il n'y a pas d'innocents. Les hommes sont coupables. Ils viennent au monde innocents mais ça ne dure pas. »), paroxysme du film noir, polar exemplaire qui a inventé un genre (le film melvillien avec ses personnages solitaires) mais aussi un style, épuré, d’une beauté rigoureuse et froide telle celle que la photographie d'Éric Dumont procure au film de Christian Carion. Edmond Murray, en plus de sa quête effrénée de guerrier solitaire (ou de «samouraï»...), doit aussi se confronter à l'obséquieux compagnon de son ex-femme obsédé par la construction de sa nouvelle maison mais aussi à sa propre culpabilité liée à son absence dans la vie de son fils. Tous les personnages ont ainsi leurs zones d’ombre, de fragilité, de secret, de culpabilité. Claire Foy et James MacAvoy livrent des prestations habitées et époustouflantes, sans doute aussi servies par leurs complicité et rôles antérieurs. En 2013, ils s'étaient ainsi retrouvés ensemble sur les planches dans « Macbeth » de Shakespeare.

    Edmond Murray fait aussi penser à ces personnages hitchcockiens, des êtres ordinaires plongés dans des situations extraordinaires. Hitchcock avait d’ailleurs lui aussi réalisé un remake de son propre film. L'Homme qui en savait trop de 1956 était ainsi un remake de son film de 1934 pour lequel il avait lui aussi déplacé l'action, en l'occurrence de Saint-Moritz à Marrakech, tandis que James Stewart et Doris Day remplaçaient Leslie Banks et Edna Best. Là aussi, il s’agissait de gens ordinaires qui, bien malgré eux, se retrouvaient plongés dans des circonstances hors du commun, une affaire d’espionnage. D’autres cinéastes ont réalisé des remakes de leurs propres films, là aussi des films magistraux, comme Leo McCarey en 1957 avait réalisé un remake de son chef-d’œuvre de 1939, Elle et lui.

    La caméra de Christian Carion, comme son personnage principal, traque la vérité, ces «instants de vérité» qu'évoque souvent Lelouch qui lui aussi met régulièrement en place un dispositif original à cette fin en soufflant les dialogues à ses acteurs qui ne les découvrent ainsi qu’au moment de les prononcer. Elle scrute les réactions d'Edmond Murray, le claquemurant dans son cadre comme ce dernier l'est dans sa détresse et sa solitude, étouffantes, et dans son angoisse, vertigineuse. Une caméra à hauteur d’hommes et à hauteur d'âme comme elle l’est dans chacun des films de Christian Carion, toujours en empathie avec ses personnages. Le travail sur le hors-champ et sur le son est aussi remarquable et amplifie encore le sentiment de paranoïa.

    En réalisant le remake de son propre film, Christian Carion aurait pu opérer une redite inutile. Il n'en est rien. Le spectateur se retrouve lui aussi plongé dans une expérience immersive, inédite et captivante. Un thriller passionnant qui nous transporte, ailleurs et dans nos retranchements, en nous confrontant à nos pires angoisses, à nos limites, là où la morale et la loi n’ont plus que faire quand il s’agit de sauver un être cher même si le scénario de Laure Irrmann et Christian Carion évite intelligemment l'écueil de l’apologie de l’auto-défense. Un thriller intense, prenant, réaliste. Une expérience de cinéma inventive à laquelle sied plus que jamais la salle qui lui procure toute sa force et son ampleur. Un film entêtant comme la majestueuse musique qui l’accompagne, ces notes lancinantes et obsédantes, obscurément envoûtantes, qui nous hantent encore après la projection. Un film d'une indéniable puissance émotionnelle qui nous laisse à bout de souffle mais ravis de ce voyage, extrême mais palpitant, de la première à la dernière seconde. À découvrir et à vivre absolument en salles dès le 3 novembre.

  • LE CERCLE ROUGE de Jean-Pierre Melville (au cinéma le 01/12/2021 en version restaurée 4k)

    Le 1er décembre 2021, vous pourrez découvrir Le Cercle rouge de Jean-Pierre Melville au cinéma, en version restaurée 4K. L'occasion de vous parler à nouveau de ce chef-d'œuvre. 

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    Le retour en salles, le 1er décembre prochain, du chef-d'œuvre de Melville, "Le cercle rouge"(1970) (grâce à Carlotta et Studio Canal, dans sa version restaurée 4K inédite, est pour moi l'excellent prétexte pour vous en parler en espérant ainsi vous donner envie de le (re)découvrir ainsi que les autres films de Melville parmi lesquels "Le Samouraï" (1967) et "L'armée des ombres"(1969) dont je vous parle aussi ci-dessous au gré de quelques (nombreuses) digressions.
     
    Synopsis : Le commissaire Matteï (Bourvil) de la brigade criminelle est chargé de convoyer Vogel (Gian Maria Volonte), un détenu. Ce dernier parvient à s’enfuir et demeure introuvable malgré l’importance des moyens déployés. Au même moment, à Marseille, Corey (Alain Delon), à la veille de sa libération de prison, reçoit dans sa cellule la visite d’un gardien venu lui proposer une « affaire ». Alors que Corey gagne Paris, par hasard, Vogel se cache dans le coffre de la voiture. Corey et Vogel montent alors ensemble l’affaire proposée par le gardien : le cambriolage d’une bijouterie de la Place Vendôme. Ils s’adjoignent ensuite les services d’un tireur d’élite : Jansen (Yves Montand), un ancien policier, rongé par l’alcool.
     
    Dès la phrase d’exergue, le film est placé sous le sceau de la noirceur et de la fatalité :  "Çakyamuni le Solitaire, dit Siderta Gautama le Sage, dit le Bouddha, se saisit d’un morceau de craie rouge, traça un cercle et dit :  Quand des hommes, même s'ils l’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge ."
     
    Comment ne pas établir un parallèle avec le debut du "Samourai" dans lequel Melville parvient là aussi d'emblée à nous captiver et plonger dans son atmosphère, celle d’un film hommage aux polars américains… Le premier plan met en scène le Samouraï, à peine perceptible, fumant, allongé sur son lit, à la droite de l’écran, dans une pièce morne dans laquelle le seul signe de vie est le pépiement d’un oiseau, un bouvreuil.
     
    La chambre, presque carcérale, est grisâtre, ascétique et spartiate, avec en son centre la cage de l’oiseau, le seul signe d’humanité dans cette pièce morte (tout comme le commissaire Mattei dans « Le Cercle rouge » a ses chats pour seuls amis).  Jef Costello est un homme presque invisible, même dans la sphère privée, comme son « métier » exige qu’il le soit. Le temps s’étire. Sur l’écran s’inscrit « Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle…peut-être… » ( une phrase censée provenir du « Bushido, le livre des Samouraï » et en fait inventée par Melville). Un début là aussi placé sous le sceau de la noirceur et de la fatalité.
     
    Même parallèle avec le début de "L'armée des ombres". Dès le premier plan, on éprouve là aussi cette sensation d’étirement du temps. La place est d’abord vide puis on entend les bruits de bottes hors champ puis on distingue les soldats allemands qui arrivent vers nous. C’est un plan fixe. Puis vient le générique mais le décor est alors gris et il pleut abondamment. L’atmosphère, sombre, pluvieuse, est déjà plantée. Le récit lui-même est claustrophobique, enfermé sur lui-même et semble sans issue. Ainsi, en effet, le film commence par une trahison et par le meurtre de celui qui a donné un résistant et il s’achève par l’exécution « nécessaire » de Mathilde (la Résistante incarnée par Simone Signoret) par ses propres compagnons. Le film commence à l’Arc de triomphe et s’achève à l’Arc de triomphe. Par ailleurs, les deux indices temporels sont ceux du début, le 20 octobre 1942 et de la fin, le 23 février 1943, un peu moins d’une année qui enferme le récit et les personnages dans leurs tragiques destins. Un sentiment oppressant se dégage du film et pas même les panneaux de la fin ne viendront le démentir puisqu’ils nous annoncent la mort de tous les protagonistes, le plus souvent torturés et exécutés. Ils nous renvoient ainsi au défilé militaire du début et ce qui s’est passé entre les deux semble n’y avoir rien changé, ce qui exacerbe encore l’horreur vaine des actes commis.
     
    Dans "Le cercle rouge", c’est cette fatalité qui fera se rencontrer Corey et Vogel puis Jansen et qui les conduira là aussi tous les trois à la mort « réunis dans le cercle rouge ». Ce cercle rouge réunit aussi policiers et gangsters, le Commissaire Mattei ressemblant à bien des égards davantage à ces derniers. Reviennent alors les propos de l’inspecteur général des services pour qui les hommes sont « tous coupables ».
     
    Dès le début, le film joue sur la confusion : le feu rouge grillé par la police, les deux hommes (Vogel et Matteï) qui rentrent en silence dans la cabine de train, habités par la même solitude, et dont on ne découvre que plus tard que l’un est policier et l’autre un prévenu. Il n’y a plus de gangsters et de policiers. Juste des hommes. Coupables. Matteï comme ceux qu’ils traquent sont des hommes seuls. À deux reprises, il nous est montré avec ses chats qu’il materne tandis que Jansen a pour seule compagnie «  les habitants du placard », des animaux hostiles que l’alcool lui fait imaginer. Tous sont prisonniers. Prisonniers d’une vie de solitude. Prisonniers d’intérieurs qui les étouffent. Jansen qui vit dans un appartement carcéral avec son papier peint rayé et ses valises en guise de placards. Matteï dont l’appartement ne nous est jamais montré avec une ouverture sur l’extérieur. Ou Corey qui, de la prison, passe à son appartement devenu un lieu hostile et étranger. Prisonniers ou gangsters, ils subissent le même enfermement. Ils sont avant tout prisonniers du cercle du destin qui les réunira dans sa logique. Implacable. Des hommes seuls et uniquement des hommes, les femmes étant celles qui les ont abandonnés et qui ne sont plus que des photos d’une époque révolue (que ce soit Corey qui jette les photos que le greffe lui rend ou Matteï dont on aperçoit les photos de celle dont on imagine qu’elle fut sa femme, chez lui, dans un cadre).
     
    Dans "L'armée des ombres", c'était déjà là aussi un univers sombre, cruel, sordide qui nous était dépeint, rappelant l’univers de gangsters que Melville s’attache habituellement à filmer que ce soit dans "Le Doulos,", "le Samouraï" ou "Le deuxième souffle" etc.
     
    Les hommes de la Résistance sont là aussi plongés dans ce « cercle rouge », ce « cercle de la mort où les hommes se retrouvent tous un jour. Dans « Le Doulos », « Le Deuxième souffle » et même dans une autre mesure « L’armée des ombres », on retrouve toujours chez Melville cet univers sombre et cruel, et ces personnages solitaires qui firent dirent à certains, à propos de « L’armée des ombres » qu’il réalisait un « film de gangsters sous couverture historique » … à moins que ses « films de gangsters » n’aient été à l’inverse le moyen d’évoquer cette idée de clandestinité qu’il avait connue sous la Résistance. Dans les  films précédant « L’armée des ombres » comme « Le Samouraï », Melville se serait donc abrité derrière des intrigues policières comme il s’abritait derrière ses indéfectibles lunettes, pour éviter de raconter ce qui lui était le plus intime : la fidélité à la parole donnée, les codes qui régissent les individus vivant en communauté. Les mêmes acteurs jouent d'ailleurs dans ses deux « catégories » de films, encore faudrait-il y voir deux catégories distinctes car les points communs foisonnent. Ainsi Paul Meurisse et Lino Ventura étaient déjà à l’affiche du "Deuxième souffle" et Serge Reggiani avait interprété un rôle dans "le Doulos". Par ailleurs, les poursuites rappellent celles entre policiers et truands. Ainsi, certaines scènes de "L’armée des ombres", sorties de leur contexte pourraient très bien figurer dans un film policier notamment lorsque Félix (Paul Crauchet) est arrêté dans une rue tranquille puis encadré et entraîné brutalement par deux hommes surgis de nulle part vers une voiture qui démarre en trombe. La chambre où le traître est exécuté rappelle ainsi celle de Costello/Delon dans "Le Samouraï". Leur allure vestimentaire rappelle également celle des gangsters, notamment le chapeau qu’arbore la plupart du temps les Résistants du film et qui renvoie au fameux chapeau de Costello dans "Le Samouraï". Gangsters et Résistants sont obsédés par le secret et les uns et les autres ont bien souvent une double vie.
     
    Les personnages vivent ici aussi dans la clandestinité afin de pouvoir réaliser leur objectif qui est de libérer la France tout comme ils vivent en clandestinité quand ils sont dans l’illégalité. Enfin, les protagonistes de ces deux types de films sont également soumis à la solitude, à l’angoisse, au danger. Dans "L'Armée des ombres", les Résistants ne sont pas des jeunes aventuriers intrépides comme on l’a souvent vu au cinéma. Melville casse délibérément cette image. Il montre des combattants de l’ombre dans leur quotidien. Ils se cachent, fuient, attendent dans un silence quasi absolu. On les voit douter des leurs convictions et parfois poussés par la peur à trahir, trahison qui engendre une exécution par la suite. On retrouve également l’influence du cinéma américain de ce cinéaste qui était un grand admirateur de Wyler. Melville rend même explicitement hommage au cinéma américain en reprenant le son du "Coup de l’escalier" dans la scène de l’ambulance où Mathilde vient sauver Félix. Ce son saccadé, haché, semble faire écho aux battements de cœur des Résistants que nous imaginons derrière leur impassibilité de façade. Ils martèlent aussi le temps qui passe et l’étirement des secondes dont chacune d’entre elles peut être décisive ou fatale. Tout comme le montrera ensuite Louis Malle avec le controversé Lacombe Lucien, la frontière entre le traître et le héros, l’homme de loi et le hors la loi, est bien fragile, surtout à cette époque troublée au cours de laquelle Melville nous montre ainsi qu’elle devait parfois être franchie, ainsi le nécessitait le passage de la lumière à l’ombre pour ensuite revenir à une autre lumière, celle de la Libération.
     
    Comme dans « L’armée des ombres », dans « Le Samouraï » déjà la claustrophobie psychique des personnages se reflète dans les lieux de l’action et est renforcée d’une part par le silence, le secret qui entoure cette action et d’autre part par les «couleurs », terme d’ailleurs inadéquat puisqu’elles sont ici aussi souvent proches du noir et blanc et de l’obscurité.
     
    Le film est en effet auréolé d’une lumière grisonnante, froide, lumière de la nuit, des rues éteintes, de ces autres ombres condamnées à la clandestinité pour agir.
     
    Le scénario du "Samouraï" comme celui du "Cercle rouge" sert magistralement la précision de la mise en scène avec ses personnages solitaires, voire anonymes. C’est ainsi « le commissaire », fantastique personnage de François Périer en  flic odieux prêt à tout pour satisfaire son instinct de chasseur de loup (Costello est ainsi comparé à un loup) aux méthodes parfois douteuses qui fait songer à Mattei et à son « tous coupables » dans « Le Cercle rouge ». C’est encore « La pianiste » (même si on connaît son prénom, Valérie) et Jane semble n’exister que par rapport à Costello et à travers lui dont on ne saura jamais s’il l’aime en retour. Personnages prisonniers d’une vie ou d’intérieurs qui les étouffent comme dans « Le cercle rouge ».
     
    Avec "Le Samouraï', film noir, polar exemplaire, Meville avait inventé un genre, le film melvillien avec ses personnages solitaires portés à leur paroxysme, un style épuré d’une beauté rigoureuse et froide et surtout il avait déjà donné à Alain Delon l’un de ses rôles les plus marquants, finalement peut-être pas si éloigné de ce samouraï charismatique, mystérieux, élégant et mélancolique au regard bleu acier, brutal et d’une tristesse presque attendrissante, et dont le seul vrai ami est un oiseau. Rôle en tout cas essentiel dans sa carrière que celui de ce Costello auquel Delon lui-même fera un clin d’oeil dans « Le Battant ». Melville, Delon, Costello, trois noms devenus indissociables au-delà de la fiction.
     
    Évidemment, ce film ne serait sans doute pas devenu un chef-d’œuvre sans la présence d’Alain Delon qui parvient à rendre attachant ce personnage de tueur à gages froid, mystérieux, silencieux, élégant dont le regard, l’espace d’un instant face à la pianiste, exprime une forme de détresse, de gratitude, de regret, de mélancolie pour ensuite redevenir sec et brutal. N’en reste pourtant que l’image d’un loup solitaire impassible d’une tristesse déchirante, un personnage quasiment irréel (Melville s’amuse d’ailleurs avec la vraisemblance comme lorsqu’il tire sans vraiment dégainer) transformant l’archétype de son personnage en mythe, celui du fameux (anti)héros melvillien.
     
    De même déjà dans "Le Samouraï", le plan du début et celui de la fin se répondaient ainsi ingénieusement : deux solitudes qui se font face, deux atmosphères aussi, celle grisâtre de la chambre de Costello, celle, plus lumineuse, de la boîte de jazz mais finalement deux prisons auxquelles sont condamnés ces êtres solitaires qui se sont croisés l’espace d’un instant.  Une danse de regards avec la mort qui semble annoncée dès le premier plan, dès le titre et la phrase d’exergue là aussi comme dans "Le Cercle rouge". Une fin cruelle, magnifique, tragique (les spectateurs quittent d’ailleurs le « théâtre » du crime comme les spectateurs d’une pièce ou d’une tragédie) qui éclaire ce personnage si sombre qui se comporte alors comme un samouraï sans que l’on sache si c’est par sens du devoir, de l’honneur…ou par un sursaut d’humanité.
     
    Dans "Le cercle rouge" avec une économie de mots (la longue -25 minutes- haletante et impressionnante scène du cambriolage se déroule ainsi sans qu’une parole ne soit échangée), grâce à une mise en scène brillante, Melville signe là aussi un polar d’une noirceur, d’une intensité, d’une sobriété rarement égalées.
     
    Le casting, impeccable, donne au film une dimension supplémentaire : Delon en gangster désabusé et hiératique (dont c’est le seul film avec Melville dont le titre ne le désigne pas directement, après « Le Samouraï » et avant « Un flic »), Montand en ex-flic rongé par l’alcool, et  Bourvil, mort peu de temps après le tournage, avant la sortie du film (même s’il tourna ensuite « Le mur de l’Atlantique »), est ici bouleversant dans ce contre-emploi, selon moi son meilleur deuxième rôle dramatique avec « Le Miroir à deux faces ».  Ce sont pourtant d’autres acteurs qui étaient initialement prévus : Lino Ventura pour Le commissaire Matteï, Paul Meurisse pour Jansen et Jean-Paul Belmondo pour Vogel.
     
    La critique salua unanimement ce film qui fut aussi le plus grand succès de Melville dont il faut par ailleurs souligner qu’il est l’auteur du scénario original et de cette idée qu’il portait en lui depuis 20 ans, ce qui lui fit dire : « Ce film est de loin le plus difficile de ceux qu’ j’ai tournés, parce que j’en ai écrit toutes les péripéties et que je ne me suis pas fait de cadeau en l’écrivant. »
    En tout cas, il nous a fait un cadeau, celui de réunir pour la première et dernière fois de grands acteurs dans un « Cercle rouge » aux accents hawksiens, aussi sombre, fatal qu’inoubliable. À (re)voir absolument de même que les autres films de Melville qui se font tous écho pour former  une œuvre magistrale.
  • Rétrospective Alain Resnais à La Cinémathèque Française (du 3 au 29 novembre 2021)

    À l'occasion de la rétrospective que La Cinémathèque Française consacrera à Alain Resnais du 3 au 29 novembre 2021, je vous propose trois critiques de films qui y seront projetés à cette occasion (je vous recommande tout autant les autres, évidemment) : "On connaît la chanson" (ce film de 1997 ouvrira la rétrospective ce 3 novembre à 20h et sera aussi projeté le 13 novembre à 14h30), "Vous n'avez encore rien vu" (le 14 novembre à 21h30 et le 27 novembre à 18h30) et "Cœurs" (le 19 novembre à 19h et le 24 novembre à 21h30). 

    CRITIQUE de ON CONNAÎT LA CHANSON d'Alain Resnais (1997)

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    Toute la malice du cinéaste apparaît déjà dans le titre de ce film de 1997, dans son double sens, propre et figuré, puisqu’il fait à la fois référence aux chansons en playback interprétées dans le film mais parce qu’il sous-entend à quel point les apparences peuvent être trompeuses et donc que nous ne connaissons jamais vraiment la chanson…

    Suite à un malentendu, Camille (Agnès Jaoui), guide touristique et auteure d’une thèse sur « les chevaliers paysans de l’an mil au lac de Paladru » s’éprend de l’agent immobilier Marc Duveyrier (Lambert Wilson). Ce dernier est aussi le patron de Simon (André Dussolier), secrètement épris de Camille et qui tente de vendre un appartement à Odile (Sabine Azéma), la sœur de Camille. L’enthousiaste Odile est décidée à acheter cet appartement malgré la désapprobation muette de Claude, son mari velléitaire (Pierre Arditi). Celui-ci supporte mal la réapparition après de longues années d’absence de Nicolas (Jean-Pierre Bacri), vieux complice d’Odile qui devient le confident de Simon et qui est surtout très hypocondriaque.

    Ce film est pourtant bien plus que son idée de mise en scène, certes particulièrement ludique et enthousiasmante, à laquelle on tend trop souvent à le réduire. A l’image de ses personnages, le film d’Alain Resnais n’est pas ce qu’il semble être. Derrière une apparente légèreté qui emprunte au Boulevard et à la comédie musicale ou du moins à la comédie (en) »chantée », il débusque les fêlures que chacun dissimule derrière de l’assurance, une joie de vivre exagérée, de l’arrogance ou une timidité.

    C’est un film en forme de trompe-l’œil qui commence dès la première scène : une ouverture sur une croix gammée, dans le bureau de Von Choltitz au téléphone avec Hitler qui lui ordonne de détruire Paris. Mais Paris ne disparaîtra pas et sera bien heureusement le terrain des chassés croisés des personnages de « On connaît la chanson », et cette épisode était juste une manière de planter le décor, de nous faire regarder justement au-delà du décor, et de présenter le principe de ces extraits chantés. La mise en scène ne cessera d’ailleurs de jouer ainsi avec les apparences, comme lorsqu’Odile parle avec Nicolas, lors d’un dîner chez elle, et que son mari Claude est absent du cadre, tout comme il semble d’ailleurs constamment « absent », ailleurs.

    Resnais joue habilement avec la mise en scène mais aussi avec les genres cinématographiques, faisant parfois une incursion dans la comédie romantique, comme lors de la rencontre entre Camille et Marc. L’appartement où ils se retrouvent est aussi glacial que la lumière est chaleureuse pour devenir presque irréelle mais là encore c’est une manière de jouer avec les apparences puisque Marc lui-même est d’une certaine manière irréel, fabriqué, jouant un personnage qu’il n’est pas.

    Le scénario est signé Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri et témoigne déjà de leur goût des autres et de leur regard à la fois acéré et tendre sur nos vanités, nos faiblesses, nos fêlures. Les dialogues sont ainsi des bijoux de précision et d’observation mais finalement même s’ils mettent l’accent sur les faiblesses de chacun, les personnages ne sont jamais regardés avec condescendance mais plutôt lucidité et indulgence. Une phrase parfois suffit à caractériser un personnage comme cette femme qui, en se présentant dit, « J’suis une collègue d’Odile. Mais un petit cran au-dessus. Mais ça ne nous empêche pas de bien nous entendre ! ». Tout est dit ! La volonté de se montrer sous son meilleur jour, conciliante, ouverte, indifférente aux hiérarchies et apparences…tout en démontrant le contraire. Ou comme lorsque Marc répète à deux reprises à d’autres sa réplique adressée à Simon dont il est visiblement très fier « Vous savez Simon, vous n’êtes pas seulement un auteur dramatique, mais vous êtes aussi un employé dramatique ! » marquant à la fois ainsi une certaine condescendance mais en même temps une certaine forme de manque de confiance, et amoindrissant le caractère a priori antipathique de son personnage.

    Les personnages de « On connaît la chanson » sont avant tout seuls, enfermés dans leurs images, leurs solitudes, leur inaptitude à communiquer, et les chansons leur permettent souvent de révéler leurs vérités masquées, leurs vrais personnalités ou désirs, tout en ayant souvent un effet tendrement comique. De « J’aime les filles » avec Lambert Wilson au « Vertige de l’amour » avec André Dussolier (irrésistible ) en passant par le « Résiste » de Sabine Azéma. C’est aussi un moyen de comique de répétition dont est jalonné ce film : blague répétée par Lambert Wilson sur Simon, blague de la publicité pour la chicorée lorsque Nicolas montre la photo de sa famille et réitération de certains passages chantés comme « Avoir un bon copain ».

    Chacun laissera tomber son masque, de fierté ou de gaieté feinte, dans le dernier acte où tous seront réunis, dans le cadre d’une fête qui, une fois les apparences dévoilées (même les choses comme l’appartement n’y échappent pas, même celui-ci se révèlera ne pas être ce qu’il semblait), ne laissera plus qu’un sol jonché de bouteilles et d’assiettes vides, débarrassé du souci des apparences, et du rangement (de tout et chacun dans une case) mais la scène se terminera une nouvelle fois par une nouvelle pirouette, toute l’élégance de Resnais étant là, dans cette dernière phrase qui nous laisse avec un sourire, et l’envie de saisir l’existence avec légèreté.

    Rien n’est laissé au hasard, de l’interprétation (comme toujours chez Resnais remarquable direction d’acteurs et interprètes judicieusement choisis, de Dussolier en amoureux timide à Sabine Azéma en incorrigible optimiste en passant par Lambert Wilson, vaniteux et finalement pathétique et presque attendrissant) aux costumes comme les tenues rouges et flamboyantes de Sabine Azéma ou d’une tonalité plus neutre, voire fade, d’Agnès Jaoui.

    « On connaît la chanson » a obtenu 7 César dont celui du meilleur film et du meilleur scénario original. C’est pour moi un des films les plus brillants et profonds qui soient malgré sa légèreté apparente, un mélange subtile –à l’image de la vie – de mélancolie et de légèreté, d’enchantement et de désenchantement, un film à la frontière des émotions et des genres qui témoigne de la grande élégance de son réalisateur, du regard tendre et incisif de ses auteurs et qui nous laisse avec un air à la fois joyeux et nostalgique dans la tête. Un film qui semble entrer dans les cadres et qui justement nous démontre que la vie est plus nuancée et que chacun est forcément plus complexe que la case à laquelle on souhaite le réduire, moins lisse et jovial que l’image « enchantée » qu’il veut se donner. Un film jubilatoire enchanté et enchanteur, empreint de toute la richesse, la beauté, la difficulté, la gravité et la légèreté de la vie. Un film tendrement drôle et joyeusement mélancolique à voir, entendre et revoir sans modération…même si nous connaissons déjà la chanson !

    CRITIQUE de VOUS N'AVEZ ENCORE RIEN VU d'Alain Resnais (2011)

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    Ce film fut mon énorme coup de coeur de l'édition 2012 du Festival de Cannes dans le cadre duquel il fut projeté.

    Après tant de grands films, des chefs d’œuvres souvent même, Alain Resnais prouve une nouvelle fois qu’il peut réinventer encore et encore le dispositif cinématographique, nous embarquer là où on ne l’attendait pas, jouer comme un enfant avec la caméra pour nous donner à notre tour ce regard d’enfant émerveillé dont il semble ne s’être jamais départi. A bientôt 90 ans, il prouve que la jeunesse, l’inventivité, la folie bienheureuse ne sont pas questions d’âge.

    Antoine, homme de théâtre, convoque après sa mort, ses amis comédiens ayant joué dans différentes versions d’Eurydice, pièce qu’il a écrite. Il a enregistré, avant de mourir, une déclaration dans laquelle il leur demande de visionner une captation des répétitions de cette pièce: une jeune troupe lui a en effet demandé l'autorisation de la monter et il a besoin de leur avis.

    Dès le début, la mise en abyme s’installe. Les comédiens appelés par leurs véritables noms reçoivent un coup de fil leur annonçant la mort de leur ami metteur en scène. Première répétition avant une succession d’autres. Puis, ils se retrouvent tous dans cette demeure étrange, presque inquiétante, tel un gouffre un peu morbide où leur a donné rendez-vous Antoine. Cela pourrait être le début d’un film policier : tous ces comédiens réunis pour découvrir une vérité. Mais la vérité qu’ils vont découvrir est autre. C’est celle des mots, du pouvoir et de la magie de la fiction.

    Puis se passe ce qui arrive parfois au théâtre, lorsqu’il y a ce supplément d’âme, de magie, lorsque ce pouvoir des mots vous embarque ailleurs, vous hypnotise, vous fait oublier la réalité, tout en vous ancrant plus que jamais dans la réalité, vous faisant ressentir les palpitations de la vie. En 1942, Alain Resnais avait ainsi assisté à une représentation d’ « Eurydice » de Jean Anouilh de laquelle il était sorti bouleversé à tel point qu’il avait fait deux fois le tour de Paris à bicyclette. C’est aussi la sensation exaltante que m’a donné ce film.

    Chaque phrase prononcée, d’une manière presque onirique, magique, est d’une intensité sidérante de beauté et de force et exalte la force de l’amour. Mais surtout Alain Resnais nous livre ici un film inventif et ludique. Il joue avec les temporalités, avec le temps, avec la disposition dans l’espace (usant parfois aussi du splitscreen entre autres « artifices »). Il donne à jouer des répliques à des acteurs qui n’en ont plus l’âge. Cela ne fait qu’accroître la force des mots, du propos, leur douloureuse beauté et surtout cela met en relief le talent de ses comédiens. Rarement, je crois, j’aurais ainsi été émue et admirative devant chaque phrase prononcée quel que soit le comédien. A chaque fois, elle semble être la dernière et la seule, à la fois la première et l’ultime. Au premier rang de cette distribution (remarquable dans sa totalité), je citerai Pierre Arditi, Lambert Wilson, Anne Consigny, Sabine Azéma mais en réalité tous sont extraordinaires, aussi extraordinairement dirigés.

    C’est une des plus belles déclarations d’amour au théâtre et aux acteurs, un des plus beaux hommages au cinéma qu’il m’ait été donné de voir et de ressentir. Contrairement à ce qui a pu être écrit ce n’est pas une œuvre posthume mais au contraire une mise en abyme déroutante, exaltante d’une jeunesse folle, un pied-de-nez à la mort qui, au théâtre ou au cinéma, est de toutes façons transcendée. C’est aussi la confrontation entre deux générations ou plutôt leur union par la force des mots. Ajoutez à cela la musique de Mark Snow d’une puissance émotionnelle renversante et vous obtiendrez un film inclassable et si séduisant (n’usant pourtant d’aucune ficelle pour l’être mais au contraire faisant confiance à l’intelligence du spectateur).

    Ce film m’a enchantée, bouleversée, m’a rappelé pourquoi j’aimais follement le cinéma et le théâtre, et les mots. Ce film est d’ailleurs au-delà des mots auquel il rend pourtant un si bel hommage. Ce film aurait mérité un prix d’interprétation collectif, un prix de la mise en scène…et pourquoi pas une palme d’or ! Ces quelques mots sont bien entendu réducteurs pour vous parler de ce grand film, captivant, déroutant, envoûtant, singulier.

    CRITIQUE de COEURS d'ALAIN RESNAIS (2006)

     

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     « Cœurs » est un film de 2006. Le film choral était alors à la mode. Alain Resnais, cinéaste emblématique de la modernité, ne suit pas les modes mais les initie, encore. Malgré le temps, sa modernité n’a pas pris une ride et de ce point de vue du haut de ses 80 ans et quelques, mais surtout du haut de ses innombrables chefs d’œuvre (Hiroshima, mon amour, L’année dernière à Marienbad, Nuit et brouillard, On connaît la chanson, Smoking, no smoking, Je t’aime, je t’aime et tant d’autres), il reste le plus jeune des cinéastes. Coeurs est l’adaptation de Private fears in public places, une pièce de théâtre de l’auteur anglais Alain Ayckbourn dont Alain Resnais avait déjà adapté en 1993 une autre de ses œuvres, pour en faire Smoking, No smoking.

    Ce film, choral donc, croise les destins de six « cœurs en hiver » dans le quartier de la Grande Bibliothèque, quartier froid, moderne et impersonnel, sous la neige du début à la fin du film. La neige, glaciale, évidemment. La neige qui incite à se presser, à ne pas voir, à ne pas se rencontrer, à fuir l’extérieur. C’est donc à l’intérieur qu’il faut chercher la chaleur. Normalement. A l’intérieur qu’on devrait se croiser donc. Alors, oui, on se croise mais on ne se rencontre pas vraiment.

    C’est probablement d’On connaît la chanson que se rapproche le plus ce film, en particulier pour la solitude des personnages. Le dénouement est pourtant radicalement différent et avec les années qui séparent ces deux films la légèreté s’est un peu évaporée. Ainsi, dans On connaît la chanson les personnages chantent. Là, ils déchantent plutôt. Ils sont en quête surtout. En quête de désirs. De désir de vivre, surtout, aussi. Même dans un même lieu, même ensemble, ils sont constamment séparés : par un rideau de perle, par la neige, par une séparation au plafond, par une cloison en verre, par des couleurs contrastées, par des cœurs qui ne se comprennent plus et ne battent plus à l’unisson. Non, ces cœurs-là ne bondissent plus. Ils y aspirent pourtant.

    Le coeur se serre plus qu’il ne bondit. A cause des amours évanouis. Des parents disparus. Du temps passé. Ils sont enfermés dans leur nostalgie, leurs regrets même si la fantaisie et la poésie affleurent constamment sans jamais exploser vraiment. La fantaisie est finalement recouverte par la neige, par l’apparence de l’innocence. L’apparence seulement. Chaque personnage est auréolé de mystère. Resnais a compris qu’on peut dire beaucoup plus dans les silences, dans l’implicite, dans l’étrange que dans un excès de paroles, l’explicite, le didactique. Que la normalité n’est qu’un masque et un vain mot.

    Comme toujours chez Resnais les dialogues sont très et agréablement écrits. La mise en scène est particulièrement soignée : transitions magnifiquement réussies, contrastes sublimes et saisissants des couleurs chaudes et froides, jeu sur les apparences (encore elles). Rien d’étonnant à ce qu’il ait obtenu le Lion d’Argent du meilleur réalisateur à Venise.

    De la mélancolie, Alain Resnais est passé à la tristesse. De l’amour il est passé à la tendresse. Celle d’un frère et d’une sœur qui, à la fin, se retrouvent, seuls, enlacés. Sur l’écran de télévision qu’ils regardent, s’inscrit alors le mot fin. Espérons qu’elle ne préfigure pas la croyance du réalisateur en celle du cinéma, peut-être sa disparition sur le petit écran du moins. Peut-être la fin des illusions du cinéaste.

    En suivant les cœurs de ces personnages désenchantés, leurs « cœurs en hiver », Alain Resnais signe là un film particulièrement pessimiste, nostalgique, cruel parfois aussi. On en ressort tristes, nous aussi, tristes qu’il n’ait plus le cœur léger. Un film qui mérite néanmoins d’être vu. Pour ses acteurs magistraux et magistralement dirigés. Pour la voix de Claude Rich vociférant. Pour le vibrant monologue de Pierre Arditi. Pour le regard d’enfant pris en faute de Dussolier. Pour la grâce désenchantée d’Isabelle Carré. Pour la fantaisie sous-jacente de Sabine Azéma. Pour l’égarement de Lambert Wilson. Pour la voix chantante de Laura Morante soudainement aussi monotone que les appartements qu’elle visite. Pour et à cause de cette tristesse qui vous envahit insidieusement et ne vous quitte plus. Pour son esthétisme si singulier, si remarquablement soigné. Pour la sublime photographie d’Eric Gautier. Pour sa modernité, oui, encore et toujours. Parce que c’est une pierre de plus au magistral édifice qu’est l’œuvre d’Alain Resnais.