Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

IN THE MOOD FOR CINEMA - Page 7

  • Festival de Cannes 2024 (compétition officielle) - Critique de ANORA de Sean Baker

    anora.jpg

    Décidément, les films de la compétition de ce Festival de Cannes 2024 casse les codes. Après le délicieusement hybride Emilia Perez, c’est à une nouvelle lecture du conte de Cendrillon que nous invite Sean Baker avec Anora, lequel avait déjà réalisé sa relecture du conte de Perrault avec Tangerine en 2015.

    Anora (Mikey Madison) est une jeune strip-teaseuse de Brooklyn qui se transforme en Cendrillon des temps modernes lorsqu’elle rencontre le fils d’un oligarque russe. Sans réfléchir, elle épouse avec enthousiasme son prince charmant ; mais lorsque la nouvelle parvient en Russie, le conte de fées est vite menacé : les parents du jeune homme partent pour New York avec la ferme intention de faire annuler le mariage... et le « prince charmant » s’avère aussi riche que lâche. Anora se retrouve alors prise dans une course folle…

    Le cinéaste américain a fait le choix de tourner son film en 35 mm avec des optiques anamorphiques, afin de se rapprocher de l’esthétique du cinéma des années 70. Avec son chef opérateur Drew Daniels ils ont aussi privilégié la caméra à l’épaule, ce qui contribue à l’atmosphère frénétique, à la vivacité, au sentiment d’urgence constant mais aussi au réalisme.

    Drôle, féroce, déjanté, Anora est sans cesse surprenant jusqu’au dénouement, une véritable rupture de ton totalement inattendue, qui nous bouleverse littéralement et qui pourrait bien valoir la récompense suprême à ce film aussi inclassable que celui de Jacques Audiard, autre sérieux prétendant à la palme d’or.

    C’est une Amérique désabusée que portraiture ici Sean Baker, entre comédie, road movie et thriller. Un film empreint de la fougue de la jeunesse de son héroïne qui croit au conte de fées et à la comédie romantiques avec les codes desquelles Sean Baker jongle malicieusement en nous embarquant sur des voies inattendues, confrontant la couardise des hommes au courage de sa jeune protagoniste, loin des clichés.

    Mikey Madison crève littéralement l’écran du début à la fin. Il est impossible d’imaginer une autre actrice pour incarner Anora à laquelle elle apporte toute sa puissance tragi-comique.

    Avec ce conte de fées réécrit qui est aussi son huitième film, Sean Baker lorgne du côté des frères  Coen et a surtout réalisé un film aussi imprévisible que jubilatoire, burlesque, rythmé, déjanté. A l’image de son héroïne, il ose constamment pour notre plus grand plaisir.  Un conte à la fois cruel et mélancolique, débridé et poignant quand il se pose enfin…et nous cueille totalement après cette course effrénée, trépidante et passionnante.

     

    Lien permanent Imprimer Catégories : FESTIVAL DE CANNES 2024 Pin it! 0 commentaire
  • Festival de Cannes 2024 – Cannes première - Critique de MARIA de Jessica Palud

    Maria de Jessica Palud.jpg

    Maria est l’adaptation libre du livre de Vanessa Schneider, Tu t'appelais Maria Schneider (Éditions Grasset). Présentée dans le cadre de Cannes Première, c’est une des projections les plus attendues de cette édition.

    Maria (Anamaria Vartolomei) n’est plus une enfant et pas encore une adulte lorsqu’elle enflamme la pellicule d’un film sulfureux devenu culte : Le Dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci. Elle accède rapidement à la célébrité et devient une actrice iconique sans être préparée ni à la gloire ni au scandale…

    La création peut-elle tout justifier, y compris l’humiliation, la souffrance et la condescendance ? L’art peut-il justifier qu’une actrice soit utilisée comme un instrument, que son corps et ses émotions soient manipulés pour faire émerger des émotions vraies, aussi douloureuses soient-elles ? Telles sont les passionnantes questions que pose le film de Jessica Palud, auxquelles il répond par la négative.

    Pour donner plus de force visuelle et émotionnelle à son long-métrage, Jessica Palud a déplacé le point de vue du roman qui était celui de la cousine de Maria par celui de Maria par le prisme de laquelle l’histoire est racontée. Elle est de tous les plans. Le spectateur est immédiatement en empathie avec cette jeune femme mal aimée par sa mère, qui rencontre ce père qui ne l’a pas reconnue, fascinée par ce jeune metteur en scène qui lui propose à elle la débutante le premier rôle d’un film au côté de Marlon Brando.

    Maria est une jeune femme libre, une des premières à avoir dénoncé les abus dans le milieu du cinéma à une époque à laquelle le monde était sourd à ce sujet.  Elle évoque ainsi clairement le sujet dans le documentaire de Delphine Seyrig, Sois belle et tais-toi, mais aussi dans de nombreuses interviews rappelant que « les films sont écrits par les hommes pour les hommes… ». A l’époque, il n’était pas question d’aborder la place de la femme dans le cinéma et de remettre en question le rôle démiurgique et tout-puissant des réalisateurs.

    La réalisatrice (notamment auteure en 2020 du sensuel Revenir) a elle-même rencontré le cinéaste italien, ayant été stagiaire sur The Dreamers, celle-ci ayant vu alors un écho entre sa propre histoire et son expérience sur les plateaux, à une époque à laquelle il y avait peu de femmes, souvent méprisées, et celle de Maria Schneider. C’est le portrait de cette époque que dresse Jessica Palud, aidée en cela par la photographie de Sébastien Buchmann,  et ses images brutes qui font ressortir la beauté forte et fragile de Maria.

    Maria est avant tout un sublime portrait de femme, un biopic qui tient lieu presque de documentaire, en tout cas de témoignage sur une époque que nous espérons révolue. Omniprésente à l’écran, Anamaria Vartolomei, impressionnante, est une Maria fragile et incandescente face à un Brando d’une présence charnelle, tantôt rassurante, tantôt inquiétante (voire violente puisqu’il participa sciemment au viol de Maria lors du tournage qui fit basculer sa vie) incarné par un Matt Dillon formidable.

    Un film poignant et rude dans lequel l’actrice principale est aussi convaincante en jeune femme pleine d’illusions qu’en actrice en proie à la souffrance et à la drogue, en mal d’amour d’une mère et d’un père et qui le rencontrera avec une jeune étudiante (toujours parfaite Céleste Brunnquell). Rappelons que Maria Schneider a joué dans cinquante-huit films dont Profession : reporter d’Antonioni (dont elle était particulièrement fière, et qui est évoqué dans le film).

    Lien permanent Imprimer Catégories : FESTIVAL DE CANNES 2024 Pin it! 0 commentaire
  • Festival de Cannes 2024 - Séance spéciale - Critique - LE FIL de Daniel Auteuil

    cinéma, critique, film, Le fil, Daniel Auteuil, Grégory Gadebois,

    Il y a des films comme cela, rares, qui capt(ur)ent votre attention dès la première seconde pour ne plus la lâcher, vous tenant en haleine jusqu’au dernier plan, lequel vous laisse sidérés, ne souhaitant dès lors qu’une chose : le revoir, pour en saisir la moindre nuance, pour décortiquer la moindre pièce du puzzle, pour déceler un indice qui nous aurait échappé. Le fil est de ceux-là. Les films de procès sont pourtant nombreux, et il devient de plus en plus difficile d’innover et de surprendre en la matière. Le film de Daniel Auteuil y parvient pourtant magistralement. Plus qu’un film de procès, Le Fil est la dissection de la quête de la vérité et de l’intime conviction. Il brosse le portrait de deux hommes que tout oppose en apparence, si ce n'est, peut-être, une quête de reconnaissance ou du moins de considération.

    Le titre se réfère au seul élément de preuve qui pourrait aboutir à la condamnation du suspect, un fil de sa veste retrouvé sous l’ongle de la victime, une veste qu’il avait dit ne pas avoir portée le soir du crime.

    Cela commence par des plans de tribunal auxquels succèdent ceux d’un paysage nimbé de lumière qui défile sur une musique entêtante, des notes pressées, impatientes même, qui coulent, ironisent peut-être. Puis, des enfants sur une balançoire. Le père qui les appelle à table. Le confort est spartiate, il ne semble pas faire très chaud dans la maison, mais le père s’occupe d’eux. On frappe à la porte. On lui annonce qu’il est placé en garde à vue pour homicide volontaire sur la personne de son épouse. Le père s’inquiète d’abord pour ses enfants : « Je ne peux pas laisser mes enfants comme ça. » On retrouve ensuite Maître Monier (Daniel Auteuil) avec son épouse, la rudesse qui émane de la scène précédente contraste avec la chaleur et la douceur qui les unissent. Complices, ils parlent d’un tableau venant de leur première année de mariage.

    Depuis qu’il a fait innocenter un meurtrier récidiviste, quinze ans auparavant, Maître Jean Monier ne prend plus de dossiers criminels. Ce soir-là, Maître Annie Debret (Sidse Babett Knudsen), son épouse, est appelée comme avocat commis d’office. Fatiguée, elle l’implore de la remplacer : « Tu vas faire la garde à vue et je récupère l'affaire demain ». Il accepte. Il rencontre alors Nicolas Milik (Grégory Gadebois), père de famille accusé du meurtre de sa femme qui lui raconte que cette dernière avait bu comme cela lui arrivait souvent, qu’ils se sont disputés, qu’elle a voulu le mettre dehors et a essayé de le frapper puis qu’elle est sortie. Touché par cet homme, il décide de le défendre. Convaincu de l’innocence de son client (« Pas de casier, ni un coupable crédible, ni un innocent évident, dit-il d’abord), il est prêt à tout pour lui faire gagner son procès aux assises, retrouvant ainsi le sens de sa vocation.

    La fille de Daniel Auteuil, Nelly Auteuil, qui produit le film avec Hugo Gélin (producteur mais aussi réalisateur des formidables Comme des frèresDemain tout commence, Mon Inconnue etc), a fait découvrir à l’acteur le blog que tenait un avocat aujourd’hui disparu, Jean-Yves Moyart, sous le pseudo de Maître Mô. C’est une des affaires qu’il relatait sur ce blog qui a inspiré le film.

    Le village, le bureau de l’avocat, le bar, les rues (vides souvent) … : le décor dépouillé permet de mettre en avant la force des mots et des silences, la puissance des visages et des gestes. Le spectateur se met alors à la place des jurés confrontés aux doutes face à la force de conviction de l’avocat.

     Nicolas Milik est apparemment un homme simple, qui ne boit pas, s’occupe de ses enfants qui l’aiment visiblement en retour. En apparence, il est une sorte de grand enfant désemparé, maladroit avec le langage et avec ses gestes, que personne ne semble avoir vraiment considéré, regardé ou écouté, à part son ami Roger (remarquable Gaëtan Roussel) qui le houspille pourtant sans vraiment le ménager. Le visage, le corps tout entier, les silences de Grégory Gadebois expriment tout cela avec maestria, ce mélange de rugosité et de tendresse bourrue. Il nous embarque alors dans sa vérité.

    Auteuil est lui aussi, une fois de plus, magistral, dans le rôle de cet avocat fragilisé, nerveux, que l’on sent pétri d’humanité, qui reprend vie et confiance en défendant son client (en pensant même le « sauver »), aveuglé en toute bonne foi, avec l’envie ardente de ceux qui veulent se bercer d’illusions pour tenter d’affronter la réalité et les noirceurs de l’âme humaine : « Je suis certain de son innocence. Rien dans son dossier n'indique le contraire. », « Il était un bon père. Il ne voulait que du bien à ses enfants. Rendez-vous ce père à ses enfants. »

    Autour d’eux, une pléiade d’acteurs aussi remarquables : Alice Belaïdi, convaincante dans le rôle de l’avocate générale persuadée de la culpabilité de l’accusé, Gaëtan Roussel dont on ne voit pas qu’il fait là ses débuts au cinéma tant il est crédible dans ce rôle de patron de bar acerbe et antipathique, et la formidable Sidse Babett Knudsen toujours à fleur d’émotions (dans L’Hermine de Christian Vincent, notamment, elle était irrésistiblement lumineuse).

    Avec ce sixième film en tant que réalisateur (La fille du puisatier,  et la « trilogie marseillaise de Pagnol », César, Marius, Fanny – au passage  beau cinéma populaire d’un romantisme sombre illuminé par la lumière du sud aussi incandescente que les deux acteurs principaux, par l’amour immodéré de Daniel Auteuil pour les mots de Pagnol, pour  ses personnages et ses acteurs, et Amoureux de ma femme), Daniel Auteuil prouve qu’il n’est pas seulement un de nos plus grands acteurs si ce n’est le plus grand – je crois que je vous ai assez dit à quel point le personnage de Stéphane qu’il incarne dans Un cœur en hiver, chef-d'œuvre de Claude Sautet est un des plus riches, fascinants, complexes de l’histoire du cinéma- et pour moi un grand auteur, poète et chanteur, ( si vous en doutez, écoutez ces chansons sublimes que sont Si vous m’aviez connu …-paroles de Daniel Auteuil et musique d’un certain… Gaëtan Roussel-, et toutes les autres de l’album éponyme)  mais aussi un cinéaste digne de ce nom.

    La photographie de Jean-François Hensgens éclaire et sonde au plus près les fragilités et les doutes de chacun, et nous plonge dans l'obscurité de ce tribunal (l'intrigue se déroule pourtant dans une région solaire, la Camargue, le contraste est d'autant plus frappant). La caméra scrute le moindre frémissement, le moindre vacillement.

    La musique est judicieusement à l’unisson des émotions de l’avocat, par exemple elle s’emballe en même temps qu’il retrouve l’énergie et l’envie quand il sort de la gendarmerie nationale et décide de défendre Milik, mais parfois des notes de piano lancinantes viennent instiller le doute. Le violoncelliste Gaspar Claus, pour ce film, a composé trois nouvelles compositions avec son violoncelle dont une variation autour de Bach avec également une pièce de piano de Johann Sebastian Bach Prélude en Do mineur qui rappelle un autre film récent de procès.  

    Je crois que la scène finale restera à jamais gravée dans ma mémoire, cette estocade après la corrida, le coup mortel (une allégorie qui parcourt le film), quand l’avocat revient voir son client en prison, que ce dernier le salue comme un bon copain, que son visage se reflète dans la vitre qui les sépare, symbole de cette terrible dualité que des mots effroyables vont transcrire, d’autant plus effroyables qu’ils sont prononcés avec une indécente innocence (et alors, on se souvient, abasourdis, que tout cela est inspiré d’une histoire vraie). Une fin aussi magistrale, sidérante, aiguisée, que glaçante et bouleversante qui révèle les méandres insoupçonnés et terrifiants de l’âme humaine et qui nous laisse comme celle de Garde à vue de Claude Miller : assommés. Un film captivant porté par une réalisation maligne et des comédiens au sommet de leur art.

    Lien permanent Imprimer Catégories : FESTIVAL DE CANNES 2024 Pin it! 0 commentaire
  • Festival de Cannes 2024 (hors compétition) - Critique et conférence de presse - LE COMTE DE MONTE-CRISTO de Alexandre De La Patellière et Matthieu Delaporte

    monte cristo.jpg

    « Toute fausseté est un masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d'attention, à le distinguer du visage. » Cette citation d’Alexandre Dumas de 1844, extraite des Trois Mousquetaires, rappelle le passionnant jeu de masques que sont les livres de Dumas et aussi pourquoi ils sont un matériau idéal pour l'adaptation cinématographique, le cinéma étant l’art de l'illusion (et donc du jeu de masques) par excellence.

    Le Comte de Monte-Cristo, avec d’Artagnan, en plus d’être le héros de Dumas le plus connu, est une des figures les plus mythiques de la littérature dont chacun s’est forgé une image, inspirée de ses lectures ou des précédentes adaptations cinématographiques du roman (une trentaine). S’attaquer à un tel monument était donc un véritable défi. Ce sont Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte qui s’y sont attelés, après avoir déjà écrit le scénario du diptyque sur Les Trois Mousquetaires, s’octroyant en plus cette fois la charge de la réalisation. Présenté hors-compétition, le film a reçu à Cannes un accueil très chaleureux.

    Dans cette nouvelle adaptation, comme dans le roman de Dumas, Edmond Dantès (Pierre Niney), victime d’un complot, est arrêté le jour de son mariage avec Mercédès (Anaïs Demoustier) pour un crime qu’il n’a pas commis, puis il est envoyé sans procès au large de Marseille, au château d’If dont il parvient à s’évader après 14 années de détention. Devenu immensément riche, grâce au trésor de l’Abbé Faria (Pierfrancisco Favino), il revient sous l’identité du Comte de Monte-Cristo pour se venger des trois hommes qui l’ont trahi.  C’est alors La Monarchie de Juillet, Louis Philippe gouverne et les faux-semblants règnent.

    Le lecteur assidu et amoureux de l’œuvre de Dumas peut d’abord être décontenancé par le travail d’adaptation qui fait disparaître des épisodes essentiels (par exemple, lorsque, après son évasion, Dantès travaille sur un bateau de contrebandiers qui le mènera jusqu’à l’île de Montrecristo) ou disparaître ou fusionner des personnages, ou qui en crée d’autres comme la sœur bonapartiste du procureur royaliste Villefort (Laurent Lafitte) ou encore qui modifie les relations entre Danglars (Patrick Mille), Villefort (Laurent Lafitte) et Morcerf (Bastien Bouillon) ou même leurs relations avec Dantès. Fernand de Morcerf est ainsi dès le début un aristocrate, ami de Dantès. Force est néanmoins de constater que toutes ces infidélités à l’œuvre de Dumas apportent du rythme et de la modernité, et qu’elles accentuent le sentiment d’intemporalité (d’ailleurs, souvent le décor disparaît derrière les personnages, filmés en gros plan, qui pourraient ainsi évoluer à n’importe quelle époque) et que nous ne voyons pas passer les presque 3 heures que dure ce film qui entremêle savamment les genres (aventure, tragédie, amour, thriller). La densité du roman feuilleton paru en 1844 est telle que l’adapter nécessitait forcément de sacrifier et remodeler, et cette restructuration est ici une entière réussite.

    Le contemporain de Balzac qu’était Dumas n’est pas seulement un auteur populaire d’intrigues historiques, épiques et romanesques (ce à quoi on l’a trop souvent réduit) mais aussi un magicien jonglant avec les mots, un fin observateur de la comédie humaine et des noirceurs de l’âme. Une noirceur que reflète brillamment cette adaptation fidèle à l’esprit du roman qui est aussi la peinture sociale de la Monarchie de Juillet.  Une noirceur que reflètent ces quelques phrases extraites du texte de Dumas :

    « La joie pour les cœurs qui ont longtemps souffert est pareille à la rosée pour les terres desséchées par le soleil ; cœur et terre absorbent cette pluie bienfaisante qui tombe sur eux, et rien n'en apparaît au-dehors. »

    « Ne comprenez-vous pas, madame, que, moi aussi, il faut que j'oublie? Eh bien, quand je travaille, et je travaille nuit et jour, quand je travaille, il y a des moments où je ne me souviens plus, et quand je ne me souviens plus, je suis heureux à la manière des morts; mais cela vaut encore mieux que de souffrir. »

    « Les blessures morales ont cela de particulier qu'elles se cachent, mais ne se referment pas; toujours douloureuses, toujours prêtes à saigner quand on les touche, elles restent vives et béantes dans le cœur. »

    « Si endurcis au danger que soient les hommes, si bien prévenus qu'ils soient du péril, ils comprennent toujours, au frémissement de leur cœur et au frissonnement de leur chair, la différence énorme qui existe entre le rêve et la réalité, entre le projet et l'exécution. »

    « Qu'est-ce que la vie? Une halte dans l'antichambre de la mort. »

    « Chaque homme a sa passion qui le mord au fond du cœur, comme chaque fruit son ver. »

    « A tous les maux il est deux remèdes : le temps et le silence. »

    Le film commence sous l’eau, Dantès sauvant une jeune femme d’une mort certaine (un personnage créé par les scénaristes qui jouera ensuite un rôle essentiel), qui préfigure la menace sourde de la mort qui ne cessera ensuite de planer derrière les images d’un sud idyllique, éclaboussé de soleil.

    Chacun s’est construit son Monte-Cristo, en fonction de ses lectures du roman et des précédentes adaptations. Pour moi, il arborait jusqu’à présent les traits de Jean Marais (dans la version de 1954 réalisée par Robert Vernay). Ce sera désormais Pierre Niney qui incarne avec autant de justesse Dantès, le jeune homme plein d’entrain, d’illusions, de naïveté, que Monte-Cristo, l’homme masqué, blessé, physiquement et moralement, qui met en scène sa vengeance contre Danglars, Villefort et Morcerf, en exploitant le point faible de chacun d’entre eux : la justice, l’argent, l’amour.   

    Après tant de rôles marquants (GoliathAmants, Boîte noireSauver ou périrLa Promesse de l’aube, L’Odyssée, FrantzUn homme idéalComme des frèresJ’aime regarder les filles), Pierre Niney prouve une nouvelle fois qu’il peut se glisser dans n’importe quel personnage et l’incarner avec intelligence. D’ailleurs, souvent des personnages d’hommes portant un masque, dissimulant une blessure, ou une double identité. L’intelligence de son jeu réside ici dans la démarche et les gestes de Monte-Cristo (qui diffèrent de ceux de Dantès) mais surtout ce regard qui se pare d’une dureté flagrante. Une métamorphose impressionnante qui ne réside pas tant dans les heures de maquillage (150 heures au total) que dans le jeu de l’interprète qui construit cette armure forgée par les blessures de Dantès que l’intensité douloureuse de  son regard reflète alors. Pour mettre en scène sa vengeance, Dantès recréé un monde, se fait le démiurge de l’univers dont il sera aussi le protagoniste. Une sorte de décor des Mille et Une Nuits, avec ses candélabres, et ses ombres, fascinant et inquiétant. Ce décor, à la fois sombre et étincelant, opulent et dépouillé, éblouissant et menaçant, miroir de la dualité de Monte-Cristo/Dantès, sera celui de sa vengeance macabre, le reflet de son âme aux frontières de la folie, glaçante et glaciale même, Monte-Cristo se prenant parfois même davantage pour le Diable que pour le Dieu auquel il veut se substituer, utilisant les jeunes Andrea (remarquable Julien de Saint Jean) et Haydée (Anamaria Vartolomeï, ensorcelante) comme les marionnettes de son théâtre de vengeance.  « Feras-tu le bien ou laisseras-tu ton cœur s’emplir de haine ? » lui avait demandé l’Abbé Faria. « À partir de maintenant, c’est moi qui récompense et c’est moi qui punis » clamera plus tard Dantès, persuadé pourtant de faire acte de justice et non de vengeance : « Si je renonce à la justice, je renonce à la seule force qui me tient en vie. » Lors de la conférence de presse cannoise, Pierre Niney a expliqué comment il s’était entrainé avec un champion du monde d’apnée. Et il est en effet évident qu’il est corps et âme le héros de Dumas, faisant oublier ses précédentes incarnations.

    Si Laurent Lafitte, Bastien Bouillon et Patrick Mille sont des méchants particulièrement convaincants, Mercédès (Anaïs Demoustier, remarquable une fois de plus, est ici une Mercédès droite, noble, intense) et Haydée (Anamaria Vartolomei), par l’ambivalence de leur jeu et de leurs sentiments, apportent de la complexité à l’histoire. Au-delà du roman d’aventure et du film épique, Monte-Cristo est aussi une sublime histoire d’amour contrariée qui s’incarne dans une scène magnifique et bouleversante lors de laquelle, devant Mercédès, Monte-Cristo évoque cette femme qu’il a tant aimée. Pas d'amples mouvements de caméra ou de mise en scène époustouflante à cet instant, seuls deux comédiens qui manient mots et émotion contenue avec maestria, face à face, et le texte, magnifique, et l'émotion qui, forcément, affleure.

    Le scénario, d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, auxquels on doit notamment aussi la coécriture et la coréalisation du film Le Prénom, sorti en 2012, est fidèle à l’œuvre mais témoigne aussi de son intemporalité et son universalité dans les thèmes abordés : l’innocence bafouée, la confiance trahie, les regrets brûlants, l’amour entravé, le désir de vengeance.

    La musique de Jérôme Rebotier accompagne les élans épiques comme les élans amoureux, et renforce la flamboyance du film, et du héros sombre et tourmenté dans sa course effrénée vers la vengeance.

    La photographie, signée Nicolas Bolduc, jouit ici des contrastes qui faisait défaut aux Trois mousquetaires et s’assombrit judicieusement au fur et à mesure que Dantès devient Monte-Cristo, que la noirceur empiète sur l’innocence, que l’esprit de vengeance envahit son âme.

    cinéma,critique,film,le compte de monte-cristo,alexandre de la patellière,matthieu delaporte,pierre niney,anaïs demoustier,laurent lafitte

     « On avait envie de fresques, de ces films qui charrient de grandes émotions » a déclaré le producteur Dimitri Rassam, lors de la conférence de presse à Cannes. Cette nouvelle adaptation du chef-d’œuvre de Dumas est à la hauteur de l’ambition. Une fresque épique et romantique. Un film à grand spectacle, fiévreux et vénéneux, qui nous emporte dans sa course échevelée et sa valse des sentiments. Une histoire d’amour contrariée. Des dialogues souvent empruntés à Dumas qui donnent envie de redécouvrir son œuvre. Une mise en scène avec de l’ampleur (qui joue beaucoup avec les mouvements de caméras pour accompagner ou même susciter le souffle épique).  Et des scènes d’anthologie comme lorsque Monte-Cristo découvre son trésor ou lorsqu'il retrouve l’abbé Faria. Et puis deux mots, avec lesquels nous quittons la projection, deux mots à l’image de ce film, remplis de promesses de rêves, aussi sombres soient-ils parfois : attendre et espérer.

    Un film spectaculaire comme le cinéma hexagonal n’en fait plus, qui transporte avec lui les souvenirs de cinéma de l’enfance, quand cet écran géant nous embarquait dans des aventures de héros tourmentés et intrépides, plus grandes que la vie, ou pour les plus rêveurs d'entre nous, à l’image de ce que nous l’imaginions devenir. Trépidante. Périlleuse. Romanesque. Traversée du vertige des grands sentiments. L’interprétation, la photographie, le montage, la musique, le maquillage (à juste titre, lors de la conférence de presse cannoise, Pierre Niney a souligné le manque de reconnaissance de cette profession en France, lors des remises de prix par les "professionnels de la profession"), les décors et enfin le rythme parent ce film de la plus belle des vertus : l’oubli du temps qui passe, l'oubli du fait que la vie n’est pas du cinéma, qu’il n’est pas possible de devenir un héros masqué. Ce film témoigne du pouvoir inestimable du cinéma de nous faire renouer avec les vestiges et les vertiges de l'enfance.

    Lien permanent Imprimer Catégories : FESTIVAL DE CANNES 2024 Pin it! 0 commentaire
  • Festival de Cannes 2024 – Compétition officielle – Critique de MARCELLO MIO de Christophe Honoré

    Marcello Mio.jpg

    Christophe Honoré était hier de retour en compétition à Cannes, six ans après Plaire, aimer et courir vite et dix-sept ans après Les Chansons d’amour.

    Il nous raconte l’histoire d’une femme qui s’appelle Chiara (Chiara Mastroianni). Elle est actrice, elle est la fille de Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve et le temps d’un été, chahutée dans sa propre vie, elle se raconte qu’elle devrait plutôt vivre la vie de son père. Elle s’habille désormais comme lui, parle comme lui, respire comme lui et elle le fait avec une telle force qu’autour d’elle, les autres finissent par y croire et se mettent à l’appeler « Marcello ».

    Au milieu d’une compétition parfois sombre mais toujours riche et singulière, le film de Christophe Honoré a constitué une respiration : une fantaisie qui oscille entre mélancolie et gaieté. Cela commence dans la fontaine Saint-Sulpice. Chiara Mastrioanni rejoue un des plans les plus célèbres de l’Histoire du cinéma, celui d’Anita Ekeberg se baignant dans la fontaine de Trevi à Rome dans La Dolce Vita.

    Ce nouveau film de Christophe Honoré est avant tout une « chanson d’amour » dédiée au cinéma et aux acteurs. Tournant pour la deuxième fois  sous le regard de la caméra bienveillante du cinéaste (après Les Bien-Aimés en 2011), Catherine Deneuve (qui joue …Catherine Deneuve) s’y amuse avec son image, entre ironie et grâce notamment lorsque dans un regard passe toute une galerie d’émotions (du regret au chagrin, en passant par l’amour) ou quand elle chante un air original composé par Alex Beaupain.

    Melvil Poupaud et Benjamin Biolay jouent également leur propre rôle…décontenancés par cette nouvelle Chiara, leur amie qui se prend soudain pour son père avec la plus grande conviction et le plus grand sérieux.

    Fabrice Luchini et Nicole Garcia jouent également des variations d’eux-mêmes, le premier ravi d’avoir un nouvel ami en la personne de Marcello Mastrionnai qui peut l’appeler à toute heure du jour et de la nuit. La seconde, réalisatrice d’un film pour lequel Chiara passe des essais, déstabilisée de voir son actrice devenir un acteur, en l’occurrence son propre père.

    A cette joyeuse troupe s’ajoute Hugh Skinner, le seul qui ne joue pas son propre rôle mais celui d’un soldat britannique en poste à Paris qui se prénomme Colin. L’amoureux idéal(isé) de Chiara.

    Ce film nous qui vire peu à peu à la comédie loufoque, à l’italienne, nous invite à ne pas nous prendre au sérieux, à vivre notre vie comme une comédie. C’est souvent drôle, triste subitement, puis de nouveau jubilatoire, notamment lorsque Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni visitent l’appartement où elles vivaient avec Marcello.

    Un film gai et nostalgique. Une savoureuse déclaration d’amour aux actrices et aux acteurs, avec une Chiara Mastroianni touchante, troublante, impériale. Une comédie qui nous fait passer du rire aux larmes, qui évoque le deuil avec beaucoup de pudeur (« Comme si c'était moi qui étais devenue le fantôme  mon père. Cela me donne l'impression qu'on va me démasquer qu'on va voir que je ne suis personne. »), de poésie et de grâce.

    Mais au-delà des acteurs, au-delà du regard voluptueux que la caméra de Christophe Honoré porte sur eux, ce qui fait la grande richesse de ce film, ce supplément d’âme qui nous émeut, c’est sa bande originale de Dardanus : Sommeil de Jean-Philippe Rameau au Grand Sommeil d'Étienne Daho en passant par Clair de Lune n°3  de Claude Debussy à Una Storia Importante de Ramazzotti,  O mio babbino caro de Puccini, interprété par Maria Callas, Words de F.R. David, Le Notti Bianche composé par Nino Rota… des airs auxquels s’ajoute les chansons de Benjamin Biolay :  La Ballade du mois de juin, Comment est ta peine, et celles d’Alex Beaupain. C’est la septième fois que Christophe Honoré et Alex Beaupain collaborent sur un long-métrage et c’es une fois de plus une réussite.

    Un temps suspendu comme lorsque Melvil Poupaud revit une scène vécue avec Marcello, une fable portée par la présence incandescente de Chiara/ Marcello qui mériterait un prix d’interprétation. Un film dont on ressort apaisé et joyeux. Une ode rêveuse et flamboyante au cinéma et aux acteurs.

    Lien permanent Imprimer Catégories : FESTIVAL DE CANNES 2024 Pin it! 0 commentaire
  • Festival de Cannes 2024 – Cannes Première - Critique de EN FANFARE de Emmanuel Courcol

    En fanfare.jpg

    En fanfare a été présenté dans le cadre de Cannes Première. C’est encore sous le coup de l’émotion provoquée par ce film bouleversant que je rédige cette chronique. Le précédent film d’Emmanuel Courcol, Un Triomphe, avait obtenu le Label Festival en 2020.

    Comédien, Emmanuel Courcol a joué dans de nombreuses pièces de théâtre mais aussi dans de nombreux films au cinéma (Le Jaguar de Francis Veber, Le Pharmacien de garde de Jean Veber, Je vais bien, ne t'en fais pas de Philippe Lioret, Tête de turc de Pascal Elbé…), mais il a surtout co-signé de sublimes scénarios de films de Philippe Lioret dont je vous avais dit ici tout le bien que j’en pensais :  Mademoiselle (2001), L’Équipier (2004), Welcome (2009), Toutes nos envies (2011).  En 2015, il réalisait son premier long métrage, Cessez-le-feu, puis Un Triomphe, en 2021 dans lequel Kad Merad incarne un comédien qui enseigne le théâtre à des détenus.

    Cette fois, il nous raconte l'histoire de deux frères que tout sépare, à l'exception de leur amour pour la musique. Thibaut Desormeaux (Benjamin Lavernhe) est un chef d’orchestre de renommée internationale qui parcourt le monde. Lorsqu’il apprend qu’il a été adopté, il découvre l’existence d’un frère, Jimmy (Pierre Lottin), employé de cantine scolaire, qui joue du trombone dans une fanfare du nord de la France, en même temps que sa maladie grave qui nécessite une greffe. Détectant les capacités musicales exceptionnelles de son frère, Thibaut se donne pour mission de réparer l’injustice du destin. Jimmy se prend alors à rêver d’une autre vie…

    Les deux frères ont été adoptés par deux familles de milieux sociaux différents qui les a menés, l’un dans la banlieue parisienne bourgeoise, et l’autre dans le Nord minier rongé par les difficultés économiques. Entourés de vrais musiciens de la fanfare des mineurs de Lallaing, Benjamin Lavernhe et Pierre Lottin forment une fratrie incongrue d’une justesse remarquable, tout comme Sarah Suco (Sabrina), la réalisatrice de l’indispensable Les Éblouis (2019), syndicaliste et amie de Jimmy. Le rôle de Jimmy a été écrit pour Pierre Lottin déjà présent dans Un Triomphe.  

    Une comédie sociale digne des meilleurs films britanniques du genre, poignante, dans laquelle l’émotion nous renverse au dénouement. Un hymne au pouvoir fédérateur et consolant de la musique, quelle qu’elle soit. Une musique qui réunit là où la société sépare, économiquement ou socialement.

    Emmanuel Courcol dose subtilement l’humour et la légèreté, nous faisant régulièrement passer du rire aux larmes, évitant habilement les clichés, sociaux ou du mélodrame.

    La caméra d’Emmanuel Courcol se pose avec beaucoup d’empathie à hauteur d’homme, d’humanité (dont ce film est pétri) et de musique, au cœur de l’orchestre, en immersion avec Thibaut, au plus près de ses mains, de son visage, de ses expressions, et au cœur de la vie, plus joyeusement chaotique, de la fanfare.

    Le film, réjouissant, est toujours sur le fil, en équilibre, pour traiter avec justesse du déterminisme social. Les dialogues sont rythmés et savoureux, les ellipses judicieuses, les comédiens remarquables. Bref, l’harmonie est au rendez-vous pour ce film qui (ré)concilie film d’auteur et cinéma populaire. Un film généreux qui fait du bien dont je vous reparlerai plus longuement.

    Lien permanent Imprimer Catégories : FESTIVAL DE CANNES 2024 Pin it! 0 commentaire
  • Festival de Cannes 2024 – Un Certain Regard – Critique de L’HISTOIRE DE SOULEYMANE de Boris Lojkine

    l'histoire de souleymane.jpg

    Tandis qu’il pédale dans les rues de Paris pour livrer des repas, Souleymane (Abou Sangare) répète son histoire. Dans deux jours, il doit passer son entretien de demande d’asile, le sésame pour obtenir des papiers. Mais Souleymane n’est pas prêt et sa route est sans cesse jalonnée d’obstacles et de contre-temps.

    Dès la première minute, le spectateur est en empathie avec Souleymane, et retient sa respiration avec lui jusqu’à ce qu’il émerge de cette plongée suffocante dans le chaos de la ville. L’histoire de Souleymane jongle avec le visible et l’invisible. Ces hommes que nous croisons tous les jours mais que nous ne voyons pas. Cette ville de Paris que nous traversons et qui nous apparaît ici nouvelle, inconnue, hostile, étouffante, insatiable. Paris devient une ville étrangère dans laquelle tout est menace. Notre souffle est suspendu à chaque rencontre de Souleymane qui pourrait sceller son destin, se transformer en drame et rendre l’obtention de ses papiers impossible.

    Tout en étant une fiction, le film particulièrement bien documenté possède la richesse et la précision d’un documentaire. Des HLM de grande banlieue aux immeubles haussmanniens du centre de Paris, des centres d’hébergement d’urgence aux wagons de RER, nous suivons Souleymane dans sa course contre la montre, avec les Parisiens hostiles, les titulaires de comptes qui l’exploitent, les clients parfois rustres, les livreurs parfois encore plus démunis que lui qui lui demandent son aide.

    Ancien mécanicien, Abou Sangare a appris le métier de livreur pour le film. Il est bouleversant, d’une justesse rare et d’une intensité remarquable dans sa parole comme dans ses silences.

    Le jeune chef opérateur belge Tristan Galand a réalisé un travail qui est aussi pour beaucoup dans la réussite du film, créant un Paris aux couleurs saturées avec des ruptures de ton qui impriment la mémoire et qui contribuent beaucoup à l’atmosphère singulière du film. L’absence de musique est un autre choix judicieux du réalisateur qui jouent aussi un rôle essentiel dans la création de cette ambiance unique. Les bruits de la ville n’en sont que plus prégnants et plus effrayants.

    Un film constamment trépidant. Un film social traité comme un thriller. Le réalisateur dit ainsi s’être inspiré de deux films roumains : 4 Mois, 3 Semaines, 2 Jours et La Mort de Dante Lazarescu qui racontent tous deux la destinée d’un personnage en proie à une mécanique qui le dépasse tout comme Souleymane qui n’a pas une seconde de répit face à un système qui menace de le broyer à tout instant.

    La tension culmine lors de la scène finale dans le bureau de l’Ofpra, une scène poignante d’une intensité rare. Ce film indispensable aura donné une visibilité à ces livreurs dont on devine les histoires compliquées sans rien en connaître. Abou Sangare aura donné une identité à ces livreurs sans visage. Presque un samouraï qui évoluerait seul dans des rues bleues à la Melville. Les coups de fil que donne Souleymane à sa famille suffisent à nous faire comprendre la complexité douloureuse de sa situation et les raisons pour lesquelles il a risqué sa vie pour partir.

    La fin est absolument bouleversante. Et le film, pourtant court, nous laisse KO comme si nous avions nous aussi vécu ces deux jours de course après le temps. Un film profondément humaniste, haletant, entre documentaire, film social et thriller, incarné par un acteur non-professionnel qui est une vraie révélation et dont vous n’avez pas fini d’entendre parler.

     Il serait étonnant que ce film ne figure pas au palmarès...

    Lien permanent Imprimer Catégories : FESTIVAL DE CANNES 2024 Pin it! 0 commentaire